G. BACHELARD - LA PSYCHANALYSE DU FEU

CHAPITRE PREMIER 

Feu et respect, le complexe de Prométhée

Section I

Le feu est chargé de valeurs antithétiques mais surtout complémentaires (intimité versus universalité; paradis versus enfer; plaisir versus punition, etc..) qui en font un principe d’explication universelle.
Son intense valorisation affective est attestée par le rôle thérapeutique que lui supposaient encore, du moins sous sa forme “balsamique”, les médecins du XVIIIè.

Section II

Le feu familier, celui de l’âtre, est l’objet d’un culte patriarcal, dans lequel la maîtrise des flammes est élevé au rang d’art magique ou de science.

Section III

Lorsqu’on examine, dans le cadre d’une psychanalyse de la connaissance objective, les rapports entre l’objet “feu” et les valorisations subjectives qui s’y rattachent, il faut garder en mémoire que le feu est appréhendé en premier lieu dans sa dimension sociale et non pas seulement selon des considérations naturelles ou utilitaires.
Le feu est en effet lié au respect dû au pater familias, un respect que l’enfant finit par défier en tentant lui-même de maîtriser le feu à sa façon. Cette transgression, qui constitue le complexe de Prométhée, est aussi accès au savoir.
Le complexe de Prométhée constitue une force d’intellectualisation, une forme d’inconscient de l’esprit scientifique, qui réside dans une zone moins profonde que celle des instincts dits primitifs, notamment sexuels. Le désir de savoir pour savoir est un ressort fondamental de l’esprit primitif, et la quête du savoir, qui est au cœur de l’approche du feu, ne peut être uniquement rattachée à des besoins utilitaires.
Citation: « Le complexe de Prométhée est le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle. »

CHAPITRE II 

Feu et rêverie, le complexe d’Empédocle

Section I

La psychiatrie moderne a amplement traité les maladies de l’esprit liées au feu par l’étude de la psychologie de l’incendiaire et celle des rêves sur le feu. Ce n’est pas l’objet de cet essai qui s’attachera essentiellement aux rêveries sur le feu.
La rêverie se distingue du rêve par le fait qu’elle est centrée sur un objet, qu’elle s’y attarde et qu’elle y revient toujours (c’est celle qu’évoque le foyer dans la cheminée), tandis que le rêve chemine linéairement hors de son point d’origine.
La rêverie devant le foyer est une rêverie du repos et de la méditation, qui s’impose naturellement, même à l’enfant, et qui suggère au corps une attitude particulière, celle du penseur.
Le feu dans la cheminée est un luxe de sensations offert à tout un chacun, notamment dans toutes ses implications gastronomiques (les pommes de terre dans la braise, la goutte d’eau vaporisée sur l’œuf, le doré et le croustillant des gauffres), ceci loin des seules considérations utilitaires. Notre attitude devant le feu montre que nous sommes avant tout des êtres de désir et non de besoin.

Section II

Mais cette rêverie devant le feu se prolonge inévitablement en suggestions plus profondes et plus dramatiques sur le devenir et sur la mort, sur l’appel du bûcher,  pensées qui détermine ce que Bachelard propose d’appeler le complexe d’Empédocle.
Bachelard illustre ce complexe d’Empédocle par un passage d’une œuvre de jeunesse de George Sand, Histoire du rêveur, où un voyageur ayant entrepris de monter au sommet de l’Etna se laisse aller à la rêverie, pendant le bivouac, devant un feu de bois. Il identifie son destin à celui des phalènes qui se jettent dans les flammes puis il supplie l’esprit du volcan de « l’enrouler dans son manteau de pourpre », comme pour s’anéantir dans l’éternité.
Ce type de rêverie amplifiante doit être rattachée aux origines de la pensée philosophique où le feu, constituant fondamental de l’univers, était un compagnon d’évolution humaine : mourir en lui, mourir avec lui, c’était se fondre dans le cosmos. C’est, dans l’Empedocles de Holderlin, ce que ressent le héros mythique lui-même, être sans faiblesse, non entravé dans les chaînes de la sensibilité moderne (comme l’est Hyperion).
L’unité d’une œuvre poétique telle que l’Empedocles repose sur le complexe psychologique sous-jacent qui la relie authentiquement à l’inconscient.
Même si le feu a perdu son importance en tant que réalité objective et source de connaissance, il reste une source de rêveries inconscientes, ce qui montre que « Le rêve est plus fort que l’expérience. »

CHAPITRE III

Psychanalyse et préhistoire, le complexe de Novalis

Section 1

Bachelard met en doute la valeur de l’explication rationnelle et objective pour comprendre de manière rétrospective comment les hommes préhistoriques ont appris à reproduire le feu par le frottement de deux pièces de bois. Les scientifiques modernes supposent qu’ils n’ont fait qu’imiter la nature en observant des phénomènes se produisant de manière récurrente, mais, ce faisant, ils oublient les conditions psychologiques dans lesquelles les découvertes primitives se sont faites.

Section II

Citation : « L’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction du feu »
L’explication psychanalytique est plus plausible pour Bachelard que l’explication rationnelle et objective. Le frottement c’est celui des corps, avec la chaleur qu’il génère. Et cette explication semble rendre compte compte de nombreux contes et légendes, ainsi que Max Muller l’avait déjà perçu dans son ouvrage Origine et développement de la religion (1879). Qui plus est, elle implique le complexe d’Œdipe lui-même puisque le feu primitif, aussitôt né, dévore les pièces de bois qui l’ont engendré. Mais Max Muller s’est arrêté au seuil de l’explication psychanalytique: il n’a pas vu que la vivacité et l’agilité qu’on accorde au feu, c’est celle des caresses intimes.
Citation: « Avant d’être le fils du bois, le feu est le fils de l’homme »

Section III

Nul besoin d’aller chercher chez les peuples primitifs les témoignages d’une psychologie de la primitivité. Tout scientifique devant un phénomène inconnu mobilise d’abord des intuitions subjectives profondes de nature primitive, qui peuvent être autant de sources d’erreurs.
A titre d’exemple Bachelard évoque la notion du « feu électrique sexualisé », développée par un certain Rabiqueau au XVIIè. Dans une forme qui nous paraît désormais parfaitement ridicule, ce médecin, par ailleurs très écouté, défend une théorie électrique des sexes, basée sur la notion d’échauffement causé par par des des « pointes d’esprit de feu », et rendant compte de toutes les phases de l’acte sexuel !
A la même période, cette hypothèse du feu électrique n’a pas de résonance intime chez certains esprits très rationalistes, comme chez Mme du Châtelet. L’absence de lien avec un inconscient primitif profond (qui produit en général une explication de nature substantialiste), les fait aussi résister à la théorie cinétique de la chaleur, théorie pourtant parfaitement scientifique basée sur l’arrachement des particules provoquée par le frottement.
Citation: « Il lui faut une explication substantialiste, une explication profonde. La profondeur, c’est ce qu’on cache; c’est ce qu’on tait. On a toujours le droit d’y penser. »

Section 4

Cette section est articulée autour de l’idée que le geste primitif de frottement de deux pièces de pierre ou de bois, nécessaire à la production du feu, est riche d’une intense valorisation sexuelle.
Pour comprendre les primitifs il faut se libérer des idées fausses d’utilitarisme strict et de souffrance qu’on croit associé à ces âges. Le primitif est également insouciant, soucieux de plaisir, et enclin aux rêveries sexuelles.
Le geste de « frottement du pilon sur la rainure de bois sec » déclenche, par sa durée, son rythme, sa vibration (dynamogénie rythmée) une forme d’euphorie à base affective profonde.
Nous sommes capables, par sympathie, de retrouver les gestes primitifs presque spontanément, comme l’illustre l’épisode de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre où Paul met le feu à un palmiste en frottant deux branches d’essence différente (symbolisant les deux sexes), ceci afin de récupérer son fruit. Ce geste peut évidemment être interprété comme un acte sexuel symbolique avec Virginie. Il en serait de même, exemple plus trivial, pour « l’astiquage amoureux des meubles par les ménagères ».
Au delà, Bachelard suggère, à la suite de C. Jung, de rechercher toutes les composantes de la libido dans les activités primitives, non seulement dans l’art où la libido est dite “sublimée” mais dans toutes les activités de l’Homo faber où la main est aussi caresse, discontinue et brutale pour la pierre taillée, doux et continu pour la pierre polie.
Citation: « Le brutal brise le silex, il ne le travaille pas. Celui qui travaille le silex aime le silex et l’on n’aime pas autrement les pierres que les femmes. »

Section V

Quel est le ressort originel des traditions universelles des fêtes du feu et notamment du « feu nouveau » ? Bachelard s’oppose très clairement aux interprétations rationalisantes et utilitaristes de Frazer qui, dans le Rameau d’or, les réduit à la célébration des divinités de la végétation des forêts.
Pour Bachelard, à la suite de Jung dans son ouvrage Libido, et conformément à une explication profondément animiste, il convient d’inverser l’explication et d’admettre que le feu est adoré pour lui-même en tant que symbole sexuel.
Cette sexualisation primitive du feu est largement attestée par les nombreuses formes des rites de célébration (d’ailleurs décrits avec force détails par Frazer), qui sont à l’évidence autant de rites de fécondité mettant principalement en scène les jeunes gens en âge de se marier.

Section VI

Bachelard complète sa critique de Frazer qui dans son ouvrage sur les Mythes sur l’origine du feu, multiplie les exemples de légendes (Australie, Océanie, Amérique du Sud) où les traces sexuelles sont évidentes, mais où il  leur confère une explication purement réaliste en escamotant l’explication psychanalytique.
Dans ces légendes ce sont de petits animaux facétieux et agiles (notamment les oiseaux à queue rouge), soit les femmes, qui volent, cachent ou manipulent le feu. Dans tous les cas, ces actes sont accompagnés d’états psychologiques exceptionnels, qui vont de la douceur à la violence, conférant au feu sa nature-même.
Pour Bachelard, la métaphore du feu précède sa réalité dans l’esprit primitif et non le contraire. Cette conviction est illustrée par la légende d’une femme qui cache le feu dans son utérus (métaphore) et qui en l’expulsant le fait mourir. Le feu est alors ressuscité par l’action du poivre rouge (représentant ici le principe de réalité).
Citation : « la phénoménologie primitive est une phénoménologie de l’affectivité : elle fabrique des êtres objectifs avec des fantômes projetés par la rêverie, des images avec des désirs, des expériences matérielles avec des expériences somatiques, et du feu avec de l’amour. »

Section VII

Chez certains romantiques allemands, on note cette expérience primitive du feu sexualisé avec l’idée de chaleur intime (callidum innatum) générée par le contact des corps, indissociable de l’amour mais aussi de la nostalgie du nid, du retour au foyer (von Schubert).
Novalis illustre cette expérience intime, par laquelle l’amour et le feu sont causés par le toucher des corps, dans certains de ses contes, notamment dans Henri von Ofterdingen: friction de Freya, la fille du roi Artur par ses servantes, simple toucher par elle de l’écu du chevalier etc..
Le complexe de Novalis, création de Bachelard, c’est celui de l’aspiration à la chaleur intime et profonde qui se trouve au cœur de l’être aimé mais aussi au cœur de la terre, (attesté par le métier de géologue exercé par le poète), de la recherche d’une forme de « sympathie thermique » avec le feu générateur profond, sans souci de lumière ni de ciel, donc à rebours du ciel et des astres.
Commentaire: le complexe de Novalis est une notion inédite qui aurait nécessité une définition moins vague que celle suggérée par ces deux ou trois paragraphes. On est gêné par la confusion répétée entre les deux notions de chaleur et de feu et par l’absence d’explicitation de la notion de nostalgie, évoquée en début de section. Cette nostalgie du nid, que ne comble pas l’amour de la femme et que seules les entrailles de la terre peuvent remplacer, peut être aussi bien être rattachée à notre origine utérine plutôt qu’au feu primitif qui, pour le coup, apparaît comme une notion appauvrissante et plutôt superficielle au plan psychanalytique.

CHAPITRE IV

Le feu sexualisé

Section I

Ce chapitre aborde la valorisation sexuelle du feu dans sa forme non plus primitive mais “moderne”, notamment chez certains amateurs du XVIIIè, chez lesquels elle devient franchement ridicule car elle prétend à la qualité de science.
Bachelard cite un certain J.B. Robinet (deuxième moitié du siècle dit des Lumières !) qui voit dans le feu l’activité d’Êtres ignés, générés comme autant de germes par le tonnerre ou les volcans, capables de se reproduire, de vivre en collectivité (les étincelles comme les fourmis dans la fourmilière) et de se manifester dans leur individualité (les couleurs par exemple), et dans toutes les phases de leur vie mortelle.
Bachelard note qu’en estompant l’expression ridicule de Robinet, en la rendant plus vague et en gommant son caractère assertif et sa prétention à la science, en inversant la direction du regard, bref en revendiquant la subjectivité, on parviendrait presque à lui donner une forme poétique !
Commentaire: l’exemple de cette section n’illustre pas une valorisation de la sexualité sensu stricto mais plus largement de la vitalité.

Section II

Au delà de cette conception strictement germinale, le feu rend compte, jusque chez des auteurs du XIXè, de différentes propriétés et caractéristiques de la vie, notamment du déterminisme des sexes. Le feu serait ainsi associé qui au sperme, qui au sexe masculin, qui encore au tempérament masculin. Chez un certain J.P. Fabre,  les hommes ne seraient en somme que des « femelles dilatées » par le feu intérieur. Et mille autres balivernes (Bachelard emploie le mot vésanies) de la sorte.
Que des hommes réputés intelligents et cultivés du XVIIè et du XVIIIè siècle aient pu proférer de telles inepties sans avancer le moindre début de preuve expérimentale montre qu'encore très récemment le langage, avec ses étymologies premières et ses métaphores inconscientes, ne se distinguait pas radicalement de la réalité perçue, et que le mot valait la chose en somme. Depuis cette époque, nous avons appris à nous méfier des seuls mots pour définir les objets scientifiques et nous avons la prétention de déjouer les pièges de l'inconscient, du moins à une échelle aussi grossière.
Quand un alchimiste (1723) avance que le feu, principe mâle, « informe » la matière femelle qu'est l'eau, qu’elle l’ « élémente » , la métaphore revêt un caractère abstrait, flou et mystérieux. Cette forme la rend acceptable pour la sensibilité contemporaine: tout en étant moins ridicule que les élucubrations précédentes, elle n'en est pas moins dépourvue de tout caractère scientifique.
Citation: « Mais que penser d’une philosophie de l’élément qui prétend échapper à une critique précise et se satisfaire d’un principe général qui, dans chaque cas particulier, se révèle lourd de tares premières, et naïf comme un rêve d’amant ? »

Section III

L'alchimie est « traversée par une rêverie sexuelle » qui se réalise autour du foyer, du «  feu clos ». Les différents vases alchimiques sont autant d'organes du corps humain, l'homologie symbolique avec les organes sexuels étant évidente.
Le feu est ici doté de trois natures différentes et complémentaires: (1) le « feu naturel », de nature masculine, concentré dans les métaux, difficile à mettre en action; (2) le « feu innaturel », de nature féminine, dissolvant universel, recouvrant la nature sous forme de fumée blanche; (3) le « feu contre-nature » (dont je n'ai pas compris les caractéristiques d'après la description elliptique de Bachelard, mais je serais curieux de savoir de quoi il s'agit). Le principe féminin attaque les choses du dehors, le principe masculin du dedans: il peut ouvrir les corps, image manifeste de l'acte sexuel.
Une autre image récurrente des alchimistes, mais aussi de poètes (Novalis), est celle du « mariage de la terre et du ciel », métaphore puissante représentant tout à la fois la solidarité, la polarité et la réversibilité entre matière et idéal. L'alchimiste (mais aussi le poète) doit savoir dissoudre la terre, puis distiller la solution pour mieux la sublimer. In fine, le sublimé est séparé de la cendre, le ciel de la terre.
Le feu sexualisé revêt ainsi les caractères de dualité, d'ambiguïté propres à en faire plus qu'un symbole: un principe d'explication universelle.
Citation: « Ainsi le feu sexualisé est par excellence le trait d’union de tous les symboles. Il unit la matière et l’esprit, le vice et la vertu. Il idéalise les connaissances matérialistes; il matérialise les connaissances idéalistes…La raison d’une dualité si profonde, c’est que le feu est en nous et hors de nous, invisible et éclatant, esprit et fumée. »

Section IV

Le feu introduit une méditation primitive sur la profondeur, le devenir et la limite alors que l'homo faber envisage le plus souvent son rapport aux choses dans une zone plus périphérique, rattachée aux formes et aux gestes. Rodin, le sculpteur l’avait bien compris qui disait:
« Toute chose n’est que la limite de la flamme elle doit son existence »
Cité par Max Scheler, Nature et forme de la sympathie
Le rapport de l'homme au feu apparaît dès lors comme un combat amoureux au cœur de la substance, comme l'illustrent les arts du feu (d'Annunzio, Le Feu ; Valéry, Pièces sur l’Art). Contrairement à la plupart des phénomènes familiers auxquels l'homme est confronté, par exemple l'alternance du jour et de la nuit, le feu s'impose dans l'esprit primitif, comme la cause de ses propres effets et ne se restreint pas au pur phénomène.

CHAPITRE V

La chimie du feu : histoire d'un faux problème

Section I

Chapitre consacré à la connaissance objective des phénomènes produits par le feu, appelés pyromènes. Autrement dit approche inversée par rapport à ce qui précède: on analyse les obstacles épidémiologiques, liés aux valorisations inconscientes, de l'approche dite scientifique et l'on ne part pas des rêveries.
On découvrira notamment que l'absence d'objectivité de certaines conceptions inconscientes (par exemple dans l'aristotélisme) garde un certain caractère de plausibilité et que certains principes d'explication scientifique résultent de ces conceptions-même.

Section II

Le feu est longtemps resté une cause universelle, cause qui était à elle-même son effet, et inversement. Ne pouvant l'expliquer, les pré-scientifiques le plaçaient à l'origine de tout. Les conceptions qu'on s'en est fait oscillaient de la vie (obstacle animiste) à la substance (obstacle substantialiste) sans trouver leur assiette définitive et sans aboutir à une vraie science.
Exemple de substantialisation: la concentration du phlogistique, matière du feu libérée par la combustion, rend compte de caractères apparemment contradictoires attachés au feu: vif et rapide dans le papier où le logistique est dispersé; profond et durable dans le charbon où il est concentré. Exemple d'animisme: le feu semble exercer une véritable résistance soit à l'extinction, soit à l'allumage, comme s'il était animé d'une volonté ou sujet aux caprices.
Commentaire: n'aurait-il pas fallu d'emblée, au seuil de ce chapitre, dire en quoi le problème du feu, tel que l'ont posé les «pré-scientifiques», était un faux problème ? Cela aurait libéré la réflexion pour accéder au cœur du sujet: les valorisations psychologiques inconscientes comme autant d'obstacles à la connaissance scientifique ? Pour moi, le faux problème tient au fait que le feu a été considéré comme une réalité élémentaire, un élément au sens substantialiste du terme, alors que le phénomène feu est un effet complexe résultant de plusieurs causes primaires et provoquant plusieurs effets de nature physico-chimique différente. L'obstacle essentiel ici, celui qui me semble présider à tous les autres, ne m’apparaît pas tant de nature affective et inconsciente, qu'intellectuelle, à savoir le besoin inné d'unité requis par l'entendement. C'était le mouvement naturel des philosophes pré-socratiques qui rattachaient la signification du monde à l'un ou l'autre des quatre « éléments » fondamentaux: le feu, l'eau, la terre et l'air: ils ne pouvaient sans doute pas concevoir ni envisager de décomposer, de démembrer, ce qui se percevait dans une évidente (et rassurante) unité. Pourquoi associer systématiquement les obstacles épistémologiques à une valorisation inconsciente de la matière et ne pas aussi faire entrer en ligne de compte des obstacles liés à la structure innée de l’intelligence humaine pensant la matière ? Disons, pour simplifier, que c’était la première chose qui venait à l’esprit.

Section III

Thème inconscient passé dans le langage courant, celui de l'alimentation du feu, et, par extension, de la digestion qu'il fait de la nourriture qu'on lui fournit, et, plus encore, de la production excrémentielle, de la transformation, voire de l'assimilation qui en résulte et qui transforme l'aliment en feu. Bachelard note que ce concept d'assimilation est proprement antithétique avec la nature de la chimie, laquelle étudie comment les substances « se combinent, se mêlent et se juxtaposent ».
Ce que Bachelard appelle le « complexe de Pantagruel » affecte, bien au delà du feu, le système cosmique dans son intégralité. Ainsi, pour les pré-scientifiques des XVII et XVIIIè, les étoiles ne se maintiennent-elles qu'en se nourrissant des exhalaisons terrestres et de celles provenant des autres « globes obscurs », ceci jusqu’au jour où les excréments de cette digestion cosmique finiront par recouvrir le soleil et les astres.

Section IV

L'intuition substantialiste, amplifiée jusqu'au délire par les valorisations affectives, conduit à des énoncés ridicules sur l'origine du « fluide électrique », considéré lui-même comme un feu particulier contenu dans certains corps, comme les bitumes et les soufres. Ce recours prématuré à des notions substantialistes exerce ses ravages sur l'explication de certaines propriétés observables de l'électricité, comme la conduction qu'on relie à la nature des modes de contention du fluide dans les matières (notion d'étui).
L'apparente confusion entre « feu » et « électricité », frappante pour moi mais que Bachelard ne développe pas dans cette section, concerne en particulier le corps humain. Le fait que, dans certaines conditions, celui-ci soit capable de produire des étincelles ou de cracher le feu prouve, conformément au postulat substantialiste, que le corps humain contient le feu. Que son feu intrinsèque ne le consume pas à l'intérieur constitue seulement pour les préscientifiques un mystère à expliquer. Car ce qu'on voit impose indubitablement la réalité d'une source intérieure du feu. C'est ce que Bachelard appelle l'intuition réaliste.

Section V

Autres illustrations des excès de l'intuition réaliste: on se fonde sur des exemples très concrets pour mettre en valeur l'explication par le feu, comme avec les propriétés de certaines plantes (pouvoir améliorateur des greffes végétales, pouvoir guérisseur de la couronne de laurier).
Ces croyances naïves passent souvent à l'état de métaphores une fois qu'elles sont supplantées par de véritables explications scientifiques, ce qui nous fait oublier qu'à l'origine il s'agissait de convictions intimes basées sur des expériences concrètes. C'est dire combien la perception de la réalité, soit-elle la plus précise et rende-t-elle compte du plus particulier, ne garantit en rien l'objectivité.
La combinaison des intuitions substantialiste et réaliste est à même de produire les plus grands dégâts en science, notamment lorsqu'elle s'attaque à des phénomènes particuliers. Cela peut aller jusqu'à la remise en question délibérée de principes scientifiques établis, comme le principe d'Archimède (exemple du rôle du liquide amniotique et de la dialectique de l'eau et du feu).

Section VI

Nouvelles variations sur le feu comme principe d'explication universelle chez les préscientifiques, allant des valeurs principielles les plus métaphysiques jusqu'aux utilités les plus triviales. Deux valeurs sont soulignées ici: (1) la puissance du feu (qualité versus quantité); (2) son caractère intime, caché, s'économisant dans le minéral et s'épuisant dans l'animal.

Section VII

La sensation de chaleur intime, telle que nous la vivons physiologiquement par la digestion, contribue selon Bachelard à forger notre intuition philosophique d'un feu immanent à la matière, et, ce faisant, susceptible d'animer la matière, c'est-à-dire de contribuer à la dématérialiser en partie.
Cette intuition hybride d'un ventre calorifique de la matière, hybride car située quelque part entre « matière » et « esprit de la matière », constitue un obstacle à l'objectivation de la chaleur en tant qu'énergie autonome et transitoire (et non pas latente et cachée). La profonde cohérence subjective de cette intuition est en parfaite contradiction avec son application à la connaissance objective. Cette dernière ne peut advenir qu'au prix d'une dépersonnalisation active en d’autres endroits Bachelard parle aussi de dé-réalisation)

Section VIII

La réification de la chaleur et son étroite association avec les variations du ressenti du corps humain a abouti à la déclinaison de différents types de chaleur, entravant ainsi l'accès à une conception abstraite, objective et unitaire, du concept de chaleur.

Section IX

La notion de « feu caché », si elle s'offre à la subjectivité au travers de manifestations qui sont autant de sensations internes et réelles comme ci-dessus, cette notion peut aussi bien demeurer entièrement invisible, se prêtant à toutes les rêveries savantes.
Sans que la liaison avec l'idée précédente soit très claire, Bachelard développe alors la puissance imaginative de la notion du liquide corrosif, doté d'un feu intérieur irrésistible, tel que l'acide sulfurique. Cette puissance suggère l'abus destructeur qu'on peut en faire, y compris comme « surfeu » annihilant le feu brûlant en l'homme (rêverie de d'Annunzio à l'approche de la mort).

Section X

Les conceptions préscientifiques sur le feu illustrent parfaitement la loi de contradiction qui préside au fonctionnement de l'inconscient. Par exemple, le feu est considéré à la fois comme principe de dilatation et de cohésion. De même Mme du Châtelet, considérée comme le parangon du rationalisme scientifique du XVIIè, est prête à dissocier ce qu'elle pense être les propriétés fondamentales du feu (mystère, intimité, volatilité) de ses modalités apparentes (chaleur, lumière), pour mieux rendre compte des irrégularités des singularités, bref des caractères d'exception, qu'elle lui attribue avec ses contemporains.
Commentaire. Dans cette section on voit, plus encore qu'ailleurs, le défaut de ce chapitre consacré à la chimie du feu. Il s'agit d'un fourre-tout où les illustrations abondent mais sans souci de donner trop de cohérence, d'ordre, et de visibilité aux intuitions sous-jacentes : celles-ci émergent en désordre à l'occasion de tel ou tel exemple. On s'attendrait à une forme de classification plus marquée des caractéristiques de l'esprit préscientifique, une déclinaison des explications à visée scientifique, un classement du matériel psychanalytique recueilli, etc. Bref, on attendrait une forme de structuration des observations, ne serait-ce que par souci didactique. Bachelard préfère à l'évidence donner une forme impressionniste à son texte, laissant au lecteur la liberté de faire sa propre synthèse.

CHAPITRE VI

L’eau qui flambe le punch :

le complexe de Hoffmann , Les Combustions spontanées

Section I

Longue section consacrée à l'alcool considéré comme « eau de feu » et qui a engendré de multiples images poétiques, notamment chez les romantiques. L'intense valorisation substantielle de l'alcool est à relier à la convergence qu'il opère entre des expériences objectives intimes (la chaleur au creux de l'estomac) et objectives (l'eau-de-vie qui brûle devant les yeux).
Le brûlot, ancienne coutume consistant à enflammer le marc sur du sucre, tout autant que le punch qui brûle dans son bol, constituent autant d'expériences déclenchant les évocations, les rêveries, les souvenirs. La valeur romantique du punch est attestée dans de nombreuses œuvres poétiques, notamment des poésies fantasmagoriques et des contes (Hoffmann, Le chant d’Antonia ; Gautier, Le bol de punch ; Jean-Paul, Journal intime ; Poë cité par Marie Bonaparte, Edgar Poë).
Partant de la richesse des visions fantasmagoriques (Hoffmann) ou de la vision de la mort symbolisant la fuite du temps (Jean-Paul), suscitées toutes deux par les flammes du punch, Bachelard avance l'idée que l'alcool enflammé n'est pas seulement un excitant pour l'esprit mais une composante profonde des représentations de l'inconscient (complexe d’Hoffmann). Mieux encore, il prétend que la rêverie qui lui est associée tend à la « miniaturisation », à la « profondeur », et à « stabilité », levant ainsi l'« ankylose » de la logique et « préparant l'invention rationnelle » (sic).
Commentaire: cette dernière idée de Bachelard, extrêmement contractée dans la forme demanderait à être explicitée. Je ne la comprends pas malgré le caractère séduisant du paradoxe (la divagation de la raison comme préalable à son pouvoir d'invention). J'ai tenu à la respecter pour la tenir en réserve, au cas où des clés complémentaires viendraient l'éclaircir par la suite. Mais Bachelard reste délibérément obscur dans certains passages: c'est sans doute une marque de fabrique, petite provocation envers le lecteur, ou simple affectation de littérateur qui n'a pas encore compris ses propres intuitions.
Au terme de cette section, Bachelard présente très explicitement le programme qu'il s'assigne désormais: une analyse et une classification des tempéraments poétiques basées sur les affinités avec les quatre éléments que sont le feu, l'eau, la terre et l'air. Cet objectif n'était pas clairement exprimé au début de l'essai et il semble qu'il ait pris corps chemin faisant.
Citation: « Pour forcer le secret d'un vrai poète, d'un poète sincère, d'un poète fidèle à sa langue originelle, sourd aux échos discordants de l'éclectisme sensible qui voudrait jouer de tous les sens, un mot suffit :« Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnôme, la salamandre, l'ondine ou la sylphide ? »
La complexion particulière du poète détermine chez lui une polarisation de l'imagination qui le porte très préférentiellement vers les images propres à l'un des quatre éléments. Ainsi, si l'on compare, Hoffmann et Poë, deux poètes portés par l'alcool, le premier est sous le signe du feu alors que le second aspire aux eaux dormantes avec une attirance subsidiaire pour la terre morte et une véritable répulsion pour les symboles du feu.

Section II

La question de l'alcool comme combustible est abordé dans cette section non plus sous l'angle poétique mais sous celui des préjugés substantialistes préscientifiques. Au XVIIIè l'opinion commune était que l'alcool, en tant que substance combustible, s'accumulait telle qu'elle dans l'organisme, ceci sans transformation ( complexe d'Harpagon ). En conséquence les alcooliques étaient susceptibles de brûler spontanément de l'intérieur, comme l'attestaient de nombreuses publications à caractère médical et de parfaite bonne foi.
Cette forme particulière du complexe d'Hoffmann hante toujours les esprits; elle est passé au XIXème dans le langage métaphorique. Zola l'a même développé dans tous ses détails dans un de ses livres dits « savants », le Docteur Pascal, allant jusqu'à décrire une sorte d'«apothéose par le feu» qui trahit également le complexe d'Empédocle dans l'inconscient de l'auteur.

CHAPITRE VII

Le feu idéalisé : Feu et Pureté

Section 1

Le thème de la « pureté du feu », ou de la « purification par le feu », permet à Bachelard de présenter sa conception de la sublimation dialectique, propre à la psychanalyse de la connaissance objective, par comparaison à la « sublimation continue » de la psychanalyse classique. Alors que dans la sublimation continue les désirs charnels sont convertis en sentiments éthérés (exemple de la sublimation amoureuse), la sublimation dialectique prend sa source dans la reconnaissance et le contrôle des valeurs inconscientes, et le plus souvent contradictoires, qui viennent en travers de la connaissance objective.
Ce contrôle, qui est indissociable d'une reconnaissance préalable des valorisations substantialistes qui nous assiègent en permanence, entraîne, comme la sublimation continue, un refoulement, mais ce refoulement est joyeux, alors que l'autre instaure une ascèse noble et fragile. Si cure il y a, il ne s'agit pas ici de libérer les tendances refoulées, mais de «substituer au refoulement inconscient un refoulement conscient, une volonté constante de redressement».
Dans la création poétique, en particulier lorsque c’est le sujet lui-même qui est au centre de l’œuvre, il s'agit de faire revivre le processus de sublimation, non pas comme un effort ou une lutte, mais comme l'intégration en nous des propres règles du cœur, reconnues de manière objective et rationnelle.
Commentaire. J'ai dû déformer quelque peu la pensée de Bachelard ici. Disons que je lui ai sans doute conféré une fausse évidence. J’y vois une dialectique analogue à celle du Paradoxe du Comédien de Diderot. Selon cette conception, la perfection de la création ne repose pas sur l’inspiration suggérée par les passions primaires mais bien sur la maîtrise de ces passions par la claire conscience.

Section II

La possibilité d'une sublimation dialectique repose repose sur le fait que les propriétés du feu sont chargées d'interprétations contradictoires. Elles sont nettement bipolaires avec, d'une part, le caractère démoniaque et, d'autre part, les vertus purificatrices qui, en dehors des arguments de nature théologique (le feu purificateur de l'enfer), tient à des bases sensibles ou substantielles telles que la désodorisation, la séparation des matières donc des impuretés (fonte, forge), l'amélioration de la terre (feu agricole).

Section III

Le terme du processus de sublimation dialectique est à l'évidence tributaire du degré de pureté de la matière en l'élément idéalisé, ici le feu. Plus une substance produit de cendres à la combustion (cendres, fumée = excréments), moins elle est pure. Par extension, le sang, substance biologique intensément valorisée, est considéré comme un feu très pur à l'état normal. Par contre dans l'état fiévreux le sang est chargé d'éléments indésirables se déposant dans les organes et les obstruant: il s'agit alors d'un feu impur.

Section IV

Ce terme est parfaitement idéalisé lorsque le feu finit par s'identifier à la lumière, là où le feu brille sans brûler. La lumière apparaît ainsi comme un feu qui ne rencontrerait aucun obstacle et qui se contenterait de passer, réalisant ainsi l'illumination spirituelle (Novalis cité par Gaston Derycke, L’expérience romantique, Cahiers du Sud, 1937).

CONCLUSION

Dans cette conclusion Bachelard dévoile son nouveau programme. Au seuil de cet ouvrage, sa psychanalyse des éléments devait servir à identifier les obstacles à la connaissance objective, ceci dans la continuité de son œuvre épistémologique antérieure. Au terme de l'essai, il réalise que si la richesse de nos représentations inconscientes des éléments matériels entrave notre accès à l'objectivité scientifique, elle est aussi et surtout le matériau inépuisable de la création poétique. Dans tout l'essai on perçoit cette oscillation entre le pôle scientifique et le pôle poétique et cette conclusion montre que c'est à l'étude des déterminants de la création poétique, donc à la critique littéraire, qu'il va désormais également consacrer son œuvre.
Dans un objectif de critique littéraire basée sur nos représentations inconscientes des éléments matériels, sa position méthodologique est la suivante: (1) un esprit poétique se rattache à un type donné, définissable par le jeu des métaphores qui le hantent et par leur articulation selon une syntaxe particulière, suivant ainsi un schéma analogue à un « diagramme floral »; (2) au delà de son appartenance à un type particulier, l'idiosyncrasie propre à l'imagination poétique tient à la manière dont elle fait dialoguer entre elles ses métaphores de prédilection, comment elle les décompose et les dépasse pour accéder à des « métaphores des métaphores », et surtout pour briser « l'enfermement égoïste ».
A cet égard, la psychanalyse du feu constitue un archétype de la posture bachelardienne, car elle implique de nombreuses dialectiques, dont celle, fondamentale, du sujet et de l'objet. Mais Bachelard souligne à la toute fin de de son essai que ces dialectiques doivent rester « alertes », et qu'elles constituent la condition de liberté du psychisme créateur. En d'autres termes, la dialectique vivante et constamment renouvelée des métaphores est une fin en soi dans le processus de création poétique alors que dans la démarche scientifique, il est conseillé d'en achever la résolution, de se libérer des névroses, processus, qui loin d'être joyeux et alerte, est au contraire pénible et lent.
Citation : « Parfois des images vraiment diverses, qu'on croyait hostiles, hétéroclites, dissolvantes, viennent se fondre en une image adorable. Les mosaïques les plus étranges du surréalisme ont soudain des gestes continus; un chatoiement révèle une lumière profonde; un regard qui scintille d'ironie a soudain une coulée de tendresse: l'eau d'une larme le feu d'un aveu. Telle est donc l'action décisive de l'imagination : d'un monstre elle fait un nouveau-né. »
Commentaire. Il me semble que Bachelard n'a pas pu aller jusqu'au bout de son propos sur les névroses du poète comme source de créativité. Comme ses perspectives ont évolué en cours d'écriture (c'est ce que je ressens), il est resté empêtré dans le carcan de l'analogie entre la psychanalyse des éléments (ou de la connaissance objective, c'est selon) et la psychanalyse classique. Même remarque avec l'abus des considérations de dialectique qui reviennent à tout bout de champ. On le sent attiré de manière quasiment magnétique par certains vocables en vogue de son époque, dont il ne parvient pas à se détacher malgré son souci de se libérer du carcan des formes figées. D’ailleurs je me suis laissé dire qu’il abandonnera cette ambition psychanalytique dans ses œuvres ultérieures sur la rêverie des quatre éléments. Quid de la dialectique ?
FIN DU RÉSUMÉ
Gilles-Christophe, 2014