G. BACHELARD - LA POÉTIQUE DE L'ESPACE


GASTON BACHELARD

LA POETIQUE DE L'ESPACE
RÉSUMÉ ET COMMENTAIRES PAR GILLES-CHRISTOPHE

INTRODUCTION


1. Explicitation préliminaire de la position méthodologique adopté pour cet ouvrage, comme pour tous les suivants consacrés à la poétique de l'imagination et de la rêverie.
2. Une philosophie de la poésie implique de rompre avec le strict rationalisme (qui est utilisé par B. dans son œuvre d'epistémologue des  sciences). Un langage discursif, consistant en une chaîne de propositions s'intégrant les unes aux autres ne respecterait pas le fait que l'image poétique est un surgissement qui n'a ni passé ni cause. Ce serait plutôt l'inverse: l'image peut être considérée comme un être, relevant d'une ontologie directe, à l'origine d'un retentissement qui par ses échos réveille le passé et, en particulier, le passé immémorial déposé dans les archétypes. De même, elle est capable d'entraîner les âmes étrangères à sa création, de susciter une reconnaissance qui dépasse largement le poète. De telles propriétés (surgissement, ontologie directe, retentissement, entraînement) les méthodes psychanalytiques, qui prennent les images comme des produits et des effets, ne peuvent adéquatement rendre compte. Seule une phénoménologie de l'image poétique peut tenter de le faire.
3. Il faut aussi se départir de la prudence scientifique, gage d'objectivité, qui avait prévalu pour la rédaction des autre ouvrages sur la psychanalyse des quatre éléments de la matière. Ici il faudra risquer l'interprétation personnelle subjective fondée sur la confiance en la valeur du retentissement psychique des images poétiques sur le lecteur et l'évidence de sa trans-subjectivité, un critérium déterminant. Il faut admettre dorénavant que l'image n'est pas constitutive, fixée une fois pour toutes, mais variationnelle. Elle n'est pas un objet d'étude mais la manifestation éphémère d'une conscience naïve à laquelle elle est associée de manière d'ailleurs réversible. Elle vient de l'âme et non pas de l'esprit, âme et esprit qu'il est ici impératif de distinguer.
4. Comme la peinture (R. Huygue sur Rouault), la poésie émane de cette lumière intérieure qu'est l'âme. L'âme est une veilleuse pour la conscience. Elle inspire chaque image particulière et inaugure chaque forme isolée, l'esprit prenant le relais pour structurer et parachever l'objet complexe qu'est le poème ou le tableau. Le propos s'inscrit donc ici dans une phénoménologie de l'âme (projet que B. annonce comme plus accompli dans un «ouvrage en cours» qui est probablement La poétique de la rêverie qui fera l'objet d'une prochaine lecture).
5. De même qu'il est important de distinguer âme et esprit dans le cadre de ce projet phénoménologique, et d'affecter à chaque terme une définition non ambiguë, de même il ne faut pas confondre les deux formes que peut prendre l'inter-subjectivité des images poétiques, à savoir les résonances et le retentissement. Derrière le terme de résonances il faut comprendre l'éveil en nous des sentiments, des souvenirs, des évocations, des associations d'idées, toutes choses qu'on peut se risquer à considérer comme des productions de l'esprit, ou comme l'objet de la psychologie et de la psychanalyse. Par retentissement, au contraire, il faut entendre ce qui interpelle l'être directement, donc qui suscite spontanément le langage, ou logos. Et l'image poétique est de toute évidence une forme du logos, donc une forme originelle, précédant toute détermination. C'est au retentissement, encore une fois, que s'intéresse la phénoménologie de l'imagination [donc au logos qui atteste l'être et suscite lui-même le logos].
6. Revendication d'une approche simplifiée et modeste pour le phénoménologue de la poétique. Ne s'intéresser qu'aux images détachées et privilégier la sympathie avec l'oeuvre ou l'auteur. Différence en ceci avec le critique littéraire qui appréhende l'oeuvre dans sa totalité, quelles que soient ses dilections personnelles. Cette simplicité de lecteur en sympathie est inséparable de l'admiration. La pointe d'orgueil qui s'en dégage repose sur la sensation de participer à la création poétique, d'en prendre sa part de joie, ou, mieux: d'élan vital. Bergson n'a malheureusement pas attaché au langage sa notion d'élan vital, l'ayant surtout réduit à un outil trompeur et susceptible de manipulation et n'ayant pas compris que le langage est d'abord logos donc expression directe de l'âme, témoignage de l'imprévisibilité et de la liberté de l'être.
7. Les images poétiques sont des phénomènes minuscules, microscopiques, de la partie miroitante de la conscience. Elles créent des espaces de langage, dans lesquels les signes s'engendrent et se propagent le long des fibres de l'imagination (Pontalis sur Leiris). Le langage poétique, comme le langage pictural, est l'expression pure du sujet parlant: ici le mot est en effet vécu sans médiation, ici le sujet s'identifie irréductiblement autant que réversiblement à son langage.
8. Ainsi pourrait-on considérer le poétique comme une catégorie autonome et étanche. Pas d'explication psychologique qui tienne, pas de dépendance à des causes ou à des antécédents. Sublimation absolue qui ne sublime rien. Le poète n'invente pas un invécu, il fait vivre la parole, il la fait advenir autant que devenir en toute liberté (Jouve, En miroir). Telle est la position de base du phénoménologue.  A l'évidence, cela ne s'applique pas à la grande masse de la poésie psychologisée mais à la poésie dite pure non troublée par les passions confusionnelles et qui ne peut être réduite à la sublimation de quoi que ce soit.
9. Dépassement du savoir et de la connaissance. Le poème, comme le tableau est une manifestation originale de vie, une nouveauté intégrale qui aurait été imprédictible, et non pas un substitut à la vie ou à la réalité sensible (Lescure au sujet du peintre LapicqueProust, Sodome et Gomorrhe au sujet des roses peintes par Elstir).
10. Il ne faut pas en rester à la notion appauvrie de l'image telle qu'elle figure chez Bergson dans  Matière et mémoire. L'image n'est ni une simple métaphore, ni une copie du passé conservée dans la mémoire, ni une simple liberté que l'esprit prend avec la nature et qui n'engagerait pas l'être. L'imagination, qui produit les images, est au contraire une puissance majeure de la nature humaine, notamment par la fonction de l'irréel qui nous réveille de nos automatismes langagiers.

LA MAISON DE LA CAVE AU GRENIER

LE SENS DE LA HUTTE

1. Position d'un phénoménologue et non d'un ethnologue ou d'un géographe: il tente de saisir le germe central du bonheur. La maison est le premier des liens anthropo-cosmiques. La maison est le lieu intime par excellence ou s'opère la synthèse de l'immémorial et du souvenir; de la mémoire et de l'imagination.
2. Alors que la métaphysique du dehors est celle de la conscience de l'être jeté dans le monde, étranger et hostile, celle de la maison englobe la conscience et l'inconscient du dedans, protecteur, chaud et rattaché à l'idée de paradis.
3. Procéder à une topo-analyse psychologique des sites de notre vie intime où l'être est à la fois  temporairement stabilisé et désocialisé, en somme des espaces de nos solitudes. Ces espaces sont plus constitutifs pour l'être que des lieux extérieurs ou des péripéties dans le temps, car c'est là que "les passions cuisent et recuisent". La topo-analyse peut être l'étude des lieux et des objets qui aident à se projeter à l'extérieur. Ceci constitue plutôt le but de la psychanalyse. Ici il est surtout question de s'intéresser aux lieux d'attraction intime, de bien-être, d'intraversion.
4. Cela concerne tout particulièrement la maison-abri, chère à l'enfance, une maison qui pour alimenter la rêverie ne doit pas être décrite en détail mais simplement évoquée, suggérée. Le secret lui est associé et des souvenirs trop précis rompraient le charme de la rêverie pour le lecteur lui-même.
5. Importance pour l'enfant des lieux de solitude et d'ennui, générateurs de songe (A. Dumas, Mémoires).
6. L'imagination de la maison est à la fois verticale et centrée. La verticalité oppose la cave, - lieu de l'obscurité, de l'inutile, de l'irrationnel, donc de l'inconscient, - au grenier, siège de l'utile et du raisonnable. Cette bipolarité fournit un modèle explicatif pour les psychanalystes, mais le phénoménologiste préférera exacerber la primitivité des sensations intimes propres à chaque lieu de manière à susciter une sympathie de tremblements.
7. C'est le cas par exemple de Henri Bosco dans l'Antiquaire qui décrit deux ultra-caves différentes: l'une est labyrinthique, siège des menées souterraines des protagonistes, tandis que l'autre est ancrée dans le roc et environnée d'un lac souterrain. Cette cave est la racine irriguée d'une maison cosmique, être de la nature, qui se prolonge vers le ciel par un  tour au plafond voûté renfermant les promesses. L'escalier, qui relie les deux pôles, est en lui-même le support de complexes de mémoire et d'imagination riches de symboles.
8. Dans les villes les maisons perdent à la fois les valeurs d'intimité et de cosmicité. Mais l'obstacle à la rêverie (bruit, circulation automobile, etc..) peut être naturalisé par l'imagination du grand rêveur qui le transforme en tonnerre, en océan, etc…
9. L'autre dimension imaginative de la maison est sa centralité, sa qualité de refuge. Ici la simplicité du centre auquel on voudrait tendre n'est pas suffisant pour entraîner la rêverie. Il faut y associer la primitivité.  Par exemple dans le rêve de hutte de Henri Bachelin dans Le serviteur au côté de son père dans une ferme du Morvan. La hutte rêvée est celle de l'ermite, centre de solitude radicale, absolu du refuge, sans nulle référence à une situation vécue, ni d'emprunt à la légende.
10. D'autres images, pourtant moins localisées, renvoient l'être en un centre de confiance et de repos qui s'impose à lui au delà des tribulations de l'existence: le son du cor au fond des bois, la lueur lointaine d'une chandelle. Ces images princeps, qui prennent leur source dans un au-delà de la mémoire et de l'histoire  individuelles, prennent du relief chez l'homme vieillissant, lequel se ré-approprie ainsi la liberté d'imaginer propre à l'enfance.
11. Valorisation de l'image d'une lumière derrière la fenêtre d'une maison étrangère, curieusement sympathique à celui qui la regarde. En fait c'est elle qui voit. Le sujet et l'objet sont confondus. C'est un œil (Rimbaud), c'est le signe d'une attente (H. Bosco, Hyacinthe). Et toutes ces lumières des maisons des hommes le soir, elles forment des constellations:  les étoiles sortent de la terre-mère (E. Neumann).  Autre chose: cette lumière qui veille et qui nous appelle dans la nuit a une telle force hypnotique qu'elle nous ramène à notre essentielle solitude, jusqu'à nous faire oublier la présence de nos compagnons de route (R.M. Rilke, Fragments d'un journal intime).

MAISON ET UNIVERS


Les maisons et les chambres sont des diagrammes de psychologie permettant l'analyse de l'intimité. On en trouve de nombreux exemples dans la littérature:
1. Le cottage dans la neige de De Quincey qui fume l'opium dans la tiédeur du logis tout en fumant l'opium (Baudelaire, Les paradis artificiels). Image presque facile mais rassembleuse, communicative à fort pouvoir de sympathie. Simplicité aussi du fait que le monde extérieur est ici étouffé, neutralisé, ce qui renforce l'intensité des valeurs d'intimité.
2. la maison isolée dans la campagne le soir d'un hiver hostile dans laquelle, à la veillée, on se transmet les vieilles légendes qui ramènent les gens en l'an mil, à l'approche de la fin du monde (H. Bachelin, le serviteur).
3. Pour Rilke (Lettres à une musicienne), alors qu'en en ville l'orage est hostile, à la campagne au contraire les éléments contraires endurcissent la maison solitaire et incitent ses habitants à sortir pour jouir de l'évènement. La maison est donc ici un négatif de la fonction d'habiter;
4. Au contraire, dans Malicroix de H. Bosco, la maison (La Redousse, altération de redoute), une pauvre chaumière perdue dans une île de Camargue, est présentée dans son effort courageux, proprement animal, de résistance à un ouragan terrible.  L'homme solitaire qui y habite vit la tempête au rythme de la maison selon une dynamique de resserrement progressif de l'espace. Il est solidaire de la maison qui elle-même représente la grandeur de l'homme dans sa résistance aux éléments. Ici le cosmos forme l'homme et la maison le modèle: il se produit une interaction réciproque qui, dans l'imagination, se traduit non pas par une identification métaphorique à des formes ou des objets (les formes géométriques de la maison) mais à la pénétration des corps par des forces naturelles.
5. Plaidoyer pour la maison simple susceptible d'être gravée en traits profonds afin d'en faire l'objet d'estampes.
6. Maison perméable au cosmos et y ajustant de manière dynamique ses formes; maison ubiquitaire qui de déplie et se déploie; maison de vent et de ciel; maison de fleur. La rêverie poétique s'élève ici dans la sur-hauteur,  bien au delà des dialectiques  classiques mettant en opposition les valeurs attachées à la maison.
7. Maisons-souvenir, celles où l'on dépose la nostalgie des jours qu'on regrette de n'avoir pas vécu avec assez de profondeur et d'intensité. Parce que nous n'y avons pas assez rêvé au moment où nous y vivions. Installation en nous, en y pensant, d'une impression d'irrealité, qui est aussi la manifestation d'un certain être en nous. Comment avons-nous imprégné cette maison d'une essence qui fut peut-être la nôtre ? Réalité et irréalité se mêlent et fonctionnent indissociablement: il faut se garder de les séparer, d'en faire l'anatomie. William Goyen (la maison d'haleine) et  Pierre Seghers (Le domaine public) en donnent des images convergentes: tremblements au croisement du réel et de l'irréel où se précipitent la lumière, les odeurs et les sons.
8. Maison rêvée: ne pas la confondre avec la maison de l'avenir, celle qui finit par se réaliser. La maison de l'avenir est construite par l'esprit et à une faible valeur onirique, tandis que le rêveur de demeures ne s'enferme jamais: la réalisation de la maison n'a pas de terme. On peut rêver à peu de frais sa maison idéale (Campenon cité par Ducis). Tous les choix s'offrent à nous, ne serait-ce qu'au cours d'un voyage en chemin de fer, d'une ballade en campagne (Thoreau) (note personnelle: on pourrait dire aussi en feuilletant rêveusement un magazine spécialisé !). La maison rêvée doit respecter notre rythme intérieur de contraction et d'expansion, notre ambivalence voire notre plurivalence, notre besoin, alternativement de chaumières et de châteaux. Comme le poète symboliste Saint-Pol-Roux dans Les féeries intérieures , qui après avoir habité une simple chaumière badigeonnée  de blanc, la maison-colombe, fait construire son manoir de Camaret, bâti face à la mer autour d'une simple maison (). L'être contracté en sa demeure est une chrysalide dont la vocation est un jour de se déployer dans l'espace. De même la maison rêvée doit pouvoir respirer amplement le monde extérieur, accueillant en elle jusqu'à la montagne proche (Supervielle).
9. L'action domestique, comme celle, toute concrète, de faire le ménage, lorsqu'elle dépasse le geste machinal et qu'elle est sous-tendue par la conscience des premiers jours, rajeunit la maison.  Elle réveille les puissances latentes au cœur des choses  réelles et les lient entre elles au nom d'une communion d'ordre. Le geste s'immisce alors dans la rêverie et la rêverie dans le geste. Le bonheur n'est pas d'en avoir fini avec l'ouvrage mais d'être totalement dans son ouvrage (la servante Sidoine dans le jardin d'Hyacinthe de H. Bosco). Le geste simple, accompli dans une solitude inauguratrice, nous replace aux origines, humilité et gloire mêlées, «empereurs lavant les pieds des vieilles gens» (Rilke, Lettres à une musicienne). L'insignifiance est indissociable ici d'une inépuisable richesse d'intimité.
10. Faire dessiner une maison aux enfants permet de percevoir leur état d'âme. A la façon dont ils dessinent la fumée sortant de la cheminée, le chemin qui mène à la maison, les arbres qui l'environnent, la serrure, etc.. ils révèlent un certain type de bonheur ou d'angoisse, de mobilité ou de raideur, d'ouverture ou de fermeture (F. Minkowska).

LE TIROIR, LES COFFRES ET LES ARMOIRES

1. Ne pas faire la confusion entre image et métaphore. Pour B., l'image est l'oeuvre de l'imagination absolue, elle est un phénomène d'être alors que la métaphore est une pure analogie, sans rapport avec l'être de l'objet, donc non susceptible de faire l'objet d'étude phénoménologique.
2. Critique de la manière qu'a Bergson, et certains vulgarisateur de sa pensée, d'utiliser de manière répétée et péjorative certaines métaphores comme le mot «tiroir» (en rapport avec les souvenirs rangés dans la mémoire), ou « habits de confection», destinés à disqualifier les philosophies de la connaissance sous-tendues par un «rationalisme sec».
3. Inversion de la métaphore du tiroir dans un de ses romans, Monsieur Carré-Benoît, Henri Bosco, le  personnage qui donne son titre au livre compare le meuble classeur qui fait sa fierté à une intelligence.
4. Richesse infinie de l'armoire, modèle d'intimité, qui commence avec le mot lui-même qui sonne gravement annonçant l'être de la profondeur. C'est un centre d'ordre, ordre familial, ordre naturel (lavande dans les draps). Et la mémoire s'impose spontanément comme une armoire, n'en déplaise à Bergson. Comme la mémoire, elle réserve des promesses à qui l'ouvrira (Rimbaud) et recèle sa part d'irréel, par exemple des rayons de lune dans les plis des draps (Breton). Elle rayonne sous l'attention de la servante. C'est un être auquel on donne son amitié.
5. Le coffret offre le modèle psychologique du secret, de l'âme fermée.  Coffret simple à la serrure impressionnante, ouvragée et ornementé, des Dogons. Coffret multiple où le secret ne se découvre que par étapes successives. Les caractères fermés ressentent de la joie lorsqu'ils disposent du coffret et de la clé qui leur permettra de cacher leurs secrets (Franz Hellens).
6. Développement de deux approche du coffret: (1) extérieur, qu'on pourrait avoir envie d'ouvrir et (2) intérieur: le secret qu'on garde à tout prix. Le premier est évoqué par une citation de Rilke  (Lettre à Liliane) sur la «serrure douce», serrure cachée qui sous l'effet d'une simple pression, métaphore de la parole douce qui ouvre l'âme et détend le cœur, libère un appareil compliqué de clôture. Pour le second, la solidarité entre mémoire et volonté (ici de fer) est nécessaire pour garder le secret personnel et inoubliable, préservé dans un mince coffret sous la forme de richesses cosmiques. Dans les deux cas, une interprétation psychanalytique, notamment sexuelle, serait par trop réductrice.  Le symbolisme psychanalytique montre ici sa monotonie par rapport à une description phénoménologique qui laisse les images prendre leur essor.
7. L'ouverture du coffret rompt certes l'effet de la dialectique du dedans et du dehors, mais le contenu du coffre, aussi bien que sa façon, peuvent faire l'objet d'une sur-valorisation onirique par laquelle le contenu du coffret est soit inépuisable (Poë, Le scarabée d'or), soit recelant à l'intérieur de véritables demeures (Cros, le coffret de Santal). Toutefois le fermé sera toujours plus riche pour l'imagination. Le soi est le secret de l'être qui se cache, et l'être est la cachette du soi. Mais, ainsi que le professent les alchimistes, l'ultime secret ne girait-il pas jusque dans la matière (Jung, Psychologie et alchimie).

LE NID

Chapitre consacré aux images primitives du refuge animal et, plus largement, aux dynamiques de la retraite.
1. L'homme sur-valorise spontanément le nid. On veut qu'il soit parfait. L'idée du nid des amoureux vient tout de suite en tête, mais c'est un cliché car ce n'est pas au fond du nid que les oiseaux cachent leur amour!
2. Par comparaison, les images primitives du nid, celles qui sont créées dans l'enfance sont beaucoup plus profondes: elles sont contemporaines de la découverte fortuite du premier nid d'oiseau vivant, nid habité, et de l'émerveillement face à un monde caché. L'invisibilité habituelle du nid apparaît comme une propriété magique (L. Carbonneau-Lassay, Le bestiaire du Christ). La commotion produite libère une formidable puissance de rêverie qui va jusqu'à replacer le nid dans son contexte cosmique (A. Toussenel, Ornithologie passionnelle).
3. L'imagination étend la notion de nid à l'arbre dans lequel l'oiseau habite (Thoreau, le pivert, dans Un philosophe dans les bois). L'arbre est un cadre complet de vie et de rêve (Chateaubriand et son saule dans Mémoires d'Outre-tombe). L'image de l'oiseau dans son arbre avec tout l'univers sonore qu'il crée autour de lui est assez puissante pour naturaliser par analogie certaines nuisances sonores de la vie urbaine (bruit des clous dans le mur).
4. Le nid comme image de la maison simple: chaumière-nid de van Gogh (Lettres à Théo) mise en regard du nid de roitelet de l'abbé Vincelot.
5. Image du lieu où l'on revient ou du moins où l'on aimerait revenir, pour sa tiédeur, pour le temps en lui accumulé, pour la nostalgie. La maison du bonheur.
6. Le nid-Michelet, tel que décrit dans l'Oiseau.  Le nid est modelé de l'intérieur par le corps-même de l'oiseau, sous l'effet d'un blotissement continu : c'est un vêtement, une deuxième peau, l'empreinte inversée du corps. Cette image, qui va très loin, est le produit de l'imagination matérielle et pourrait se résumer sous l'expérience de «modelage à sec». Antithèse: nid de l'hirondelle, fait de salive et de boue.
7. Comment, malgré sa précarité, le nid peut-il déclencher la rêverie de la sécurité ? C'est qu'il perçu au centre d'un ordre cosmique qui inspire une confiance totale. C'est le refuge absolu, de même que la maison onirique: il est imperméable à l'hostilité du monde. Plus encore, il est l'indice que le monde lui-même est un nid (Herder, Pasternak).

COQUILLES

1. La coquille nous frappe d'abord par sa géométrie parfaite, comme la spirale logarithmique de l'ammonite, et cette forme achevée semble un frein à l'imagination. Paul Valéry, dans Les merveilles de la mer: les coquillages, nous livre la méditation d'un rationaliste. L'objet réalisé est d'une haute d'intelligibilité mais ce qui déclenche l'imagination c'est sa formation, c'est la dynamique de suintement lent par laquelle la maison est construite de l'intérieur.
2. La beauté ainsi que la diversité des formes naturelles invite spontanément à en savoir plus, à extérioriser, à inventorier, à s'assimiler ce qui est assimilable et à comprendre ce qui est intelligible. Autant d'obstacles à une approche phénoménologique où il faudrait en rester aux premiers étonnements.
3. Dans l'art fantastique du Moyen-Âge sont souvent représentés des animaux chimères, sortant de coquilles (Baltrusaitis), à la manière d'Aphrodite. La coquille y est imaginée comme une marmite de sorcière d'où le grand sort du petit, la vie de la pierre. C'est une sorte de compression à rebours de l'évolution animale, la vie supérieure néantisant la vie inférieure liée à la pierre (exemple des mélusines, symboles d'alchimie, dans Psychologie et Alchimie de C. Jung). Au plan phénoménologique, toutes ces images illustrent le «sortir» dans sa pleine expression.
4. Les images fantastiques sont intéressantes par leur exagération. Dans les représentations fantastiques du Moyen-Âge, le mouvement de sortie semble amplifié tant dans le temps que dans l'espace, ce qui en renforce considérablement le dynamisme et fait ressortir l'agressivité de l'être préparant dans l'immobilité de sa coquille son explosion ultérieure.
5. La coquille, et son alter ego le fossile, comme modèle archaïque de toute forme vivante et, en corollaire, la vie pensée comme un agencement de formes passées par différents stades d'évolution jusqu'à l'homme. L'homme vu en somme comme une chimère de formes évoluées. C'est la folle conception de J.B. Robinet au XVIII dans son ouvrage Vues philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être… On pourrait être tenté de confier ce qui relève d'une rêverie savante profonde à la psychanalyse, tout comme on le fait avec les écrits imaginaires (ex. Marie Bonaparte pour Poë), notamment quand Robinet s'étend sur les «parties de la génération». Mais ici c'est bien plutôt la psychanalyse de la matière, avec le soutien de l'imagination humaine,  qu'il faudrait risquer pour résoudre les contradictions de la coquille (la rugosité de son extérieur versus la douceur ancrée intérieure).
6. La coquille susceptible de régénération, l'escargot comme allégorie du phénix, mais aussi de la résurrection. Symboliques développée par Charbonneaux-Lassay (Le bestiaire du Christ). Essayer de comprendre l'escargot au plan phénoménologique, c'est d'abord entretenir son émerveillement, comme un enfant (Abbé de Vallemont, Curiosités de la nature et de l'art ...).
7. Les rêveries pré-scientifiques du XVIIIè, telles celles de l'abbé de Vallemont, montrent comment l'image de la coquille cache une valeur onirique qui autorise son association avec cette autre valeur refuge qu'est le nid. C'est par exemple le cas du coquillage anatifère qui pousse sur la coque des navires. A l'époque, ce coquillage, formant des colonies était crû comme étant des nids de macreuses !
8. Certaines images inévitables sur la coquille des animaux sont entrés dans « le bazar des vieilleries de l'imagination» au point qu'elles la figent, telle celle de la maison que portent les limaçons. Mais un simple décalage suscitant des images particulières et dynamiques la réveille au contraire. Telle le colimaçon fabriquant sa coquille comme une cage d'escalier.
9. Le grand bénitier, coquillage géant (dont chaque valve pèse 250 à 300 kilos) associée à un délire de protection (A. Landrin, les monstres marins) - La moule barque de Bosch où l'on fait bombance -  Mais aussi,  à l'inverse, le rêve de repos du dormeur allongé au creux d'un canot.
10. La coquille piège (pinne décrite par Pline et rapportée par Mandrin) et la coquille piégée (l'huître qui s'ouvre à la pleine lune et que le crabe empêche de se refermer, rapportée par Léonard de Vinci) - la coquille squattée par le Bernard l'Ermite et la valeur morale de cette image, son association automatique avec le cou-cou, qui se cache et est capable de se métamorphoser .... en épervier (abbé Vincelot). (On est vraiment ici dans la digression).
11. Bernard Palissy cherche chez les animaux des formes modèles dont la reproduction par l'industrie humaine permettrait de remplir des fonctions spécifiques. Cette quête stimule à l'envi son imagination terrestre (spécialement avide de terre dure) pour la réalisation rêvée de deux constructions: la ville-forteresse et le cabinet de jardin. Pour la ville-forteresse, il s'inspire de la buxine, modèle de la retraite en spirale. Quant au cabinet de jardin, il le voit rugueux et hostile au dehors, fondu dans le rocher, et émaillé, lisse et uni et spiralé à l'intérieur, comme un coquillage. Cette grotte-coquille est à l'image de la forteresse, mais elle est faite pour un grand solitaire.
12. La carapace des animaux, notamment celle de la tortue, offre  des images qui recoupent les précédentes.  Mais une gravure qu'Ungaretti a vue chez le poète Franz Hellens rajeunit les images habituelles de la maison que la tortue porte sur son dos. Dans cette gravure un loup affamé est impuissant à manger une tortue qui s'est rétractée dans sa carapace plus vite que le bond du loup. La sympathie se porte alors sur le loup comme sur tous ceux qui crient famine. Ce type d'étrangetés place le phénoménologue de l'imagination devant un monde renouvelé.

LES COINS

1. Après l'étude des transpositions d'habiter que sont le nid et la coquille, le coin apparaît à première vue comme une source appauvrie, voire régressive, de rêveries et d'images de l'espace intime. Une étude psychologique l'associerait, de manière négative, à l'individu ramassé sur lui-même, blotti, renfermé, renfrogné, rencoigné. Et pourtant, pour le phénoménologue de l'imagination poétique, le coin est le germe d'une chambre, le lieu, riche de signification première, où l'être est réduit à lui-même, où il est à lui-même son propre espace.
2. Référence à un roman de Hugues (Un cyclone à la Jamaïque), où la petite héroïne, sortant du coin-refuge où elle se tient habituellement à l'avant d'un navire, découvre tout à coup qu'elle est elle. Sa prise de conscience est bien liée à un jeu de spatialité mais l'auteur met uniquement l'accent sur le cogito de la sortie en taisant (on en refoulant ?) les rêveries propres au coin lui-même, alors que celles-ci avaient peut-être un rôle majeur dans la construction de la révélation.
3. Profondeur inégalable de la rêverie du coin dans le roman autobiographique de Milosz: l'initiation amoureuse. Il s'agit d'une rêverie ressuscitant des moments de méditation solitaire d'un amoureux déçu dans un coin d'une grande demeure, entre une cheminée et un bahut de chêne. Il y règne une sorte de jouissance maussade à base de nostalgie, de complaisance cynique envers soi et d'attachement à des choses usées et insignifiantes (tête de poupée, lampes, ...). La rêverie est ici dissociée de la mémoire et nous parle non pas de l'être mais d'une antécédence sans âge.
4. Les rêveries courtes et déliées, telles celles qui, nous invitant à suivre le trajet d'une fissure ou d'une moulure au plafond, nous désignent le coin de la pièce où nous reposer, ne doivent pas être négligées (P.A. Birot). La volute est une anse, la courbe un giron, et les mots sont accueillants et souples, autant que les choses qu'ils signifient ou évoquent. Tellement que chez certains écrivains les mots se substituent délibérément aux choses intimes (Leiris, Biffures) ou que leur association en notions intelligibles sont autant de petites huttes (Joubert). Pour le rêveur les mots sont d'ailleurs de petites maisons à trois niveaux: le sens commun au rez-de-chaussée, l'abstraction à l'étage, le rêve à la cave.
MINIATURE
1. La miniaturisation, telle que la propose naturellement l'imagination et qu'elle est transposée en littérature, n'est pas une pure fantaisie. Elle cache une réalité psychologique dépassant le simple attrait pour les rapports de similitude. Nodier, dans sa Fée aux miettes, imagine des situations où la miniaturisation équivaut à des expériences de topophilie, à une recherche de la beauté intérieure. Pourtant, il tend lui-même à les rationaliser, à les réduire à une participation spontanée à la réalité des jouets.
2. Par contre Herman Hesse (conte dans la revue Fontaine), décrit un prisonnier capable de s'évader en se faufilant dans le train qu'il a dessiné sur le mur de sa cellule entrant dans un tunnel. Dans ce cas, l'imagination pure domine la représentation comme une faculté première et la miniaturisation, comme toute forme d'inversion des valeurs, nous redonne plein pouvoir sur le monde.
3. Cyrano de Bergerac compare la pomme à un univers en miniature dont le pépin serait un soleil. Cet exemple permet de dégager les caractères de l'imagination miniaturisante: inversion totale des valeurs (c'est le pépin et non la pulpe qui est ici la source de la chaleur vitale); majoration excessive des valeurs; coalescence des valeurs. L'image ainsi inventée s'accomplit en elle-même: elle n'a pas été précédée de pensées et elle n'a pas à être confrontée à la réalité objective.
4. Ces caractéristiques se retrouvent dans l'exemple du botaniste à la loupe qui, emporté par son imagination, trouve dans la fleur la miniature d'une vie conjugale, dans une sorte d'harmonie rêvée et la chaleur de l'intimité (Dictionnaire de botanique chrétienne). La loupe rénove radicalement le regard en y immisçant l'imagination de l'enfance. [Il est étonnant qu'ici B. n'ait pas mentionné l'inversion du regard opéré par la loupe: il n'y a pas ici de réduction des dimensions du réel, donc miniaturisation, mais tout au contraire un grossissement qui permet l'accès de l'imagination !].
5. Le poète, plus encore que le botaniste amateur simplement échauffé par son émerveillement, peut exagérer à l'envi son étonnement devant les formes révélées par l'effet de grossissement, tel Pierre de Mandiargues contemplant les déformations mobiles provoquées par les noyaux de verre d'une vieille vitre (L'oeuf dans le paysage), ou regardant avec une attention de verre grossissant la fleur d'une euphorbe et la magnifiant à la hauteur d'une forteresse dressée dans le désert (Marbre).
6. Les miniatures du Moyen-Âge, qui s'attardent sur tous les détails de la représentation, nous interpellent comme des oeuvres de travail patient, voire de paix. Par elles, le monde extérieur est dominé comme par des ondes émanant du rêveur. Celui qui les regarde doit être lent et oisif. On trouve leur équivalent en littérature (Hugo, Le Rhin, description d'un carré de gazon) et même en philosophie, comme le témoigne cet ouvrage-même. L'antithèse, c'est l'intuition large qui nie le monde pour en faire une entité unique finalement insaisissable.
7. La reconnaissance, par le poète, de la vie en miniature telle qu'elle se perçoit chez les végétaux en particulier, introduit dans la fiction une pulsation entre le grand et le petit et un appel à la verticalité au coeur d'un récit globalement linéaire (J.P. Jacobsen, Niels Lyne), à l'origine d'une poésie de nature cosmique. L'intuition littéraire de la vie microscopique du végétal peut même créer un climat dramatique (Audiberti, Abraxas). Si l'imagination a une certaine facilité à magnifier les choses minuscules pour les transposer dans un cadre élargi (exemple: la mousse sur une veille pierre vue comme une forêt), l'inverse est moins spontané.
8. Les contes de notre enfance rapportant les tribulations d'un personnage minuscule, comme le Petit Poucet, ne suscitent généralement que des transpositions de situations et d'images, ordonnées rationnellement, où la vie n'est pas véritablement rêvée à l'échelle réduite, et où, finalement, le germe du conte est fuyant. De tels contes se complaisent souvent dans la description du ridicule et du cocasse des situations. Or il s'agit d'une dénaturation des contes primitifs comme le montre l'ethnologue des légendes qu'est Gaston Paris (Le Petit Poucet et la Grande Ourse). A l'origine, le Poucet est en effet un centre de décision dans un petit espace, la grandeur dans un lieu minuscule ou gît la force primitive, comme l'illustre son action directrice dans l'oreille du cheval. Selon G. Paris, la clef de cette légende est dans le ciel-même, le Poucet conduisant la constellation du Grand Chariot !
9. De manière surprenante, cette image recoupe celle du poème de Rimbaud:
Petit Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse.
L'analyse causale psychanalytique faite par C.A. Hackett (Le lyrisme de Rimbaud) consiste à relier la Grande Ourse à la prison maternelle ou à l'enseigne d'une taverne de village. Or l'image impose ici directement sa puissance onirique sans qu'aucune explication soit nécessaire. D'autant plus qu'elle semble avoir ici retrouvé involontairement un archétype primitif. Le poète a reconnu son gîte,  sa maison cosmique: ce quadrilatère qui parcourt le ciel en revenant régulièrement à sa place.
10. Le cadre de la vie courante peut lui aussi être grossi à la dimension du ciel et l'on peut faire un soleil de la lampe au dessus de la table à manger familiale, et faire jouer dans les deux sens cette rêverie transformante faisant du soleil le grand luminaire du monde (Supervielle, Gravitations). Cette souplesse de l'imagination par laquelle le minuscule et l'immense sont consonants est bien illustrée par Claudel dans Les Cinq grandes odes.
11. L'être qui regarde dans le lointain, y compris dans le ciel, fait une miniature de choses multiples et dispersées: en les rassemblant il les offre à sa possession (Joë Bousquet, Le meneur de lune). Il en est ainsi des rêveries du clocher qui, si banales qu'elles soient en littérature, n'en traduisent pas moins la spécificité de la solitude de la hauteur.
12. Les images de l'espace relèvent a priori de la vision mais il y aurait intérêt à étendre le propos sur la miniaturisation aux autres sens et l'on pourrait ainsi parler de miniature sonore. En psychologie la notion de seuil s'impose objectivement comme définissant ce qui relève du normal et du pathologique mais dans le domaine de l'imagination, hallucination mise à part, les signes qui importent sont infra-liminaux car ils désignent l'origine et pointent les menaces venues de très loin. Ainsi de la Maison Usher de Poë, récit envisagé comme une immense et complexe  miniature sonore (la voix du poète murmurant à notre oreille).
13. De simples vers (nombreuses et brèves citations) font entendre les imperceptibles murmures, soupirs, gazouillements, provenant qui des fleurs, qui des arbres, qui des couleurs, mais aussi les silences immémoriaux qui remontent du passé (Milosz, Les Lettres). On entend même les choses exister avec nous, invisiblement et inaudiblement, et c'est là sans doute l'origine de la voix qui annonce l'être (Claudel, l'Annonce faite à Marie). En fermant les yeux, on s'entend voir et, surtout, écouter.

L'IMMENSITÉ INTIME

1. La rêverie d'immensité est consubstantielle à l'imagination, elle s'émancipe d'emblée tant à partir du souvenir (les espaces immenses dont nous avons vécu la présence), que des objets qui, au présent, nous y appellent. Par essence, elle fuit les espace finis et nous projette vers l'infini. La rêverie d'immensité ramène directement à la conscience d'agrandissement en nous, à notre être immensifiant.
2. L'immensité intérieure est bien représentée par la forêt, que l'on peut résumer comme l'immensité sur place de la profondeur, comme transcendant psychologique invitant à la pénétration du monde derrière son voile d'arbres (Marcault et Thérèse Brosse, L'éducation de demain).  La forêt impressionne par sa grandeur: elle est immédiatement sacrée (P.J. Jouve); elle s'impose par sa paix qui est la paix de l'âme (P. Gueguen, La Bretagne) ou elle suscite une appréhension devant l'imagination de la création (R. Ménard, Le livre des arbres). Elle n'a pas d'histoire, c'est pourquoi lui associer systématiquement le mot ancestral est une facilité, une valorisation superficielle. Mais alors pourquoi dans l'imagination la forêt est-elle toujours dans un antécédent ? [Dans cette section B. me paraît confus, mélangeant emprunts littéraires et arguments sans cohérence ni liaison des images].
3. Inversement, l'immensité peut-être ressentie par le rêveur contemplatif, non pas dans sa transcendance impressionnante, mais dans une forme d'intimité partagée par laquelle s'instaure un dialogue entre deux solitudes (Milosz, l'amoureuse initiation). Une pulsation qui résout la dialectique du grand et du petit.
4. Longue section [brillante et convaincante] sur l'emploi du mot "vaste" chez Baudelaire et de sa profonde résonance intime chez le poète, comme marque de l'infini intime. Ce mot n'est pas utilisé machinalement, comme un tic de langage, car Baudelaire prend toujours garde à ne pas associer aux substantifs des adjectifs redondants. On note d'abord les nombreux exemples où Baudelaire accole l'adjectif à des objets symboles de l'immensité externe, à des nids d'immensité: les loisirs, le silence de la campagne, les nations comme êtres collectifs, un simple navire, etc.... Mais ces objets offerts à la contemplation reflètent en fait les vastes pensées de l'homme, de même que le pouvoir de l'âme, notamment de l'âme lyrique, à faire de vastes synthèses, à établir des correspondances. Cette puissance illimitée est exercée par une sur-conscience qui confère l'infinitude au simple spectacle de la réalité, qui devient alors une sur-réalité. Plus encore, avec la musique (Wagner, Liszt) les figures qui renferment les germes d'immensité se dilatent jusqu'à un point de dissolution où le monde sensible est entièrement absorbé dans l'immensité intime, dans l'immensité pure, sans attribut ni décor, et qui est autre chose que l'infini des géomètres. D'ailleurs, toute cette profondeur n'est-elle pas contenue dans le mot vaste lui-même, et peut-être même dans l'anacoluthe de l'immensité intime que forme la voyelle "a" ?
 6. Conférer l'être à un arbre, c'est le mettre en lien direct avec notre propre âme (Supervielle, l'escalier). Et lorsque ce lien est établi, alors son espace interne amorce une expansion sans limites, à l'unisson de son rêveur et que n'entrave aucune borne extérieure (Rilke). L'espace poétique, contrairement à cet autre espace intime qu'est l'espace affectif, est ainsi voué à grandir. La substance de l'arbre (qui est miel pour Joë Bousquet) est ainsi une ex-stance, consonnante avec l'intimité immense du rêveur. Les deux existants partagent un même espace de conscience, un espace dont l'horizon a ici autant de valeur que le centre.[section assez difficile à comprendre donc à résumer]
7. La dialectique du centre et de l'horizon ne se vit pas de manière identique pour tous les rêveurs. Tandis que Rilke sent s'affirmer sa propre grandeur, sa domination,  dans un paysage de plaine, Bosco (Hyacinthe, L'Antiquaire), dans la même situation, se perçoit au contraire flottant, dispersé. Toutes les nuances de l'imagination poétique sont possibles en fonction de l'humeur du rêveur et de la configuration particulière de l'espace. L'expérience intime du désert est très intéressante chez un voyageur plein de songes tel que Philippe Diolé (Le plus beau désert du monde). Océanographe et plongeur, il a vécu l'eau des profondeurs marines comme l'expérience intime d'un espace-substance à une dimension portant le signe de l'illimité. Le désert était pour lui l'occasion de renouveler le poème intérieur de ses relations à l'espace. Et, tout en étant capable de vivre le désert comme une concentration intérieure de l'errance, ce qui montre la réaction intense et spécifique de son être intime dans cette nouvelle situation, il y est demeuré constamment sous l'emprise des images de l'eau océanique, seule manière qu'avait trouvé son psychisme pour rendre supportable l'aridité, le silence et la solitude du désert. L'être-là a soutenu un être de l'ailleurs, en ayant recours à une très concrète imagination matérielle.
 8. Après des images héroïques, une image littéraire plus familière, celle du lièvre de d'Annunzio regardant immobile l'horizon de la plaine, toute inquiétude suspendue. C'est l'instant sacré de la contemplation, par laquelle l'oeil arbitre la dialectique de l'immensité et de la profondeur.

DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS

1. La dialectique du dedans et du dehors est le plus souvent traitée de manière géométrique, en la réduisant par exemple à celle de l'ouvert et du fermé, en accentuant les oppositions et même en aliénant les deux termes l'un à l'autre. Les philosophes finissent ainsi par fonder des notions métaphysiques aussi importantes que celle de l'être ou de l'au-delà sur des expériences schématisées.
2. Sévère critique des philosophes modernes qui utilisent complaisamment les conglomérats de mots à visée localisatrice séparés par des traits d'union, comme l'être-là, et qui ne s'avisent pas assez que les mots ajoutés, ici: là, peuvent, à leur insu, imposer leur signification, donc déformer la perception première ou l'appauvrir considérablement. Idem pour les mots démembrés, par exemple ceux dont le préfixe est détaché du corps. S'agissant de l'être, l'expérience montre que si l'on utilise malgré tout une métaphore [et ici B. fait sa propre autocritique !], c'est celle de spirale qu'il faudrait retenir et non pas de centre. Il faut en appeler ici à la nuance, à la mise en garde contre toute intuition qui aurait un caractère définitif, à toute symétrie ou dichotomie tranchée, à la prise en compte, au contraire, de la différence de qualité entre le dedans et le dehors.
3-4. L'essentielle porosité entre le dedans et le dehors de l'être est illustrée par un poème [des plus hermétiques] de Henri Michaux, L'espace aux ombres (dans Nouvelles de l'étranger). Il est ici sur-interprété par B. dont on sent le parti-pris de de vouloir attribuer à seule poésie le pouvoir de rendre compte de certaines évidences métaphysiques en laissant la bride sur le cou à des images portées jusqu'à l'excès voire jusqu'à l'exaspération [personnellement, B. me laisse ici sur ma faim: il aurait été intéressant d'analyser en quoi Michaux échoue ici à nous faire comprendre le trouble de l'être]. C'est donc à la surface entre le dedans et le dehors qu'il conviendrait de capter les mouvements d'ouverture et de fermeture, l'homme étant l'être entr'ouvert par excellence.
5. La porte met en relation le dedans et le dehors. Fermée, verrouillée, cadenassée, simplement ouverte, entrebâillée, grande ouverte, ... à elle seule elle dit les hésitations, les craintes, les désirs, la tentation, les curiosités, le danger. A tel point qu'elle contient, comme le seuil où elle s'articule, deux des êtres profonds qui sont en nous: celui qui s'en tient au monde connu et peuplé, et celui qui se donne à la liberté et à la solitude.
6.  Quand le poète évoque un lieu, un espace extérieur qu'il a dans la tête, ce n'est pas de sa représentation par les centres nerveux (par exemple via la mémoire) qu'il parle. Non, c'est bien à la lettre le dehors qui est dedans: il y a renversement des perspectives et des emboîtements. Le courant des images va de l'un à l'autre et inversement, quelquefois dans la quiétude, quelquefois dans un conflit dramatique plein d'énergie. Chez le surréaliste Tristan Tzara (Où boivent les loups), l'intimité d'une chambre se niche en lui, humble et reposée, ou bien c'est le soleil et le bourdonnement des abeilles d'une ruche qui s'y installe. Pour Pierre-Jean Jouve (Les noces) son secret est une cellule peinte à la chaux au cœur de laquelle l'être se tient. Pour Maurice Blanchot (L'arrêt de mort), la chambre familière est entrée en lui, elle est un espace si intime qu'il pourrait se passer de sa réalité matérielle. Plus négativement, l'osmose est telle entre le dehors et le dedans que l'être est comme envahi et débordé au point de fuir du dedans vers le dehors (Rilke, Les cahiers). Dans le cas de Balzac (Louis Lambert), la résistance de l'être aux contraintes extérieures est telle qu'il est en mesure de faire «reculer l'espace devant lui».

PHÉNOMÉNOLOGIE DU ROND

 1-2-3. Plusieurs auteurs de vocation différente ont indépendamment posé la vie, ou l'être, comme étant ronds (Jaspers, Van Gogh, La Fontaine, Bousquet). Il s'agit d'une image première qui s'impose d'elle-même, et qu'il faut absolument appréhender dans son émergence phénoménologique, sans emprunter aux discours philosophique et psychanalytique. [Dans cette insistance appuyée B. semble lutter contre sa propre tendance à l'intellectualisme, et faire le constat de son impuissance à conférer une expression originale, notamment poétique, - car c'est la seule qui compte -, à cette image si puissante de la rondeur de l'être].
4-5. Michelet (L'oiseau) et Rilke (Inquiétude), décrivant l'oiseau, le premier comme une «concentration vivante», le second comme un cri vers lequel le monde vient se recourber pour en adopter l'arrondi. Cette courbure du monde se fait aussi autour de l'arbre isolé dans la plaine, un simple noyer (Rilke, poèmes français): dans son développement tendu vers le ciel et sa résistance aux aléas, il demeure lui. L'arbre rilkéen illustre la permanence de l'être.
[voir l'oeuvre du philosophe-esthéticien contemporain Peter Sloterdijk intitulé Sphères]
FIN DU RÉSUMÉ
GILLES-CHRISTOPHE, 2016