EN GUISE DE PRÉLUDE : MON TESTAMENT PHILOSOPHIQUE

Le Clos Saint-Gilles, octobre 2023

Ce testament philosophique est une prise de conscience sur mes valeurs et mes croyances personnelles. C'est le fruit d'une réflexion de plusieurs années nourrie par l'étude autodidacte de textes philosophiques.

Cliquer sur les indices en fin de rubrique pour accéder aux notes explicatives.

1. Pas d'être (l'auxiliaire introduit un attribut et non une essence). Pas de substance car elle a été pulvérisée par la physique contemporaine. 1

2. la personne est un corps autour d'un cœur réactif: la conscience. Par son association avec la mémoire, la conscience crée une solidarité entre les âges de la vie.2

3. le corps comprend aussi l'âme, qui échappe aux lois ordinaires de la physiologie et dont la première expression est l'amour, principe affectif qui nous porte vers autrui jusqu'à vouloir nous y confondre. L'âme meurt avec le corps.3

4. L'esprit, principe immatériel et antithèse dialectique de la matière. L'homme, produit du devenir cosmique, provient de l'esprit et y retourne. Le destin de la personne n'est pas personnel.4

5. pas plus d'opposition entre matière et esprit qu'entre yin et yang. L'esprit préexiste à la matière; il lui donne naissance et lui survit. L'esprit est indépendant de l'espace/temps.5

6. la matière, elle, est indissociable de l'espace/temps. C'est un accident historique avec une origine, une évolution, et sans doute une fin. Le destin de la matière n'est pas matériel.5

7. la double réalité ainsi définie n'est pas réfutable. Elle ne divise pas le sentiment de l'existence.6

8. la Création suivrait des modèles invariants émanant d'une intelligence transcendant l'espace/temps. C'est la source d'intranquillité et le motif de la quête de vérité (cf. art. 11). 7

9. je suis réaliste (et non idéaliste) car j'annexe à la réalité les idées et les formes qui précèdent les choses et qui en expliquent la genèse, la structure et le genre.8

10. la distinction entre sujet et objet s'applique aux sciences, mais pas à l'existence. C'est le sujet/objet qui perçoit la réalité phénoménologique.9

11. pour accéder chaque jour à un peu plus de vérité, éliminer méthodiquement tout ce que Cela ne peut pas être. Edifier ma croyance sur des négations et des soustractions. 10

12. soumettre ma croyance à la connaissance. En induire Cela à quoi pouvoir me confondre par amour.11

13. sans attendre le dernier moment et tel qu'en mon incomplétude, conduire l'ultime interlocution avec Cela, puis me laisser emporter.12

Mots et expressions clés: être, substance, personne, conscience, mémoire, âme, amour, autrui, esprit, espace/temps, réalité, matérialisme, réalisme, idéalisme, double réalité, Création, Intelligence, intranquillité, sujet, objet, sujet/objet, vérité, Cela, incomplétude, ultime interlocution.

NOTES EXPLICATIVES

Toute l'histoire de la philosophie depuis Aristote véhicule la notion d'être, donc d'essence, avec d'infinies nuances depuis le subtil étant et la simple existence, au sens d'être là, jusqu'au noumène de Kant, l'essence de Husserl et le dasein de Heidegger ! N'en jetez plus ! La polysémie attachée à cette notion l'a laissée en ruine. Elle est devenue le prétexte à des gloses à n'en plus finir où les profanes les mieux intentionnés, et peut-être même aussi les professionnels de la pensée, ne peuvent que se perdre. L'attrait de l'être persiste contre vents et marées car il est lié à sa séduction théologique, ainsi qu'on le perçoit, par exemple, dans telle expression irrésistible comme la grande chaîne de l'être. On ne sait pas bien jusqu'où descend l'être mais on est assuré au moins qu'il monte jusqu'à l'Être des êtres ! Je note par ailleurs que certains auteurs, s'autorisant d'Aristote, définissent la métaphysique comme l'étude de l'être pour l'être. Fort bien, mais pourquoi pas alors de l'être pour l'être .... pour l'être ? Alors qu'on peut adopter une définition de la métaphysique qui se passe de l'être, de l'essence et même de l'ontologie (voir par exemple l'ouvrage de R.G. Collingwood: The Idea of metaphysics). 

Je me suis laissé piéger dans ces sophismes pendant des années et j'ai fini par m'en libérer quand j'ai compris que l'être était un cheval de Troie s'infiltrant insidieusement dans une faille naturelle, fonctionnelle, du cerveau humain. J'ai réalisé en particulier que le syllogisme: "je crois en Dieu, or Dieu est l'Être, donc je crois en l'être" était une tautologie opérant à mon insu à l'arrière-plan de la conscience. Finalement, je me suis rendu compte, mais un peu tard, qu'on pouvait faire l'économie de ces deux fameux mots de la langue française, Dieu et Être, sans brider aucunement le progrès de la pensée.

Toutefois, en ce qui concerne les choses, vivantes ou non, que le monde propose à notre contemplation, je suis prêt à admettre l’être (ou l’essence) comme la destination du mouvement par lequel le sujet, cherchant à pénétrer l’objet au cœur, finit par s’y confondre. A côté des rarissimes objets absolus que sont les entités mathématiques, géométriques et logiques - qui font l’objet d’un consensus universel de nature transcendantale et qu’on pourrait appeler à la rigueur des essences pures -, il y a l’univers vibrionnant et inépuisable des essences postulées pour la définition desquelles les individus ordinaires, les poètes, les philosophes et les artistes s’exposent, disputent et même se sacrifient sans que jamais un langage puisse en rendre compte de manière idoine. L’essence comme approche intérieure des choses du monde et comme postulation d'une identité coextensive à qui dirige son attention vers elles me semble intellectuellement honnête. Mais il y a loin de cette proposition aux définitions péremptoires et trompeuses des traités d’ontologie.

Quant à la notion de substance, étroitement liée à la précédente, elle remonte aussi à Aristote, et a eu de multiples avatars jusqu'au milieu du XIXè siècle. Elle a tout simplement été rendue caduque par la connaissance intime de la matière telle que les sciences physiques (électromagnétisme, atomisme puis physique des quanta) nous l'ont plus récemment dévoilée (pour un historique pas trop ardu à comprendre, voir par exemple Delsemme, Les origines cosmiques de la vie, 1994). M'objecterait-on qu'il faut à tout prix préserver sa virginité à la notion consacrée de substance, ne serait-ce que par respect pour Aristote, je répondrais que dans l'esprit d'Aristote c'était bien une notion métaphysique, donc évolutive puisque dépendante de la connaissance de la physique. C'est ultérieurement que la notion a été récupérée pour être pétrifiée dans le dogme, qu'elle a pris en somme ses lettres de noblesse théologique, au travers notamment de la transsubstantiation.

La notion de personne, je l'entends au sens noble, prospectif et dynamique qu'en donne par exemple l'existentialiste chrétien Emmanuel Mounier. Ce n'est pas un être, ce n'est pas une substance et c'est plus qu'un sujet ou un suppôt de traits caractéristiques. C'est une entité corporelle, soumise à la physiologie propre à son espèce (Homo sapiens), qui se cherche, s'engage, se prolonge et se construit en permanence une forme d'unité incorporelle grâce à sa conscience, sa mémoire et son âme, ou principe affectif. Je suis frappé notamment par le pouvoir de la personne à créer des liens et des solidarités tant à l'intérieur de lui-même qu'avec ses semblables. 

On pourra s'étonner que je ne sacrifie pas aussi l'utilisation du mot âme, notion si galvaudée par la religion et par la littérature et dont les dictionnaires nous proposent tant de définitions différentes voire divergentes (voir par exemple l'entrée âme dans le TLFI). Je la préserve ici uniquement dans l'acception restreinte de principe de la vie affective et, à ce titre, comme fonction spécifique du corps. Je l'illustrerai par cette citation : 

Le sentiment est « une coloration particulière de l'âme consciente », qui s'incorpore à la vie inconsciente et participe de toutes ses qualités : immédiat et sans liberté, ne connaissant ni lassitude ni éducation, il est soustrait à la volonté et insondable. Par lui, l'âme touche à ces régions profondes où toutes les âmes sont en rapport avec leur unité commune. L'amour, qui en est la forme la plus haute, est la « première délivrance de l'existence séparée, le premier pas du retour dans le tout » A. BÉGUIN, L'Âme romantique et le rêve, 1939.

J'aime également cette citation car elle évoque la liaison mystérieuse entre l'âme et la conscience, cette autre fonction du corps qui, pas plus que l'autre, n'obéit aux lois ordinaires de la physiologie. L'âme telle que je la définis ne quitte pas le corps et par conséquent ne migre pas dans d'autres corps. J'accepte qu'elle repose, comme la conscience et la mémoire, sur un déterminisme matériel.

Le mot esprit est tellement polysémique en français qu'il peut créer la confusion. Pour simplifier, j'ai un temps voulu le remplacer par Dao (ou Tao), terme que j'ai osé utiliser dans mon Journal. Mais, largement ignorant des philosophies de l'Extrême Orient, j'aurais peur de commettre un contre-sens. J'ai l'impression que Dao englobe les deux réalités dont je tiens absolument à faire la distinction sémantique ici. Ainsi par exemple la définition du TLFI: 

PHILOS. Dans la Chine ancienne, principe transcendant et immanent d'où procède toute vie, qui est à l'origine de plusieurs religions, entre autres du taoïsme et du confucianisme.

La distinction entre la matière, d'une part, et ce qui la précède, l'environne et lui fait suite, d'autre part, est tirée des données de la cosmologie contemporaine la plus sérieuse. C'est une induction dérivée de la connaissance scientifique et non pas une croyance religieuse. La pensée inductive en vient nécessairement à admettre l'existence d'une réalité non matérielle, autrement dit immatérielle,  qui n'a pas les caractéristiques du monde matériel, tel que la physique contemporaine est capable de la définir, mais qui est néanmoins à l'origine de la réalité matérielle. Là où l'intellect est audacieux c'est d'admettre que cette première réalité - appelons la réalité spirituelle - est toujours présente quoique occultée par la réalité matérielle. Il est encore plus téméraire d'imaginer que la réalité matérielle étant évolutive, donc vouée à une fin, elle est destinée à retourner à son origine spirituelle. Je revendique ces deux audaces intellectuelles. Elles ne sont pas réfutables, au sens que K. Popper donne à ce mot, même si elles ne sont pas complètement démontrées au plan scientifique (voir aussi mon article 7).

5

Le concept scientifique de matière implique une histoire, une origine, donc, en toute logique, un "avant" qui n'est pas la matière mais qui l'explique, et qu'on peut appeler "esprit". L'esprit est donc le partenaire logique de la matière dans une dialectique qui n'est pas de type proprement antithétique puisque la matière est liée à l'esprit par un évènement cosmique initial qui lui donne naissance: le "big bang". Plus mystérieux pour moi, en revanche, est la permanence actuelle de l'esprit, cette "deuxième réalité" ou "deuxième nature" au côté de l'autre. Je suis curieux de savoir ce que les physiciens contemporains en disent. On pourrait éliminer cette question troublante en mettant en avant la continuité des deux réalités ou leur co-existence mais ce serait artificiel puisque l'espace/temps fait toute la différence entre les deux. L'esprit en est physiquement affranchi tandis que la matière en est proprement l'expression.

Voir note 4 pour ce que j'entends par "non réfutable" (ou non falsifiable). L'important ici c'est l'introduction du "sentiment de l'existence" qui est au cœur de mon propos et sans lequel le maniement des concepts philosophiques serait pour moi dépourvu d'intérêt. Le sentiment de l'existence me rattache à ce qui m'environne, micro et macrocosme, intérieur et extérieur. J'ai besoin de savoir pour mieux sentir et mieux ressentir. Savoir juste ce qu'il faut mais savoir "juste", savoir ce qu'une personne raisonnablement cultivée peut savoir de nos jours. La construction de mon sentiment de l'existence (comme celle de ma croyance, voir plus bas) n'est pas détachée de cette connaissance. Précisément, la "double réalité", celle de l'esprit et de la matière, ne divise pas ce sentiment de l'existence parce que c'est en moi qu'elles prennent place et se concilient. Je souligne d'autant plus ce point qu'il est des systèmes philosophiques, basés sur la science de leur temps, qui créent au contraire une dissociation de ce sentiment de l'existence. Je pense en particulier au kantisme et ses avatars post-kantiens. Pour Kant notre connaissance de la nature ne peut être qu'une représentation (phénomène) qui ne peut qu'approcher imparfaitement l'essence des choses étudiées (noumène). Kant crée une barrière étanche entre la prétendue "chose en soi" et l'intuition sensible que l'homme peut en avoir. Cette façon de voir a contaminé toute la pensée occidentale jusqu'à nos jours et je ne suis pas certain que les physiciens et les cosmologues contemporains en soient totalement indemnes. Or la physique et la cosmologie contemporaines, mais aussi la biologie, continuent de faire la démonstration que notre connaissance de la nature est chaque jour plus "vraie" et qu'elle s'approche de plus en plus de ce prétendu noumène qui n'est pour moi qu'une fiction. Ainsi la double nature du réel nous est-elle co-extensive et nous pouvons en confiance nous nourrir de cette idée dans l'existence quotidienne. La position kantienne est idéaliste même si elle concède l'existence d'une réalité intangible. La mienne est résolument réaliste (voir aussi note 9).


7 

Il faut bien se rendre à l'évidence: la nature reproduit des modèles invariants, qui plus est en nombre limité, identifiables aussi bien dans le monde physico-chimique que dans le monde vivant (la structure de l'ADN en est ici l'exemple le plus frappant). Face à ce constat troublant, on peut refuser de faire le saut et se contenter de l'idée que la structure des choses est la conséquence de leur nature évolutive, le résultat de leur capacité adaptative au contact des "autres choses", donc le produit de l'émergence elle-même. Ou bien on franchit audacieusement le pas en postulant l'existence d'une Intelligence supérieure, à l'origine de la Création et conceptrice de ces modes d'arrangement de la matière. En conservant ici le conditionnel, j'ai voulu signifier que je préserve cette interrogation en permanence dans mon esprit. C'est une source d'intranquillité, mais aussi le moteur de l'intellect et le fondement de mon exigence théorétique. Cela m'empêche d'accéder au quiétisme définitif qu'autoriserait la protection procurée par la double réalité mais je ne peux pas escamoter cette intuition ni la verser, en ce moment du moins, du côté d'une croyance, qu'elle qu'elle soit. C'est un doute essentiel qui fera l'objet de la "quête de vérité" dont il question plus bas à l'article 11.

Ce débat sur l'origine des modèles invariants, qui nous frappent tant dans la nature, remonte à l'origine de la philosophie, occidentale au moins. C'est au moyen âge l'objet de la fameuse "querelle des universaux" à laquelle j'ai été initié par la lecture de Alain de Libera et les vidéos de ses cours du Collège de France. Je pense que cette question a toujours une actualité, non pas tant comme objet d'histoire, que comme problème de notre temps, nourri par les connaissances scientifiques actuelles. J'aimerais pouvoir y revenir dans ce blog.

Je suis réaliste car pour moi les Idées et les Formes (selon Platon), ou les Universaux (selon Aristote) sont des choses réelles et non des vues de l'esprit (conceptualisme) ou de simples paroles (nominalisme). C'est la définition du réalisme issue de la philosophie grecque et qui a eu son heure de gloire chez des scolastiques tels que Thomas d'Aquin. Se placer de ce côté-ci de la frontière, celle du réalisme, c'est prendre parti, c'est s'affirmer, c'est oser. Le plus raisonnable serait sans doute de s'en tenir au conceptualisme. Quant au nominalisme, il trahit un manque d'engagement intellectuel qui frôle le scepticisme. Affirmer mon engagement réaliste c'est mon pari de Pascal. Admettant implicitement l'existence d'une Intelligence supérieure à l'origine des invariants, je postule un Cela.

Resterait à savoir auquel des deux domaines de la réalité il faudrait affecter les invariants: celui de la matière ou celui de l'esprit ? Il nous est difficile d'imaginer comment le noyau primitif qui n'était, selon la science, que de l'énergie concentrée contenait aussi les formes et comment les deux co-existaient. Je dois laisser en suspens cette question très énervante. Elle ajoute à mon intranquillité et stimule d'autant la quête de vérité.

C'est un privilège de pouvoir n'être pas le sujet d'un "monde objet". La qualité de mon aperception est mesurable à l'euphorie qu'elle me procure et non à la justesse, à l'adéquation, à l'utilité et j'irais même jusqu'à dire: à la beauté que j'attribue à l'objet. J'ai encore tout à faire de ce côté. Plus exactement, pour établir la communication entre ma conscience et le sujet/objet que je suis, pour accéder au langage, nouveau et singulier, que cette communication suppose et nécessite. A l'euphorie succède inévitablement un manque:  comment la retenir en soi et la communiquer à autrui ? Il me semble qu'un certain langage poétique peut émaner d'un locuteur qui a réussi à se défaire de son statut de "sujet" face au monde, qui est pleinement dans le monde, qui s'identifie, sans effort particulier, à lui. Je me limite ici délibérément à l'intercession des mots mais il faudrait bien sûr évoquer l'art en général, l'art vu par ses praticiens et non par ses consommateurs, lesquels ont un statut, amplifié jusqu'à la monstruosité, de sujet pur face à l'objet pur. Je me limite aux mots car j'ai la prétention de les aborder autrement que comme des utilités et je crois que c'est par eux que je pourrai un jour dépasser ce statut de pétrisseur d'idées qui, par habitude, se place le plus souvent en regard de son objet pour mieux en faire sa proie. 

Beaucoup de chemin à faire pour parvenir au stade poétique. Je désespère d'y arriver jamais vu le peu d'années qu'il me reste encore à vivre. Il me semble que la poésie éclate de temps en temps comme une bulle à la surface de ma prose, lorsque je me laisse aller, que je perds le souci d'être lisible, que je change d'interlocuteur imaginaire. Je ne parle pas ici d'une écriture automatique provenant de l'inconscient, insoucieuse des règles, notamment celles du partage, mais d'une écriture provenant de la conscience la plus exigeante et, surtout, capable de toucher Cela, Cela dont il est question à l'article 11. 

10 

Le besoin irrésistible d'ascension vers la vérité le temps d'une vie, vers une vérité qui un jour sera définitive, vers une vérité indissociable de la personne et de sa quête, donc vers une vérité unique. C'est une ascension de l'intellect inspirée par l'âme*, un cheminement vers le haut, qui doit s'arrêter à la mort ou, plus sagement, avant la mort. C'est une vérité nécessairement inachevée. Sa noblesse tient à cet inachèvement traduisant la volonté, l'espérance et le souci de savoir. 

Deux exemples remarquables de philosophes (que je connais un petit peu) me viennent spontanément en tête ici, parmi beaucoup d'autres évidemment: Maine de Biran et Karl Popper. Maine de Biran (1766-1824), philosophe précurseur du courant spiritualiste qui a irrigué tout le XIXè siècle en France jusqu'à Bergson, usait de la philosophie non pas en philosophe professionnel mais en homme soucieux d'accéder à cette vérité dont je parle plus haut. Son parcours intellectuel, d'une honnêteté hors pair, traduit une pensée progressant par paliers dans une poussée unique et continue, toujours soucieuse de dire plus et de dire mieux en éliminant méthodiquement, et pas à pas, tout ce qui ne peut pas être retenu. Le contraire en somme du relativisme dans les idées. Les idées servent délibérément un projet existentiel et évoluent avec lui, comme l'illustre en particulier son Journal. Quant à Popper (1902-1994), figure majeure de la philosophie des sciences du XXè siècle, non scientifique de formation, il a eu le souci de rester complètement en phase avec la science de son temps et de traduire ses avancées en terme de conception du monde. Il a envisagé son parcours global de pensée comme la recherche exigeante d'une vérité qui modifie intérieurement celui qui la comprend, ainsi que le témoigne le titre de son autobiographie intellectuelle: La quête inachevée (1974).

La négation et la soustraction caractérisent la recherche de la vérité personnelle toujours en construction dont je parle. Elles ne s'appliquent pas à une vérité doctrinale, voire religieuse, donnée d'avance et à laquelle on cherche à adhérer ou à se conformer. Celle-ci je veux l'ignorer. La négation consiste à éliminer, sur une base rationnelle et argumentée, ce que ça ne peut pas être. La soustraction c'est dévoiler la forme intérieure derrière la complexité apparente. La méthode négative  c'est par exemple la théologie négative (ou apophatique), souvent hérétique - et qui m'est pour cette raison très sympathique - visant à définir Dieu par ce qu'il ne peut pas être. La soustraction caractérise l'abstraction scientifique, produit du raisonnement inductif. Négation et soustraction visent en somme à dégager la vérité des gangues superposées de savoirs inertes et de croyances insidieuses qui la recouvrent.

* Je veille à ne pas utiliser le mot esprit, source de tant de confusion sémantique, réservant ce mot au principe immatériel (voir l'article 4 et sa note de bas de page).

11 

Connaissance et croyance. Connaissance puis croyance. Elles sont appariées et les deux ont en commun d'être personnelles. D'abord chacun a le droit de savoir; chacun a droit à son domaine et à son niveau de connaissance. C'est la curiosité et la vigueur intellectuelles (et non pas le QI et les diplômes) qui en font la qualité. La connaissance désintéressée (non liée à la profession, à l'argent ou au pouvoir) a un ressort global: mieux comprendre le monde que j'ai choisi de faire mien, que j'ai identifié et délimité comme étant mon monde. Ce monde personnel, qu'il soit d'ordre cosmique ou domestique, plus ou moins complexe, plus ou moins englobant, plus ou moins accordé à la représentation que pourrait en avoir un hypothétique savoir universel. C'est mon monde et chaque jour ses contours et sa définition se précisent un peu plus. La connaissance de ce monde mien, malgré les imprécisions et les erreurs, je la considère comme vraie. C'est le fruit de ma curiosité, de ma persévérance, de ma quête de savoir. Ce monde est un microcosme à l'image de mon intellect.

A chaque stade de cette quête de savoir est associé un état de croyance, c'est-à-dire une qualité que mon âme ajoute au microcosme pour le rendre plus intime, plus familier, plus protecteur. Une façon pour moi d'y prendre ma place à part entière. Une reconnaissance comme fruit de ma connaissance. La force en moi qui aspire à cette reconnaissance est de même nature, me semble-t-il, que celle qui m'entraîne vers autrui dans le sentiment amoureux. L'amour terrestre n'en est d'ailleurs peut-être qu'une préparation. En ajoutant l'amour à la connaissance, la croyance est peut-être une façon de passer du micro au macrocosme.

Pourquoi Cela ? Pourquoi pas Dieu ? Parce que le mot Dieu n'a plus aucun sens pour moi. Il perd chaque jour un peu plus son crédit et n'est source que de malentendus. Est-il vraiment besoin d'entrer dans les détails ? Par comparaison, Cela reste neutre, Cela n'a pas d'équivalent dans le langage humain, Cela est différent pour chacun puisque Cela est personnel, non pas parce que Cela s'adresse personnellement à chacun, mais parce que chacun se le représente à sa manière. Non, Cela ne s'adresse pas à moi avec des mots, même si je le choisis comme destinataire des miens. Cela n'est ni Être ni Transsubstance ni Trinité. Cela n'est pas représentable. Qu'est-ce alors que Cela ? Une présence, chaque jour mieux définie, qui me relie à la Création mais aussi à ce qui la précède et à ce qui la suit.

J'ajoute que m'intéressent quand même dans les religions, particulièrement les religions chrétiennes: les hérétiques, les prophètes et les grand.e.s mystiques,  celles et ceux dont la liberté s'est imposée face au dogme et à l'église, celles et ceux particulièrement dont la croyance s'adossait à un idéal théorétique.

12 

La sagesse est l'alliée de la finitude et de l'incomplétude. J'ai rayé les mots "infini", "éternité" et "absolu" de mon répertoire métaphysique. J'ai réduit l'infini à l'outil mathématique et l'être à l'auxiliaire grammatical. Je n'ambitionne aucune place dans ce que d'aucuns appellent éternité. Seule me préoccupe la quiétude métaphysique que je serai capable d'atteindre durant les années qui me seront encore accordées. Cela suppose de ne pas tarder à faire sécession d'avec le monde tel qu'il est - j'y ai contribué à ma mesure -, faire sécession, oui, pour être en mesure d'engager l'ultime interlocution, dont la qualité dépend finalement du long prélude qu'a été la vie.

Le Clos Saint-Gilles, septembre 2023

gilles-christophe, octobre 2023