JUILLET 2018 - Détachement - Connaissance première - Ma liberté - Les mots indiscernables - La pornographie de Gombrovicz - Sylvie de Nerval - La volonté floue - Le raisonneur invisible -

Détachement

Tout le tourment vient de cette volonté forcenée de m'appartenir. Alors qu'il suffirait d'user de moi comme d'un esprit-corps non rattaché personnellement au cosmos, de ne retenir de moi que l'esprit philosophique qui, une fois le moi mis entre parenthèses, se sent capable de décrypter de manière désintéressée les signes du monde. Abandonner en somme - et le moment est arrivé - toute préoccupation existentielle. Détachement volontaire, non seulement des autres, cela ne date pas d'aujourd'hui, mais de celui que j'appelle moi, phase essentielle dans la conquête de la dignité intérieure. 

Note ajoutée à la révision (juin 2023). Je retrouve ici la recherche obsessionnelle du statut mixte d'une objectivité radicalement subjective, par laquelle le sujet revendique pleinement son pouvoir d'exploration poétique du réel tout en élidant de lui ce qui y fait obstacle, c'est-à-dire le soi proprement dit, le souci d'être et de devenir, la peur de la mort, le besoin du salut. J'en suis toujours là quelques années plus tard. Je n'en démords pas et, sur cette conviction fermement établie, je devrais maintenant entrer en matière.

Connaissance première

Ayant perdu toute obsession du salut personnel, j'ai restreint la pratique de la philosophie à l'acquisition méthodique d'une connaissance première, d'une gnose à emporter le jour venu, et que j'aurais patiemment édifiée à partir de principes généraux hérités des métaphysiques antiques (Platon, Aristote, Stoïciens et Épicuriens) et des cosmologies contemporaines (ouvrages de Jacques Merleau-Ponty). Rien à voir à première vue avec le sort de ma petite personne. Et pourtant ce travail si distancié de l'esprit ne vise-t-il pas à inscrire ma trajectoire individuelle dans le temps, et, le comble: hors du temps ! 

Note à la révision (juin 2023). C'est l'écueil évidemment mais il n'est pas fatal. La gnose, quels que soient son thème et ses fins, transcende, par nature, les préoccupations purement existentielles du sujet et efface sa présence au cœur même de son étude. Idéalement, ce n'est pas sa propre trajectoire qu'il inscrit dans et au delà du temps, c'est celle d'un Tout duquel il finira par ne plus se distinguer.

Ma liberté

Ma liberté, si cette expression veut dire quelque chose, s'accroît du moi que j'en soustrais. Elle est une aspiration au vide, se vit dans l'immédiat présent et ne se prolonge ni dans le futur ni dans l'ailleurs. Elle ne suppose aucune exigence intérieure. Pour l'exercer je dispose de mes sens, de mes sentiments et de la culture dont je suis le dépositaire, avec, en premier lieu, la langue française.

Les mots indiscernables

La pensée philosophique est un chemin que l'on trace entre les repères instables que sont les mots. Souvent un mot prend une valeur tellement magique qu'il s'installe dans la place sans qu'on y prenne garde, allant même jusqu'à se rendre indiscernable. Ainsi pour le mot "libre". La logique devrait traquer dans les propositions les mots qui ont perdu toute signification objective.

La pornographie de Gombrovicz

On est tenté dans un premier temps de faire la comparaison avec les Liaisons dangereuses. Deux adultes pervers essaient de s'introduire dans la vie de deux jeunes gens au sortir de l'adolescence, qui les fascinent par leur beauté animale et par l'attraction qui semble les pousser l'un vers l’autre. Si l'on s'en tient à l'épure, le récit décrit la manipulation de cette partie de l'instinct érotique de la jeunesse qui répond au désir des adultes vieillissants. Ces deux mondes érotiques, la jeunesse et la maturité, ne sont pas fermés l’un à l'autre. L'adulte mûr frappe à la porte de l'adolescent mûr, lequel se montre sensible à cette sollicitation et finit par y répondre au-delà de toute attente et en pleine réciprocité. Il ne s'agit pas ici, évidemment, d’en venir à un quelconque acte sexuel. La pornographie, érotisme poussé dans ses derniers retranchements, mérite mieux. Il s'agit ici de symboliser de manière sophistiquée, et en poses presque artistiques, l'amour physique le plus échevelé pour être en mesure de le dépasser, puis, dans un second temps, de passer à un acte à la hauteur de la situation, à savoir le crime, le crime complice commis envers un tiers.

L'analogie avec les liaisons dangereuses est finalement superficielle. Il y a bien dans l'un et l’autre cas une manipulation des jeunes par les adultes, mais dans la Pornographie, les jeunes sont conscients de ce que les adultes attendent d'eux et ils y répondent en connaissance de cause. Ils sont conscients de leur pouvoir d'attraction et dépourvus de naïveté malgré leur caractère primitif. Ils partagent le désir du mal avec leurs aînés. A la différence des Liaisons, l'enjeu n'est pas ici la possession érotique du faible par le fort. Il est transcendé par un crime accompli en toute complicité à l'encontre d'un tiers et au nom d'un pacte avec le diable.

Sylvie de Nerval

Sylvie de Gérard de Nerval, que je relis pour mieux comprendre l'essai de Georges Poulet: Sylvie ou la pensée de Gérard de Nerval (dans Trois essais de mythologie romantique). L'amour idéal et inaccessible (Aurélie la comédienne à travers Adrienne la religieuse à moins que ce ne soit le contraire) versus l'amour réel et familier (Sylvie). C'est un lieu commun qu'on retrouve dans tant de romans mais aussi dans les vraies vies, comme la mienne. Pour moi les amoureuses étaient des amoureux, mais le dilemme n'a rien de fondamentalement différent. Quand on est jeune et très idéaliste, comme je l'étais, on met la barre très haut. Et, bien entendu, on la met à une hauteur telle que la réalisation (comme de vivre ensemble pour la vie) en devient impossible. L'idéalisme amoureux est une forme de négation de la réalité qui renvoie l'amoureux à lui-même, qui l'emprisonne dans son dilemme et le dispense d'engagement avec l'autre.

Conflit si banal, si automatique chez certains, que l'intérêt et la beauté de la nouvelle de Nerval ne réside évidemment pas dans cette tension entre idéal et réel. Non, la réussite de cette œuvre majeure de la littérature française réside pour moi dans le rendu de la fuite du temps s'effectuant selon plusieurs paliers, dont les trois principaux sont les suivants :

Temps A (suggestion). Le narrateur parisien, amoureux transi et éconduit d'une comédienne (Aurélie) est rappelé à son enfance dans le Valois à la lecture dans le journal de l'annonce d'une fête traditionnelle; arrivé sur place, il retrouve certains des protagonistes de son enfance dont Sylvie, une dentellière du pays qu'il a aimée autrefois et à laquelle il reste attaché par un amour véritable, partagé, raisonnable et néanmoins toujours chaste.

Temps B (résurrection). Grâce à elle, l'évocation du passé fait ressurgir l'amour idéal pour Adrienne, jeune fille de l'aristocratie vouée au couvent, amour impossible qui s’identifie confusément à celui que Gérard ressent pour Aurélie la comédienne.

Temps C (désillusion et dégradation). Temps majeur qui se décompose lui-même en plusieurs paliers. Retourné plus tard encore sur les lieux, ceci à plusieurs reprises, le narrateur assiste à l'installation progressive de Sylvie dans sa nouvelle vie de femme mariée, emportant avec elle les souvenirs de l'enfance.

Cette fragmentation du temps vécu du souvenir aboutit, en dernier ressort, à sa dégradation irréversible. Le temps de la résurrection qui, chez Proust, est associé à une transcendance salvatrice, est au contraire ici le point culminant d'une courbe qui conduira à la chute. De ce point de vue, Nerval est plutôt dans la lignée de Chateaubriand et des Mémoires d'Outre-Tombe et de la Vie de Rancé. Mon analyse est bien sûr trop réductrice : ces paliers multiples du temps de la mémoire se télescopent dans le récit ; Nerval passe subrepticement d’un palier à un autre, pour revenir plus tard au premier, et prend ainsi soin de nous égarer dans les méandres de son propre esprit (souvent Chateaubriand le fait aussi).

Puisqu’il s'agit ici, principalement, de rendre compte des résonnances des lectures dans mon aventure intérieure personnelle, je voudrais noter que pour moi, contrairement à Nerval et à Chateaubriand, et à l'instar de Proust, la mémoire doit devenir une force positive et, loin de désagréger le temps, doit le constituer, l'instaurer, lui conférer sa véritable consistance. Peut-être que le temps est uniquement mémoriel, immatériel, sans fondement ailleurs que dans l'esprit. Peut-être le temps n'est-il qu’un voyage spirituel, un voyage dont je n'arrête pas de faire les préparatifs sans me décider à prendre la route.

Bien que j'insiste ici sur les implications métaphysiques de cette nouvelle, ce qui m'a le plus séduit c'est l'infinie humanité qui se dégage du récit. Sa douceur, son respect pour les êtres, pour les humbles, pour les traditions populaires remontant au paganisme. Son ancrage dans la géographie du terroir historique qu'est le Valois (entre autres : les influences florentines apportées par les Médicis, Henri IV et Gabrielle d'Estrées, la tradition néo-classique des philosophes du XVIIIe, particulièrement en matière architecturale). Pas d'intellectualisme ici, juste une vision fraîche et réconciliatrice de la vie provinciale, rousseauiste en diable, idéalisée donc, mais vraie car sans clichés ni notations trop folkloriques. Le plaisir du lecteur est lié ici à la redécouverte en lui d'une force aimante, presque virginale, trop souvent délaissée mais encore intacte.

La volonté floue

C'est vertigineux de réaliser qu'au même moment nous pouvons vouloir, ne pas vouloir, et vouloir que ne pas. La concomitance de ces trois possibles en nous donne du crédit à l'idée que nous sommes libres de vouloir ce que nous voulons. Mais cela rend compte aussi, a contrario, de la situation si fréquente d’irrésolution dans laquelle les possibles s'affrontent simultanément dans notre for intérieur nous laissant impuissants à faire un choix, et, qui plus est, à passer à l'acte. Si l'on y regarde de plus près, on perçoit le biais qui nous laisse croire que tous les possibles siègent en nous en même temps, et qui nous donne ainsi l'illusion de la liberté. En fait l'arbitre permanent qui est en nous, est à chaque instant soumis à des déterminants multiples et fluctuants ; il est littéralement ballotté par eux à l'échelle infinitésimale du temps. Il en résulte, selon le cas, une impression de totipotence ou, au contraire, d’impuissance. Lorsque nous ne sommes pas contraints à agir, c'est l'impression de liberté qui domine : tout est encore possible, alors pourquoi ne pas faire durer le plaisir. Lorsque l'action s'impose au contraire et qu’il faut prendre une décision, c'est alors l'impression d’impuissance qui prend le dessus. Mais dans les deux cas le sujet-agent n'est rien autre que le lieu où toutes les causes déterminantes s’affrontent selon un rapport qui fluctue à chaque instant t. La volonté (ce que du moins la philosophie appelle volonté) n'est donc pas libre et, pis, ces deux notions n'ont selon moi rien à voir l'une avec l'autre.

La seule différence qualitative qui existe entre les gens, de ce point de vue, réside dans deux facultés (ou groupes de facultés) individuelles : (1) l'aptitude au jugement sur la situation présente qui identifie et analyse les raisons et les causes qui nous inclineraient d'un côté plutôt que d'un autre ; (2) la force de volition, ou acte de la volonté permettant de franchir le pas séparant le vouloir du faire. C'est d'ailleurs à cette deuxième faculté que se rapporte le sens familier du mot volonté. Tout est ici si subtil qu’on a vite fait de conférer à la volonté humaine, considérée de manière grandiloquente dans les vieux traités de philosophie comme une "puissance", une dimension métaphysique que, selon moi, elle n'a pas. Je me contenterais volontiers de l'analyse psychologique contemporaine.

J’oserai dire que le mot de volonté restera à jamais flou au plan philosophique comme celui de liberté. Chacun de ces mots nous a été légué comme un tonneau des Danaïdes qu'on n'en finit pas de remplir et de vider. La lecture de A. De Libera (Cours de 2016 du Collège de France sur la Volonté et l'action) aura au moins servi à dégonfler une baudruche de plus.

Le raisonneur invisible

Le temps est syllogisme, et le syllogisme temps. Le syllogisme introduit la qualité dans le concept de temps. C'est un temps utile, un temps qui progresse. C'est du temps humain et dans l'absolu il pourrait être contracté jusqu'au zéro. On peut en effet imaginer que pour Dieu, pour lequel le temps n'existe pas, l'activité syllogistique, aussi complexe soit-elle, est instantanée, au sens absolu du terme. Et il est si tentant, pour nous aussi, d’abréger le temps du raisonnement et de la délibération (à défaut de les abroger), si tentant de se dispenser de la mineure ou de la majeure des syllogismes, si excitant de sauter ainsi d'un enthymème à un autre, et ainsi jusqu'à élider toutes les étapes intermédiaires. Si tentant de se laisser guider par le désir de ce qui suit, celui de transgresser, et de permettre ainsi au péché de s’insinuer dans le processus. Le désir humain est-il une stratégie de raccourcis pour d'atteindre plus vite au but, à la jouissance ? Comme le désir, l'intuition se présente sous la forme d'une synthèse spontanée, irraisonnée et s’imposant immédiatement à la conscience. Quel est, dans les deux cas, le raisonneur invisible qui fait le travail pour nous ? L'inconscient ? Le Daimon ?

Le regard croisé des Formes

La plénitude est implicite dans le concept de "choses". Pas une chose sans une infinité de choses. Elles s'affirment ensemble, dans un réseau qui fait prise, d'emblée. Qui dit une dit une infinitéUn élément du monde sensible, quel qu'il soit, n'est pas à lui-même sa propre justification. Sa présence au monde n'est établie que par d'autres présences. Cette intuition respecte le jaillissement et le foisonnement de la Création qui n'est pas une fabrique rationnelle, respectant des étapes, mais l'effet instantané des regards croisés que les Formes se portent les unes sur les autres. D'emblée tout est là ; d'emblée toutes les choses sont engendrables. Le temps est artéfactuel et, partant, l'évolution l'est aussi.

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Révisé en juin 2023