LA MÉMOIRE DU SOI ET L' USAGER DES MOTS

1969, Pornichet

Dans ce court essai, je m'interroge sur l'intérêt, pour un simple usager des mots, d'écrire sa vie avec un point de vue rétrospectif. Ce sont en somme mes variations sur la mémoire du soi, un problème qui m'a passablement préoccupé jusqu'à aujourd'hui et auquel j'avais déjà, sans bien m'en rendre compte, apporté une solution personnelle. Chacune des douze variations qui suivent contient une idée majeure mais elles sont articulées entre elles et elles progressent jusqu'à une conclusion qui s'applique à moi et, j'imagine, à tous ceux qui me ressemblent.

1. Peut-être devient-il intéressant d’écrire sa vie, aussi banale soit elle, quand ça n'est plus un combat contre l’oubli ni un devoir moral, mais un besoin spirituel. Envisagée au seul plan de la mémoire, l'autobiographie risquerait de ne donner qu'une pâle transcription de la substance dont la vie est faite. Je regarde l'écriture du moi plutôt comme un appel spontané, non pas pour collecter des souvenirs, mais pour assouplir le temps, pour réduire l'écart séparant mes modes successifs de présence au monde, pour rechercher la nature du liant qui enveloppe et rassemble ces états. Un exercice spirituel, donc, visant à jouir plus complètement de mon statut de vivant, une étape facultative à inscrire à son heure dans le tempo de l'existence.

2. Aucune nécessité à écrire sa vie mais si on la tient à portée de plume, qu'on a conscience d'en être un témoin privilégié, si on se sent capable d'en faire un récit, alors pourquoi pas ? On maîtrise toujours quelque chose de sa vie, on peut inventer le fil qui réunit des évènements ou des états de conscience que la mémoire a gardés en réserve, puis, au moyen de l'art, reconstituer un Tout assez original pour intéresser un lecteur. Oui, peut-être que c'est possible mais n'est-ce pas, ceci, un travail d'écrivain? 

3. A ce lecteur imaginaire qu'il faudrait garder en tête si jamais j'entreprenais d'écrire ma vie, je dirais pourtant en préambule que j'ai longtemps douté de l’unicité de la personne et, partant, de la continuité de l’existence humaine. Toujours me frappe, à première vue, sa contingence, sa dépendance par rapport au hasard des origines, des situations, des rencontres; toujours troublante pour moi la disparité, et souvent la contradiction, entre toutes les figures que ce même support corporel et mental, le moi, adopte au cours du temps. Dans la littérature contemporaine il est d'ailleurs de bon ton de nier cette unité et cette continuité, une façon de voir qui dramatise l'existence pour la bonne cause: celle de l'art.

4. Ce dont je suis convaincu, comme lecteur, c'est du caractère artificiel des autobiographies (centrées sur le soi) qui font de la vie un récit autonome, détaché du présent de celui qui écrit. Car ce qui m'apparait intéressant dans l’écriture du soi, c’est le présent en train d’enquêter sur les passés, c’est, à tout moment, ce dialogue fragile, ce va-et-vient de l’être immédiat avec tous ces avatars de lui qui ont laissé des traces dans le grand registre de la mémoire. Qu'une telle interpellation soit possible suggère une forme de continuité dans l'existence, une continuité qui aurait peut-être même une qualité propre, un grain particulier. Le fait qu’on pense à écrire sa vie, sa vie à soi, aussi disparate et désunie qu’elle apparaisse à première vue, est peut-être l'indice qu'elle forme vraiment un tout.

5. Oui mais il ne s'agirait pas alors d'une navigation à l'aveugle dans l'archipel, innombrable et disparate, des souvenirs. Non, je partirais plutôt de la certitude qu'à un certain moment de ma vie j’ai donné à mon existence intime une règle de subsistance à laquelle je n'ai jamais dérogé depuis et grâce à laquelle j'ai pu tantôt supporter la réalité extérieure, tantôt en déjouer les fausses séductions, et, toujours, persister au monde sous la forme que j'avais choisie et voulue. Mais dans quelles circonstances, quels lieux, quelles compagnies, et poussé par quelle nécessité, j'ai élaboré cette éthique personnelle; de quoi elle était faite initialement et comment elle a pu évoluer par la suite, voilà les questions auxquelles l'homme d'aujourd'hui pourrait être tenté de répondre afin de mieux rapatrier dans le présent le seul passé qui lui importe désormais, avec en tout premier lieu l'amour et le désir. Je peux ajouter dès à présent que mon mode de subsistance, quels que soient les subterfuges qu'il a su utiliser pour s'imposer envers et contre le réel non désiré, m'apparaît rétrospectivement comme l'instinct de préservation d'une certaine capacité à tout devenir, ou, si l'on préfère, une capacité à ne jamais m'identifier irréversiblement à quelqu'un, à ne jamais m'hypostasier

6. Pas question non plus d'un devoir moral, d'un plaidoyer pro domo, d'un bilan en forme de confession ou de justification, pour demander à "qui de droit" l'autorisation de mourir en paix, voire un peu plus. Le "qui de droit" des confessions c'est en général Dieu, enfin le Dieu qu'on s'imagine, et le besoin que cette ultime interlocution implique c'est le salut individuel. Or sur ces deux points je suis un très mauvais sujet. J'ai bien une forme de Dieu personnel, que j'appelle Cela, mais je suis certain qu'on ne peut pas s'adresser à Cela dans les formes ordinaires, certain que Cela ne me connaît ni, a fortiori, ne me reconnaît, certain que je n'ai pas de destin personnel après la mort, et certain enfin que mon corps, ma parole, ma vérité sont voués à se perdre dans le tout. Ce besoin de rédemption à la sauvette, pourtant si commun et que j'ai pu moi-même ressentir il n'y a pas si longtemps, par mimétisme sans doute, ne peut plus me concerner.

7. Ne serait-il pas alors plus avisé de continuer à m'en remettre aux écrivains qui ont le mieux réussi dans la fabrique autobiographique, du moins selon les critères que j'ai tenté de formuler plus haut? Par leur truchement ne suis-je pas déjà capable d'approfondir ma propre nature et de reconstruire mon histoire sans m'attarder sur les inconséquences et les trivialités, les routines et les conformismes, les complaisances et les ressentiments? Du fond du passé un certain moi, présent aussi chez ces auteurs là, mes auteurs, un moi générique en somme, surgit pour entrer en contact avec l'homme immédiat et lui envoie, au hasard des lectures, des messages personnels. La médiation de ces auteurs réussit à m'élever au dessus de mes innombrables moi-au-monde, qui d'ordinaire encombrent et paralysent la mémoire, jusqu'au moi unique capable de rendre compte d'eux tous et, par le miracle de la lecture puis de l'écriture, d'en disposer à ma guise. 

8. Le lecteur désireux d'écrire sur soi a pourtant un redoutable rival en la personne du lecteur pur qui s'efface dans ce qu'il lit et ne ressent nullement le besoin d'écrire. Le lecteur pur, que je suis aussi, a joué un rôle salvateur dans les périodes où il a fallu se protéger de la réalité. C'est lui qui a édifié le véritable fonds de culture personnelle, basée sur l'amour, l'idéal, le rêve, les voyages dans les espaces et les temps imaginaires. Et voilà que le lecteur pur cherche de nouveau à s'imposer sur le tard, cette fois comme re-lecteur, non plus pour tromper les frustrations nées du contact avec le réel mais pour préparer l'évasion définitive. Ce lecteur est bien au cœur de l'identité personnelleil est le témoin caché de phases déterminantes de la vie; il détient la clé des mondes idéaux que les auteurs ont créés à mon intention. Le lecteur pur, beaucoup plus littéraire que l'autre, ne pourrait-il pas, à son tour et en se forçant un peu, inspirer l'écriture de ce moi générique, dont j'ai parlé plus haut, qui est fait de tout ce dont les autres sont faits?

9. Au delà des lectures et de ce qu'elles nous apprennent de nous, l'identité personnelle à un certain instant t est une combinaison très provisoire de traits formant malgré tout un Tout. Provisoire notamment parce que l'identité varie au gré des futurs dans lesquels la personne n'en finit pas de se projeter, futurs d'autrefois et futurs d'aujourd'hui, autant de futurs qu'on peut rassembler in fine dans un unique geste rétrospectif. Ces inflexions permanentes, libres car dissociables du réel, confèrent à l'existence une fluidité qui peut nous échapper au premier examen et qui pourtant me semble mieux caractériser la personne qu'un curriculum ou une liste de réalisations. Dans le Journal du lecteur, ce n'est qu'incidemment, et entre les lignes, que j'ai relevé quelques uns de ces choix essentiels, soustraits aux lois inexorables du déterminisme, qui dans leur succession ont préservé la continuité en moi de l'être du devenir, qui résiste avec obstination à l'identification définitive. En posant les mots qui précèdent je viens de faire un pas de plus: j'ai aboli les solutions de continuité que l'écriture du Journal, trop peu soucieuse de cohérence, avait inopinément introduites dans le cours de la mémoire. Maintenant, en un acte unique de l'esprit, je puis regrouper tout ce qui compte, même sans nommer, et me faire, dans l'immédiat présent, le porteur d'une unité reconstituée.

10. J'ai vérifié: ces choix vitaux et les inflexions qu'ils impliquent figurent bien dans le journal quoique sous une forme dispersée. Ce serait insuffisant bien sûr au plan littéraire mais l'écriture n'est pour moi qu'un outil et ma priorité sera toujours de laisser advenir, avant toute autre considération, les temps de l'existence. L'écriture, poussée jusqu'à un certain point, est très coûteuse: elle va même jusqu'à interférer sur le déroulement naturel de l'existence. Je n'aurais accepté une telle intrusion que s'il avait fallu en faire un métier. Or le temps du récit de soi, celui qu'un particulier comme moi peut en attendre, est bien derrière moi, sous la forme spontanée, fragmentaire et lacunaire que je lui ai donnée, la seule à laquelle je pouvais consentir. La pratique du journal, dans la forme déjà distanciée du lecteur d'idées, a bien parachevé la déprise de moi et je n'ai plus besoin de mes mots pour comprendre ce que ma personne et ma vie auraient de particulier.

11. Dans mon parcours propre, j'ai donc successivement liquidé l'être puis le moi (voir aussi mon testament philosophique). Ces deux actes d'émancipation étaient fondamentaux mais ils n'ont été ni simples ni directs. J'ai tout de même sauvé du naufrage la personne,  à la fois dans son rapport au monde et à autrui et également dans sa dimension générique. Si l'on s'en tient à l'écriture autobiographique, thème de cet essai, je crois que la mise entre parenthèses des essences et des soi restitue pleinement à la personne son statut de témoin, d'observateur, d'enquêteur et de miroir d'autrui. L'écriture du soi et surtout le besoin de réconciliation des soi au cours du temps, ne pouvait être, pour un simple usager des mots, qu'une cure psychologique, nécessaire et passagère. Quant à l'autobiographie de témoignage, elle concerne les gens qui ont vécu, comme protagonistes ou comme observateurs privilégiés, des situations très remarquables, ce qui n'est évidemment pas mon cas. 

12. A ce point, je peux reprendre mon parcours de lecteur profane des philosophes avec un bagage substantiellement allégé, assuré que mon présent contient bien les seuls passés qu'il m'importe de retenir, sans avoir besoin d'y revenir par l'écriture (je pense en particulier à toutes les figures de l'amour, chaque jour plus accusées). En alternance avec la pratique des idées, je pourrais également essayer de donner une forme littéraire à ce que j'ai appelé plus haut l'être du devenir, ou la personne potentielle, laquelle est un soi si l'on y tient,  mais un soi qui ne pouvait trouver son achèvement dans le réel. Une telle écriture ne serait pas aussi coûteuse que celle du soi de l'autobiographie car, toute d'invention et de recréation,  elle s'appliquerait à porter l'existence au présent, s'imposant littéralement comme un projet euphorique.

Gilles-Christophe, novembre 2023