G. BACHELARD - L'EAU ET LES REVES




Gilles-Christophe, janvier 2017

INTRODUCTION: Imagination et Matière

(I)
Les forces imaginantes sont de deux types: formel ou matériel. L'imagination formelle privilégie la nouveauté, le pittoresque, la variété, la séduction esthétique, tandis que l'imagination matérielle réside au cœur des choses; elle en saisit le caractère primitif et éternel; elle contient le germe à partir duquel les représentations se déploieront en toute nécessité, fidèles à la substance et indissociables d'elle. C'est l'interaction entre ces deux forces imaginantes qui intéresse Bachelard, la priorité étant placée sur l'imagination intime, sur la quête des sources matérielles des images.
(II)
Bachelard s'étonne qu'en matière esthétique on associe la singularité d'une œuvre uniquement à sa forme. Ce faisant, on sous-estime le pouvoir individualisant des déterminants matériels intimes des images poétiques. Lorsque ces déterminants sont profondément ancrés dans l'imagination, l'image résiste à la déformation esthétique tout en étant capable de se développer, telle une force végétante croissant sur un bon terreau. L’objectif d'une théorie philosophique de l'imagination devrait être de relier la causalité formelle à la causalité matérielle, d’établir les liens qui existent entre elles
(III)
Bachelard postule que, comme dans les philosophies présocratiques, qui mettent en œuvre des pensées conscientes, toute rêverie poétique suppose une forme de reviviscence en nous d’un élément matériel primitif (feu, eau, terre, air) et des qualités spécifiques qui lui sont associées.  L’émotion esthétique, de même que les songes du sommeil et les tempéraments organiques (blieux, mélancoliques, pituiteux, sanguins etc..), ont leurs racines dans quelque élément matériel. C'est si bien ancré en nous que le rêve précède la contemplation et non l'inverse. Ainsi “tout paysage, avant d’être un spectacle conscient, est une expérience onirique”, ou plus exactement “l’accomplissement d’un rêve souvent rêvé” ayant pris sa source dans quelque réminiscence inconsciente de la réalité matérielle primitive.
L'explication par les sources élémentaires doit son ambivalence et sa puissance à ce qu'elle relève à la fois de la philosophie, qui analyse la réalité et l'ordre cosmique à partir des quatre éléments (feu, eau, terre, air), et de la poétique, qui vise à restituer les images intimes que les rêveries sur les éléments ont enracinées en nous.
[ Il me semble que le recours aux philosophies présocratiques interpelle tout particulièrement le lecteur privilégiant une interprétation métaphysique, comme c’est mon cas. Les présocratiques ne nous aident-ils pas à remonter aux sources, eux qui vivaient en des temps où la connaissance de la matière ne pouvait pas passer par une science sensu stricto mais par une aperception dont la puissance était proportionnée à ce que Bachelard appelle les «forces imaginatives matérielles» ? N’en serait-il pas ainsi de toutes les cultures primitives, notamment animistes ? Serait-il exagéré de dire que l’imagination poétique s'appliquant aux quatre éléments, telle qu'elle s'exprime chez les “modernes”, est analogue à la pensée primitive de la matière, et qu'elle a été occultée par les clichés esthétiques accumulés au cours des siècles par l'imagination purement formelle ? ]
(IV)
Contrairement au feu qui suscite de la part des poètes un appel aux sources profondes des images poétiques, le thème de l’eau est souvent pris dans sa superficialité, comme ornement des paysages, plus rarement comme substance du rêve lui-même en liaison avec notre nature profonde. Les exemples sont donc plus rares. Par ailleurs l’imagination  matérielle de l’eau est reliée à des sources plus simples et plus unies que celle du feu qui a fait l’objet du premier ouvrage de Bachelard dans ce domaine (La Psychanalyse du Feu).
(V)
Bachelard avait déjà noté qu’il lui serait difficile de rationaliser ici comme il l’a fait pour le feu, et de prétendre faire une véritable psychanalyse de l’eau. (On se demande d'ailleurs si ce n’est pas autant une autocritique de son précédent ouvrage qu'une restriction liée à la nature de l’élément matériel lui-même). Cette nouvelle posture d’abandon du rationalisme pur et dur doit lui sembler plus en phase avec l'évolution de ses propres aspirations intellectuelles.
Par ailleurs il note qu’il est lui-même très imprégné par l'image des eaux vives en raison de sa provenance du Vallage champenois. Il constate que «l’individu n’est pas la somme de ses impressions générales, (...) mais de ses impressions singulières». Et ces impressions singulières sont telles pour lui qu'il ne peut en aucune manière prétendre à l'objectivité sur ce thème.
Enfin, psychanalyser supposerait de développer le caractère dit organiciste des images matérielles, c’est à dire de relier les signes à leur support organique, ce que ses connaissances médicales et psychologiques ne lui permettent pas de faire. Il cite comme exemple probant d'étude de ce type celle de Marie Bonaparte sur Edgar Poe. Quant à lui,  il se limitera délibérément à l’étude de l’imagination matérielle greffée par contraste avec l’imagination matérielle première, celle qui nous est consubstantielle. Son ouvrage ne prétend donc pas être autre chose qu'un «essai d’esthétique littéraire».
[ Il me semble que la notion de greffe introduit une ambiguïté majeure dans la présentation des deux types d'imagination du début du chapitre. Elle suppose en effet d'introduire, dans la dialectique superficiel versus profond, un terme intermédiaire. On a l'impression que ce besoin de compléter le schéma initial lui est venu tardivement, peut-être même alors que la rédaction était bien avancée. Il apparaît en effet que l'imagination greffée ne constitue pas une simple nuance, un degré intermédiaire, mais bien une catégorie différente de l'imagination. ]
(VI)
Présentation du plan général de l’ouvrage. D’abord seront traitées les images superficielles (les eaux brillantes, les eaux claires), celles qui apparaissent diverses et fragmentées et qui restent à la surface de la matière sans en pénètrer la substance. Ces images superficielles ne sont pas sans intérêt, surtout si l'on peut accèder aux principes d'unité qui les relie entre elles et qui constituent non seulement un support mais un apport complémentaire de représentations pour l'imagination. Ces principe  de cohésion constituent ce que Bachelard appelle une métapoétique. Le narcissisme est un bon exemple de principe cohésion des images superficielles de l'eau. Non content d'accueillir les images faciles de l'être individuel qui s'adore, il les projette dans une véritable vision cosmique où le ciel prend toute sa part.
Dans un deuxième temps, l'essai traitera de l’eau profonde, rêvée dans sa substance-même, ceci par l’étude de la métapoétique particulière d’Edgar Poe. Bachelard distingue deux conditions fondamentales pour que les images poétiques vivent au cœur des éléments. En premier lieu, il faut qu'elles accèdent à ce statut d'ambivalence et d'ambiguïté (déjà rencontré avec les images du feu) qui en fait un principe d'explication universelle. Pour atteindre la substance, il faudra en second lieu dépouiller l'objet du carcan du vocabulaire et de la syntaxe afin de lui restituer son caractère organique, fait de mobilité continue, de plasticité, de «liant» des images de la rêverie. C'est ce que Bachelard appelle la désobjectivation, réciproque de l'objectivation scientifique. Cette démarche permettra de comprendre que l'eau est pour Edgar Poë le véhicule de la mort, et que s'y nouent deux complexes: le complexe de Caron et le complexe d'Ophélie.
[ J'ai hâte d'en savoir plus sur le processus de désobjectivation dans la création poétique. Si j'ai bien compris Bachelard dans cette simple introduction, l'affranchissement du poète par rapport aux formes et aux règles du langage doit permettre un désancrage de l'imagination par rapport aux images superficielles, aux clichés en somme, et un accès aux images profondes, celles de la substance. Mais ne peut-on pas mettre en regard de ce processus celui qui consiste à présenter l'objectivité comme un principe relatif à un point de vue, à une perspective de l'observateur, la réalité de l'objet, fût-il une substance, consistant alors dans la superposition des différents points de vue ? L'impressionnisme en peinture, comme en musique (Debussy) et en littérature (Proust) ne s'écarte pas radicalement des règles de l'objectivité, mais elle en exploite le caractère relatif. Comment aussi situer la méthode poétique d'un Francis Ponge, par exemple, qui dans le Parti Pris des Choses, prétend pénétrer au cœur des choses par une stricte application des principes formels de la description objective ? Cette interrogation est purement liminaire et je la garde en réserve. ]
L'ouvrage aborde ensuite successivement:
  • l'eau mélangée à d'autres éléments, notamment la terre. C'est alors la notion de pâte qui sera prédominante, sa malléabilité, sa fluidité et ses rapports avec la main qui la travaille.
  • l'eau comme signe de la féminité
  • l'eau comme signe de la pureté
  • la valorisation de l'eau douce (sources, mares, étangs, lacs, rivières) comme exemple de la puissance de l'imagination matérielle par rapport à la rêverie sur l'infini des eaux (mers et océans)
  • l'eau violente et les réactions qu'elle impose à l'homme qui s'y mesure: étude non plus tant de l'imagination matérielle que de l'imagination dynamique, voire musculaire, et qui rejoint celle de la métapoétique énergétique de Lautréamont, qui a fait précédemment l'objet d'un autre essai de Bachelard.
  • la conclusion soulignera ce que Bachelard appelle «la continuité entre la parole de l'eau et la parole humaine» et ce que cela implique en terme d'unité d'élément. 
[ Il sera intéressant d'examiner s'il n'a pas finalement trouvé, dans la voix humaine, le siège organique en nous des images de l'eau, alors qu'au départ il n'avait pas l'ambition d'aller jusqu'au support organique en se contentant du matériel greffé. La voix humaine ne serait-elle qu'une greffe ? ]
(VII)
Après avoir présenté dans les sections précédentes le sujet de cet essai, à savoir l'imagination de l'eau, Bachelard, dans cette dernière section de l'introduction, précise le type d'imagination qui constitue son matériel d'étude. D'emblée il exclut l'imagination préscientifique et ses délires, pourtant si riche et dont il avait pu faire son miel dans la Psychanalyse du feu. Il s'intéresse ici essentiellement à l'imagination poétique de génie, celle des grand inspirés, ayant dans leur œuvres «dépassé l'humaine condition». Le propre de ces grands poètes, selon lui, est que leurs visions précédent et dépassent à la fois l'expérience, non seulement l'expérience commune, ce qui va de soi, mai aussi la leur propre, ce qui relève de l'exception. Ce qu'il prétend capter chez ces poètes c'est la dynamique de surgissement des images poétiques, ce qu'il appelle «la route onirique».
Que sera exactement l'objet que constitue cet essai ? Délibérément, un essai de critique littéraire visant à la renouveler en introduisant dans la psychologie littéraire la notion de complexe de culture défini comme l'ensemble des «attitudes irréfléchies qui commandent le travail même de réflexion». Les complexes de culture étant greffés sur les complexes profonds (ah tiens !), le critique devra s'efforcer de suivre la liaison dynamique entre ces deux couches de complexes.

CHAPITRE I. Les eaux claires, les eaux printanières et les eaux courantes; les conditions objectives du   narcissisme; les eaux amoureuses

(I)
Comparé à la terre, au feu et à l'air, les images suggérées par la rêverie sur l'eau sont fragiles et fuyantes, quelquefois ludiques et superficielles, et courent le risque de ne pas véritablement se matérialiser et d'engager notre être intime, restant à l'état de reflets ou d'irisations.
Et pourtant il existe des images denses et profondes de l'eau : ce sont celles qui accompagnent les valeurs sensuelles et non plus seulement sensibles. Ainsi la simple vision de l'eau engendre des images de surface car la vision est, selon Bachelard, la moins sensuelle des sensations. Par contre, quand la vision s'accompagne de la volonté de paraître du contemplateur, alors les choses se compliquent en introduisant la dialectique du voir et se montrer propre au narcissisme.
(II)
Le narcissisme (amour de l'homme pour sa propre image) n'est pas une simple réminiscence mythologique mais un complexe actif, dynamisé par plusieurs pôles dialectiques (masochisme/sadisme; regret/espoir; consolation/blessure). Il montre le rôle psychologique des expériences naturelles.
S'il est mieux ressenti, conquis psychologiquement, par la contemplation de son image dans les eaux plutôt que dans un miroir, c'est que le miroir, contrairement à la surface des eaux,  interpose une barrière franche entre soi et l'arriere-monde,  qu'il s'adapte moins à la vie onirique et à l'idéalisation. Le miroir de l'eau naturalise notre image et ouvre l'imagination en y faisant participer la nature, en l'associant à la matière.
(III)
Caractères immédiats de cet acte  de contemplation dans le miroir de la fontaine:
  • Dualité (dialogue avec lui-même via Écho; masculin/féminin; réalité/idéalisé)
  • Idéalisation positive évoluant vers une sublimation destinée non pas à vaincre les instincts mais à se valoriser.
  • Esquisse de sensualité, caresse immatérielle.
  • Divination de l'avenir selon un processus démultiplié de catoptromancie (miroir) et d'hydromancie (eau).
(IV)
Dans le prolongement du narcissisme individuel vient le narcissisme cosmique. En regardant notre image dans le miroir de l'eau, c'est en effet le monde que nous contemplons. Plus encore, nous sympathisons intimement avec le monde qui se contemple en lui, comme autant de fleurs. C'est un élan vers la généralisation de la beauté du monde que Bachelard appelle le pancalisme.
Le narcissisme individuel et le narcissisme cosmique dialoguent intensément. Comment ? Bachelard ne développe pas ce thème ici, se contentant de répéter son mot sésame de dialectique comme si ainsi tout était dit. Le terme de cette dialectique pourrait être la réversibilité absolue entre l'objet et son image dans l'eau. Mais l'esprit peut résister à cette idée trop radicale qui nie la nature substantielle du paysage (exemple du critique d'art Eugénio d'Ors). Cette idée d'identité ultime de l'objet et de son image aqueuse est illustrée par les Nymphéas de Monet.
(V)
Le caractère cosmique du narcissisme apparaît plus évident lorsqu'on enrichit la contemplation de la volonté de contempler, donc quand on ne la relègue pas à un pur statut de passivité. Par effet de réciprocité, ou alors de transposition, - car Bachelard ne se laisse pas aisément comprendre ici, c'est l'œil que constitue le miroir d'eau qui regarde le monde, c'est le monde qui se contemple lui-même. Quant au regard volontaire, non seulement il voit partout la beauté, mais il en assimile jusqu'à la matière. Dépassé Schopenhauer qui disait que contempler c'était se soustraire radicalement à la volonté.
La nature tout entière darde donc ses regards vers nous au moyen de ses multiples yeux (image des yeux de la queue du paon; le paon comme «microcosme du pancalisme universel»). Si on le croit si aisément, c'est vraiment parce que «l'imagination participe à la fois à la vie des formes et à la vie des matières». Et le miroir d'eau du jardin est l'œil contemplatif auquel nous avons délégué cette ultime fonction de l'imagination: regarder la terre.
(VI)
La fraîcheur des eaux, notamment des eaux printanières, doit être rangée au nombre des données immédiates de la conscience esthétique. Cette qualité conduit l'imagination directement à la substance de l'eau: en l'évoquant spontanément elle génère des correspondances multiples comme seule peut le faire une valeur ontogénique et qu'un pur phénoménisme ne peut réaliser.
(VII)
Le bruissement de la source ou du ruisseau enrichit également l'imagination poétique s'attachant aux eaux printanières et aux eaux vives mais très souvent de manière enfantine, voire puérile.
(VIII)
A l'eau, s'attache le poncif, pictural notamment, de la femme au bain qui forme ce que Bachelard proposé d'appeler le complexe de Nausicaa. Souvent déguisée sous un appareil mythologique à base de naïades, de néréides et tutti quanti, et sans plus aucune liaison à la réalité, cette image répond à un fantasme sexuel masculin. La forme humaine nue émerge à partir de son propre reflet dans l'eau.
(IX)
En littérature le cygne constitue un ersatz de la femme nue et agrège en lui tous les éléments d'une dynamique du désir idéalisé (exemple du Deuxième Faust de Goethe). Le chant du cygne, métaphore usée dont l'utilisation relève souvent d'un symbolisme conventionnel, représente le point culminant du désir sexuel. Et la mort sacrificielle qu'il semble annoncer n'est autre que le désir comblé qui renaîtra au matin.
(X) et (XI)
Présentation du complexe de culture à partir de l'exemple du poète symboliste Pierre Louys dans Lêda ou la louange des bienheureuse ténèbres, et de sa comparaison avec Gabriele d'Annunzio et sa Lêda sans cygneLouys emprunte uniquement sa forme au thème mythologique de Lêda et du cygne. On sent qu'il ressert les poncifs et les clichés appris à l'école, ceci malgré une belle maîtrise stylistique. N'ayant pas séparé ce qu'il sait de ce qu'il sent, il laisse le symbole s'imposer extérieurement: le complexe de culture perd ici en route les complexes profonds et sincères.
Chez D'Annunzio, le complexe de culture existe bel et bien mais il se ressource et se renouvelle au moyen de l'imagination de la matière, au point que le symbole est profondément transformé et qu'il produit des images originales et paradoxales à la fois. Lêda la nymphe y apparaît elle-même comme une divinité des eaux, sculptée par elles et les engendrant à partir de son repaire terrestre, le cygne restant effacé. L'inspiration première est profondément matérialisante, indépendante de la forme revêtue par le mythe antique, ce qui engendre ici des images homogènes. 
[ Ne pourrait-on dire ici que le mythe est carrément détourné et qu'il ne sert que de prétexte, qu'il n'a finalement que très peu à voir avec lui ? Le complexe de culture ne serait qu'un clin d'œil aux gens cultivés de son époque, genre: «Vous voyez ce que j'en fais !». Une dernière concession faite à la «culture prêt-à-porter». ]
(XII)
Le symbole du cygne peut se prêter à une amplification poétique de nature cosmique, comme le narcissisme, par laquelle le drame humain s'élève à la dimension d'un drame universel. Dans le Cygne Rouge, œuvre de jeunesse d'Albert Thibaudet, le cygne est érigé en mythe solaire et guerrier porteur tout à la fois des représentations formelles et des désirs des deux amants, ce que Bachelard nomme un dissymbolisme. Leur contemplation se prolonge en méditation ce qui tend à conférer aux métaphores une valeur universelle. D'autres exemples de métaphore cosmique du cygne sont donnés: soleil mourant dans les eaux (C.G. Jung), lune (Jean-Paul, Jules Laforgue).

CHAPITRE II. Les eaux profondes - les eaux dormantes - les eaux mortes; “l’eau lourde” dans la rêverie d’Edgar Poe

(I)
Ce qui caractérise Poë, c'est son unité d'imagination, faculté peu répandue chez les poètes, même de génie. Cette unité s'impose derrière le masque de la pensée mathématique et de l'humour. Les fondements psychanalytiques de cette unité ont été magistralement révélés par Marie Bonaparte dans son ouvrage sur Poë: elle a mis le doigt sur le souvenir impérissable qui en rendrait compte. L'objectif ici est plutôt de caractériser ce qui constitue l'unité des moyens d'expression de Poë, et Bachelard l'identifie à l'eau, et plus particulièrement à ce qu'il appelle l'eau lourde.
[ Tel que présenté dans cette introduction au chapitre, le propos de Bachelard répond parfaitement au programme initial qui est d'étudier cette zone intermédiaire de l'imagination poétique qui soutient et collige les images, zone intermédiaire, zone greffée, qui relie le poète aux essences élémentaires. ]
(II)
Le souvenir impérissable c'est celui de la mort de toutes les femmes aiméesElisabeth, la mère, Hélène, l'amie, Frances, la mère adoptive, Virginia, l'épouse. L'eau appelle et porte les images de souffrance, elle les entraîne vers un devenir exceptionnellement dense.
(III)
Le premier état de l'imagination poétique de l'eau pour Poë est un idéal de limpidité procurant un reflet absolu qui se mêle étroitement à la vie des profondeurs et qui ne reste plus seulement à la surface, et qui absorbe la vie environnante et non pas uniquement l'image de celui qui s'y mire. Ainsi des images réversibles naissent-elles, comme celle des étoiles-îles et des oiseaux-poissons. L'eau devient la matière même des formes engendrées par l'inconscient, elle les amplifie dans un processus de narcissisme volumétrique. (E. Poë, Le domaine d'Arnheim, EL Aaraaf, L'île de la fée)
(IV)
Cet état primitif de limpidité absolue est inexorablement destiné à s'assombrir. Ainsi que le décrit notamment le conte L'île de la fée, où la côte se partage en un côté riant et un côté sombre où la substance nocturne finit par se mêler à la substance de l'eau. Les arbres ne se contentent pas de porter une ombre à la surface, ils se déchargent en quelque sorte de leurs ombres mourantes pour en faire don à l'eau matérielle qui s'en enrichit. Se réalise ainsi un acte d'étanchement inversé, plus exactement de dipsomanie inversée par lequel l'eau n'en finit pas de boire ce qui meurt en nous. Le devenir de l'eau, dans l'inconscient de Poë, ce n'est donc pas une mobilité, un courant, mais un accroissement de densité avec le temps (« La fée de l'île laisse ainsi à chaque révolution l'ombre d'un année qui assombrit plus encore les eaux»).
[ Telle que présentée par Bachelard, cette image est tout sauf belle. Elle évoque même pour moi la pourriture des mares stagnantes, l'odeur en moins (ce qui ne serait pas un mince détail). Curieux que Bachelard ne l'ait pas évoqué. Mais pour dissiper cette impression on-ne-peut-moins poétique, il faudra retourner au texte même de Poë . ]
(V)
L'importance de l'eau lourde dans l'imaginaire de Poë est illustrée par un passage des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket. Bachelard souligne au seuil de cette section que ce récit doit être lu comme un drame au confins du conscient et de l'inconscient et non pas comme un roman géographique à la Jules Verne. C'est ainsi qu'il prend toute son épaisseur onirique et sa cohérence.
Dans ce passage d'Arthur Gordon Pym, Poë décrit l'eau de boisson très particulière consommée par les habitants de l'île où le héros a échoué avec ses compagnons. Cette eau a l'apparence d'une «épaisse dissolution de gomme arabique dans l'eau commune». Voilà pour la densité. Quant à la structure, elle est faite de veines distinctes gardant leur structure sauf si on les coupe transversalement.
L'interprétation des rêves par la psychanalyse classique (Marie Bonaparte) conclut que l'eau représente le sang et que l'île figure le corps maternel que Poë à vu mourir en pleine crise d'hémoptysie. La valorisation organique, au cœur de la méthode psychanalytique, suppose que l'inconscient refoule drastiquement le support organique, ici le sang. Une eau étrange, réinventée, l'a remplacé: le sang doit rester innomé.  Mais pour Bachelard, par cette forme de simplification à visée explicative organique, la psychanalyse manque d'outils pour intégrer au songe le détail des images intermédiaires qui jalonnent le parcours de l'inconscient, ici entre sang et eau. Il voit par exemple dans les images liées à la densité de l'eau des réminiscences matérielles de l'enfance, expériences passées et quelquefois interdites, précédant la mort de la mère (les gelées et les  gommes; les mélasses).
[ Ah ! Si Poë avait connu la psychanalyse, il se serait tu définitivement. L'innomé aurait concerné non seulement le sang maternel mais le langage dans sa totalité, comme véhicule organique des miasmes de l'esprit ! Sans rire, cette explication psychanalytique est si réductrice qu'elle n'explique plus rien du tout. On sent bien que Bachelard en est déjà revenu. Que de chemin parcouru en à peine deux livres ! De son côté il semble se délecter dans les détours mystérieux du langage, ses ratés et ses esquives, ses réminiscences à peine conscientes et à peine assumées,  bref les jeux, au demeurant vitaux, de cache-cache qu'un écrivain livre avec lui-même au cours de la création poétique. Bien plus intéressant en effet. ]
(VI)
Extension aux paysages, à la nature contemplée, de la pensée d'une prise en charge de la mort par le monde physique. Compassion, sympathie, du lac de montagne (Le lac d'Auber) qui se nourrit des larmes qui tombent de la nature entière et qui «prend la teinture de la peine universelle». La matière elle-même se gorge de mélancolie, portant l'imagination aux élans les plus idéalistes, les plus romantiques.
[ Cette pensée des morts, très lamartinienne, que partagerait avec nous  la nature dans son ensemble est une source profonde de consolation et, à ce titre, elle est loin d'être lugubre. Il faut lui opposer celle de l'indifférence foncière de la création à nos deuils, qui me semble de loin la plus spontanée. ]
(VII)
Les eaux immobiles évoquent les morts car elle sont des eaux dormantes: elles  symbolisent le repos des morts sur lesquels veillent les vivants. En contemplant les eaux, c'est eux qu'on voit, par une sorte de narcissisme par délégation. C'est aussi tout le passé qui se mire dans les eaux dormantes. Ainsi se réalise la synthèse de la Forme (la Beauté), de l'Évènement (la Mort), et de la Substance (l'Eau). (Les majuscules sont de Bachelard dans ce passage assez obscur où je peine à dégager une unité).
(VIII)
L'eau est vouée au silence même si celui-ci ne s'établit pas d'emblée. L'état de joie est associé à un certain murmure de l'eau, mais un murmure qui semble exogène, étrange, confus, fantomatique. Mais le silence bientôt doit s'établir car «ce qui parle du fond des êtres, .... dans le sein des eaux, c'est la voix du remords.» Et cette voix, il faut la frapper de la «malédiction du silence» (E. Poë, Silence). Ce processus de réduction au silence définitif intervient même en pleine passion amoureuse pour rappeler à l'homme sa condition mortelle (E. Poë, Léonora).

CHAPITRE III. Le complexe de Caron, Le complexe d'Ophélie

(I)
Retour aux quatre éléments dans leur alliance naturelle avec la vie et la mort de chacun d'entre nous. Par le biais d'un ouvrage du XIXème racontant d'une manière délibérément simple certains usages funéraires des anciens (SaintineX.B. La mythologie du Rhin et les Contes de la mère-Grand, 1863). Chaque homme naissant était voué à un arbre, lequel l'accompagnait à travers la vie jusqu'à la mort, où il était selon les coutumes, soit incinéré avec le bois de l'arbre (feu), soit enfoui en terre dans le tronc creusé (terre), ou laissé à la dérive dans le fleuve dans ce tronc (eau), soit enfin déposé à la cime où il était peu à peu dissous dans l'air et disséminé par les rapaces (air).  
(II)
Selon l'interprétation de C.G Jung (Métamorphoses et Symboles de la Libido), l'image de l'arbre de mort (Todtenbaum) abandonné au courant de la rivière cumule deux symboles maternels imbriqués l'un dans l'autre: «le mort est remis à la mère pour être ré-enfanté».
(III)
Développement de l'idée du voyage sur la mer comme la répétition du dernier voyage, celui de la mort, lequel serait en fait le tout premier voyage, le vrai voyage. « Le premier matelot est le premier homme qui fut aussi courageux qu'un mort». Ainsi, l'inspiration qui invita les premiers hommes préhistoriques à creuser un canot fut peut-être une pure chimère sans visée utilitaire. Survalorisation dans les mythes sacrés des enfants sauvés des eaux, initialement maudits sur la terre et qui survivent au voyage au fil des eaux (Moïse, Romulus et Remus etc..., voir Marie Delcourt: Sterilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l'antiquité classique, 1938). Le navigateur de la mort est un absent en devenir comme le témoigne le deuil éternel des veuves de marins perdus en mer (Hugo, Oceano Nox), contrairement aux sédentaires des nécropoles auprès desquels «les petites filles peuvent aller coudre et filer» (Wordsworth).
(IV)
Le mythe de Caron, transportant dans sa barque les morts aux enfers, a bien pu se transformer en un complexe de culture affadi, il n'en reste pas moins que ce qu'il recèle d'images inconscientes correspond à un appel irrésistible et naturel de l'imagination. Bachelard cite plusieurs exemples de légendes ou de coutumes en dehors de la culture gréco-latine:
  • le bateau des morts des légendes celtiques qui contenaient les âmes que les pêcheurs de Gaule devaient passer sur l'autre bord, en Bretagne, pour pouvoir s'acquitter du tribut (Sébillot, Le Folklore de France);
  • toujours dans la culture celtique, les navires fantômes qui hantent les mers (Voltigeur hollandais) et dont la taille s'accroît avec le temps (Souvestre, Sous les filets), thème du grossissement repris par Poe dans le Manuscrit trouvé dans une bouteille.
  • le rôle hypervalorisé du simple passeur à charge d'âmes et doté d'autres pouvoirs miraculeux (Souvestre).
  • La coutume extrême-orientale de la Fête des Morts (rapportée par Claudel dans Connaissance de l'Est) dans laquelle, la nuit venue, les barques s'élancent dans le fleuve, chargées de petits lampions qu'on sème dans l'eau, symbolisant «la vie qui s'éteint et la vie qui s'en va».
(V)
Le suicide ne trouve de parfaite réalisation que dans la fiction dramatique. Les modalités que le romancier ou le dramaturge invente pour le suicide de ses héros sont révélatrices de sa propre position vis à vis de la mort car elles se produisent hors des contraintes et des  aléas imposés par le réel. Le poète a en particulier le choix de la patrie définitive, de l'élément ultime auquel il aspire pour ses personnages, ici l'eau.
Ophélie est la nymphe de la mort, vouée très jeune à mourir noyée, pour les péchés d'autrui, sans éclat, sans orgueil, sans vengeance. Elle est le symbole du suicide féminin, et la rivière qui porte son corps lui est consubstantielle, comme le sont les larmes dont ses yeux sont noyés.
(VI)
Le complexe d'Ophélie tend à se condenser en une image qui symbolise à elle seule la psychologie des eaux, celle de la chevelure dénouée, abandonnée au courant. On retrouve cette image tant dans les représentations picturales d'Ophélie que dans les innombrables légendes sur les Dames des fontaines, ou ondines. 
Inversement, la chevelure dénouée, comme celle qui se déroule en flots sous le peigne, engendre l'évocation de l'eau, le miroir prenant les valeurs attachées à la source et à la fontaine (inversion du complexe d'Ophélie, exemple du roman de d'Annunzio: Forse che si, forse che no).
A ce stade de son propos, Bachelard souligne la fécondité, le pouvoir germinatif, prolifératif des images dites naturelles, nourries par «la force des éléments matériels», par comparaison avec les concepts imagés (exemple de la rêverie philosophique du «fêtu emporté par le ruisseau»), qui figent d'emblée les formes de l'imagination en leur ôtant en partie leur caractère dynamique.
(VII)
Le complexe d'Ophélie, comme celui de Narcisse, peut s'élever à une dimension cosmique. C'est évident dans certaines rêveries poétiques associant la lune et les flots (exemple de Joachim Gasquet) et dans lesquels le reflet de la lune s'identifie naturellement à Ophélie et à tout ce qu'elle symbolise. Ce reflet peut-être même celui d'une ville la nuit (Georges Rodenbach, Bruges la morte).
La dimension cosmique se retrouve, selon Bachelard [mais je trouve qu'il abuse ici du sens des mots], dans l'absorption du rêve dans la substance-même de l'eau. Cette assimilation dans l'élément matériel, appelé ophélisation, sanctionne l'affinité naturelle de l'eau, de la nuit et de la mort, et, sans retirer au drame son caractère délétère, le stabilise et gomme ce qu'il aurait de trop étroitement humain.
[ Je trouve Bachelard confus et désuni dans cette section. J'ai largement interprété le texte mais ne suis pas certain d'en avoir respecté le sens. ]
(VIII)
Enfin, l'eau est la substance-même du désespoir: elle porte et véhicule le chagrin et la mort, certes, mais elle les dissout également pour se  les assimiler totalement.
[ Cette notion de dissolution, qui s'impose spontanément à la rêverie sur l'eau, me semble par contre assez étrangère au complexe d'Ophélie où le corps (et notamment la chevelure) conservent une forme d'intégrité physique (et notamment la beauté), et que s'impose l'image, plus subtile et plus éloignée de l'entendement, d'une forme d'identité substantielle entre l'eau et le corps du défunt, une sorte d'équilibre qui est symbolisé par la flottaison. Je trouve la pensée de Bachelard trop approximative ici, trop divagante, comme s'il mélangeait un peu trop les genres. Peut-être est-ce un exercice de désobjectivation (voir plus haut) !! Je suspends provisoirement la lecture de Bachelard, histoire de réamorcer le désir. Et puis il faudrait associer cette lecture de Bachelard aux images picturales qu'il présente et à certains des textes sur lesquels il s'appuie (ici Poë en particulier). Cela rendrait l'étude beaucoup plus vivante. ]

CHAPITRE IV. Les eaux composées

(I)
L'eau est le milieu capable d'unir les substances les plus diverses sous forme de combinaisons. C'est pourquoi l'esprit préscientifique est spontanément émerveillé par la non-miscibilité telle qu'elle se voit dans la fiole des quatre éléments où s'étagent de bas en haut selon leur densité: un liquide noir qui représente la terre, un gris pour l'eau, un bleu pour l'air et enfin un rouge pour le feu.
[Fabricius, Théologie de l'eau, 1743]
(II)
Eau-terre, eau-feu, eau-air, eau-nuit, toujours à deux, jamais à trois et encore moins à quatre pour l'imagination matérielle. Et si les deux substances sont de nature féminine, comme l'eau et la terre, alors une différentiation de genre s'établit entre elles spontanément pour sexualiser leur rapport.
(III)
Les évocations récurrentes dans la littérature poétique du mariage de l'eau et du feu: Hoffmann et le punch; l'«eau brûlée» de Balzac (Gambara); les «gouttes de feu» de Rimbaud (Une saison en enfer). Ce qui montre la puissance du mariage des contraires, voire des incompatibles,  dans l'imagination matérielle.
Il s'agit bien ici d'une union de nature sexuelle ou matrimoniale: le soleil naît de la mer (Rig Véda - Goethe: Second Faust). Dans les légendes populaires, les sources peuvent naître de la terre foudroyée, comme le tonnerre d'un lac violent.
Cette union de l'eau et du feu est une condition primordiale de la création continuée laquelle nécessite dans l'imagination matérielle profondément ancrée en l'homme une humidité chaude. Notion fondamentalement ambivalente, et, à ce titre, profondément féconde.
(IV)
La nuit ne figure pas au nombre des éléments matériels mais elle en prend la nature lorsqu'elle vient s'incorporer à la profondeur des eaux de manière durable pour lui conférer une obscurité maléfique, abritant des oiseaux monstrueux, les stymphalides. E. Poe, dans Maelstrom, rapporte l'effroi des marins à la pensée de la Mer des Ténèbres (Mare tenebrarum), noire comme l'encre.
Inversement, l'angoisse près d'un étang la nuit est amplifiée par l'humidité dont s'imprègne l'obscurité. La nuit soulève des fantômes, invisibles et fluides comme le devenir.
En revanche la nuit humide amplifie les saveurs du jour [Char, Claudel].
(V)
La pâte affranchit temporairement la matière de ses déterminations formelles. L'eau, dans un premier temps, libère chaque élément de ses congénères élémentaires puis, dans un deuxième temps, elle les rassemble d'une autre manière, peu pressée de conférer une forme à l'amalgame, se jouant des forces de liaison, s'apprivoisant à la main du pétrisseur. Quand forme il y a, elle n'est jamais définitive, elle n'est qu''un devenir qui va se figeant peu à peu, finalement résigné à acquérir un statut dans le monde des formes.
Dans tous les mélanges que l'eau fait avec d'autres éléments, la pâte avec la terre, le limon ou l'argile, avec la farine, c'est elle qui a le beau rôle. On est tenté de croire que c'est elle qui fait tout, qu'elle renferme les vertus collantes mais aussi les vertus nourricières. Ainsi Michelet (La mer) est-il convaincu que la viscosité propre à l'eau de mer lui est intrinsèque, et que sa substance est originellement nourricière.

CHAPITRE V. L'eau maternelle et l'eau féminine

(I)
L'amour qu'on ressent pour la nature, qu'elle soit représentée par la mer ou par la montagne, est une expression de l'amour retrouvé pour la mère (Marie Bonaparte sur E. Poe). C'est le sentiment qui l'explique et non un quelconque principe de réalité. L'amour de la mère peut être puissant au point de se réincarner dans mille images et dans mille métaphores naturelles.
[ OK pour l'impuissance du principe de réalité en la matière, mais quid de la sensibilité esthétique pour la nature ? Repose-t-elle aussi sur le souvenir des sentiments filiaux ? L'explication serait un peu courte. ]
(II)
Il arrive souvent que les métaphores de l'eau soient lactées. Ici on ne peut sous-estimer l'explication proprement psychanalytique dans la genèse des formes que pourra prendre l'imagination matérielle. Elles surgissent ici d'une zone profonde de l'âme. Tout liquide est eau et le liquide primordial est lait, substance nourricière que les lèvres du nourrisson puisent directement au contact des seins de sa mère.
L'eau nourricière fait l'objet d'hymnes védiques (Saintyves, Folklore des eaux) chantant ses bienfaits. Mais les images les plus osées en la matière peuvent être relevées chez Michelet dans la Mer, qu'il décrit comme une matrice gorgée d'un aliment muqueux, tiède, fécond et abondant, comme un organisme généreux dont les rives arrondies dessinent des seins au contact de la terre. La matière induit ici la forme.
(III)
Partant de ce qu'on pourrait appeler un cliché poétique, à savoir « la beauté lactée d'un lac paisible éclairé par la lune », Bachelard se demande si la séduction de cette image est purement formelle, visuelle, ou si elle ne se fonde pas plutôt, là aussi, sur la valeur fondamentale du lait en tant que substance. Substance capable d'évoquer l'univers de paix, de lumière et de tiédeur auquel elle est originellement associée. La lune de cette image est elle-même indissociable de la substance lactée et forme comme un fluide envahissant, une matière cosmique envahissant tout l'univers.
La primauté de l'imagination de la substance matérielle sur toute autre considération réaliste, formelle ou esthétique est illustrée dans les Aventures d'A. Gordon Pym d'Edgar Poe. Contre toutes les attentes, en s'approchant du pôle Sud, le navigateur est environné d'eaux de plus en plus chaudes, blanches, apaisantes, créant un milieu propre à engourdir l'âme et le corps.
[ Il me semble que même si l'interprétation psychanalytique a toute sa valeur ici, la réduire à une explication par la substance lactée est insuffisant. C'est la mère elle-même qui est à l'évidence à l'origine des images, et la source de leur dimension  cosmique. ]
Cet essor cosmique de l'imagination de l'eau rêvée comme lait est illustrée par des images telles que celles du fleuve extrait de la terre par la succion de l'océan ou, à la suite d'Isaïe, du corps imprégné par le lait comme la terre par l'inondation de la mer (Claudel), ou de la mer laiteuse dont le sein innombrable s'apaise (Mistral).
Bachelard rappelle ici que l'eau comme principe nutritif a beaucoup occupé l'imagination pré-scientifique en tant qu'explication des phénomènes élémentaires. Ceci contrairement à la science qui cherche à expliquer la nutrition à partir des phénomènes chimiques. Les images étaient alors pensées positivement, sur un mode analogique, comme des représentations à la fois du microcosme et du macrocosme. Ainsi l'eau était-elle l'élément nourricier de la terre et de l'air. [ Une façon de voir qui nous est toujours familière au fond ]
IV
Au delà de la substance liquide que l'on boit, l'essence précise à laquelle remonte un certain type de boisson, ... lait, vin ou philtre amoureux. Ainsi, pour Claudel (Cinq grandes odes), les sources célébrées se rapportent in fine à la Mère, la matière première, l'ultime élément qui ne s'écoule pas mais qui s'infiltre en nous pour nous procurer la chaleur et le bien-être.
V
L'imagination de l'eau se rapporte à la femme en général et non pas uniquement à la mère,  comme l'illustre un rêve d'Henri d'Ofterdingen de Novalis. Le héros se baigne dans un bassin souterrain et de la substance même de l'eau naissent des caresses de jeunes filles au contact de sa poitrine. L'eau lui semble comme de la jeune fille dissoute, une substance voluptueuse qui existe en tant que substance et qui n'impose aucune forme visuelle. Dans sa puissance imaginante, Novalis peut-être considéré comme un être touchant beaucoup plus qu'un simple voyant et son imagination matérielle est commandée par ce que Bachelard appelle un calorisme, ou désir d'une substance chaude, enveloppante et protectrice.
On retrouve cette imagination substantielle jouant à la fois sur l'humidité et sur la chaleur dans certaines conceptions pré-scientifiques, comme chez Lessius (mort en 1623).  Pour lui le principe de la vie est duel: il réside dans un équilibre entre l'«humide radical» et la «chaleur naturelle».
Dans certains rituels d'immersion antiques, les vierges ont le pouvoir de purifier les eaux. De même Renan, dans un essai de ses Études d'histoire religieuse, évoque l'épithète khalliparthènos (aux belles vierges) donné à un fleuve dont les flots «se résolvaient en jeunes filles». Encore, dans Ahasvérus d'E. Quinet, le flot dans lequel plonge le héros est fait de substance féminine même si aucune forme n'en surgit véritablement. Tous ces exemples montrent que la psychologie des rêves fait fausse route quand elle ne les considère que dans leurs dimension formelle. La vérité c'est que les rêves sont une vie mimée de la matière, incluant une dynamique de la transformation (et non pas simplement une cinétique des formes).
VI
L'eau est par excellence le lieu du rêve bercé. De tous les éléments, elle est le seul élément berçant. Le rêveur en reçoit une vision de l'infini en même temps qu'une sensation de bien-être, de berceau reconquis (Novalis). Dans la rêverie bercée sur l'eau, la pensée se détend et le poète aime en faire une habitude  (Le prêtre de Michelet, Raphaël de Lamartine, Le lys dans la vallée de Balzac).
Rêverie bercée, rêverie portée, mais rêverie transportée aussi car cette image matérielle est très dynamisée. De l'eau vers les nuages et vers le ciel, vers le «pur éther» (Lamartine), vers la Nuit elle-même (Novalis).

CHAPITRE VI. Pureté et purification morale de l'eau

I
Il ne sera pas question ici des innombrables rituels religieux de purification par l'eau. Ni même de ses aspects sociaux et culturels. L'objectif est de redécouvrir la valorisation qui s'attache aux rêveries isolées, aux créations solitaires. Sans en rester aux mots eux-mêmes, héritage culturel tellement imposant, mais en s'attachant à la matière sous-jacente qui enchaine les mots et confère l'unité aux rêves et aux poèmes. La mythologie ne sera invoquée que dans la mesure où elle est spontanément opérante dans l'œuvre poétique, donc quand elle se rattache à la psychologie actuelle. Seule l'imagination matérielle peut en effet redonner vie aux anciennes formes mythologiques et activer leurs transformations.
II
Lorsqu'on étudie les textes anciens en rapport avec la pureté de l'eau, il faut se garder de les rapporter à des critères hygiéniques modernes, en invoquant un supposé savoir empirique des anciens. Il convient au contraire de retrouver les rêveries qui sous-tendent ces récits et les explicitent. Ainsi quand Hésiode (les Travaux et les jours) prescrit de ne pas uriner à l'embouchure ou à la source des fleuves, ce n'est pour des raisons d'hygiène, puisqu'à un autre endroit du texte il défend de le faire également face au soleil ! Il s'agit donc ici d'un interdit moral défendant la maternité des eaux, d'une part, et la majesté du soleil, d'autre part.
Et souiller une eau naturelle, source, fontaine, lac, rivière ou torrent, c'est, même pour l'individu isolé, seul face aux puissances de la nature, une offense grave. Même si nous ne croyons plus de nos jours à un possible châtiment par les génies des eaux (Sébillot, le Folklore de France). Chacun d'entre nous sympathise obscurément avec le drame de la pureté et de l'impureté de l'eau, en tant que valorisation inconsciente, ainsi que l'illustre la description démoniaque et imprécatoire des eaux de la Bièvre souillée par la Ville, par Huysmans (Croquis parisiens).
[ Il serait intéressant d'examiner si la conscience écologique, basée sur des connaissances rationnelles, ne contribue pas à renforcer, sur un mode irrationnel, les valeurs inconscientes d'offense faite à la nature ]
III
Plus que la simple vision, c'est l'expérience concrète, comme celle qui consiste à se désaltérer dans une source au cours d'une promenade, qui nous fait accéder aux valeurs de pureté ou d'impureté de l'eau naturelle, aux images de plaisir ou de répugnance. Là encore, les épithètes spontanées attribuées par le rêveur d'eau, loin d'avoir une base objective, sont voisines de celles des pré-scientifiques qualifiant une eau particulière selon des vertus analogiques sur la base de perceptions grossières (amère, nitreuse, sulfureuse, bitumineuse etc ..).
Une seule marque d'impureté peut suffire à l'imagination pour faire de l'eau le réceptacle du mal, la source active de maléfices qui tiennent à sa substance-même. Au point qu'on ait songé à y deviner les signes du destin (hydromancie) ou qu'il existe des rêveurs dits en eaux troubles guettant les moindres signes suggérés par tels remous, bulles, veines ou mouvements de plantes aquatiques. Le rêveur nocturne peut se sentir littéralement environné par ces courants troubles et chargés de mal. Mais l'impureté et le maléfice sont exceptionnels: l'imaginaire est porté sur la pureté et il est peu de fontaines maudites dans le folklore des eaux (Sébillot).
IV
Pas plus que la pureté, la purification par l'eau n'a de base rationnelle et hygiénique même si certains ethnologues voudraient lui donner cette signification à l'origine. Ce dont il est question ici c'est de laver l'âme, et non le corps, c'est de se défaire d'une vue impure (exemple du lavage des yeux après avoir vu un infidèle). Et toute eau est bonne à cet usage. Elle est ici pure dans son principe, quelles qu'en soient les souillures apparentes.
De même, ce n'est pas la force décapante de son courant qui confère à la source vive et au torrent leur pouvoir de purification, comme pourrait le suggérer le bon sens. Non, cette vertu est attachée à leur substance même; c'est une propriété qui ne tient ni à la masse ni à la vitesse, mais à la nature-même de leur principe vital. Elle vient en somme de l'intérieur.
Cette puissance propre de l'eau, même lorsque cette dernière est réduite à d'infimes gouttelettes, est bien illustrée par l'efficacité présumée de l'aspersion dans certains rites de purification (avec un rameau d'olivier ou une branche d'hysope aux fleurs minuscules). L'imagination est si convaincue de la réalité du pouvoir purificateur intrinsèque de l'eau sous sa forme la plus élémentaire que le lavage par immersion complète en devient paradoxalement une métaphore. Ce concentré de puissance donne le moyen d'une domination universelle, de purifier un océan. De substance elle est devenue force et, partant, elle est capable de rayonner, d'absorber et de conglomérer.
Bachelard illustre ce dernier point avec un extrait des Entretiens du Comte de Gabalis par l'abbé de Villars montrant le passage réversible entre imagination matérielle et imagination dynamique, plus précisément comment le sage (et non le savant, notons-le bien) peut se rendre capable, à la suite de certains processus subtils de distillation-attraction, de transformer les esprits dispersés dans la matière en éléments actifs de cette même matière. Ainsi, l'eau peut-elle devenir un ... aimant à nymphes ! [ Cet exemple me semble mal relié à ce qui précède ou hors sujet par rapport au propos général de la section ]
V
Pour évoquer le pouvoir régénérateur et rajeunissant attribué à l'eau, tel qu'il est illustré dans la notion de Fontaine de Jouvence ou, plus simplement d'eau de Jouvence,  Bachelard utilise la médiation de l'eau fraîche, et même de la simple fraîcheur. Et ce choix initial d'un mot des plus polysémiques qui soient (voir le dictionnaire) induit une cascade de glissements verbaux artificiels. Retenons quand même de son propos que, fraîcheur ou pas, ce serait essentiellement le regard qui fonderait le pouvoir régénérateur de l'eau selon l'imagination. Et, intimement associée au regard, la lumière ambiante. Un autre glissement verbal lui fait associer regard, lumière au terme de lustration, lui aussi chargé d'une très forte ambiguïté.
[ Dans ce passage Bachelard semble ballotté entre les multiples sens des mots sans  revenir au fond du sujet: la renaissance. Ne pourrait-on pas invoquer ici l'affinité irrésistible pour la substance primitive et fondatrice qu'est l'eau et le désir d'en recevoir, comme au premier jour, l'impulsion régénératrice ?]
Le motif de la substance compatissante qu'invoque Bachelard, capable de guérir les maux du malade, me séduit plus que celui d'une fraîcheur prétendument relayée par le regard. La substance compatissante prolonge d'ailleurs sans rupture la substance régénératrice que constitue l'eau, en tant qu'élément vital primitif.
[ Les vertus que les curistes, hors de toute base rationnelle, attribuent encore actuellement à l'hydrothérapie, au thermalisme ou autre thalassothérapie tiennent leur légitimité de cette conviction imaginaire, qui est peut-être aussi une mémoire inconsciente des temps primordiaux. Mais Bachelard, littéralement emprisonné dans un mot, préfère avoir de nouveau recours à la fraîcheur comme signe du retour à la santé ! ]
C'est seulement à la fin du paragraphe, qu'on imagine faire suite à une phase méditative de désintoxication verbale, qu'il retombe sur ses pieds en rêvant enfin au retour vers les origines du monde, à la naissance de la vie, comme l'avaient fait les alchimistes, une chose qui échappe à l'esprit par trop rationnel de E. Renan dans son drame l'Eau de Jouvence.
VI
Dans la liturgie [ catholique suppose-t-on ], purification de l'âme et purification de l'eau vont de pair (E. Seillère au sujet de l'Esprit de liturgie de Guardini). Les mêmes puissances latentes dorment en l'une comme en l'autre et elles subissent les mêmes influences démoniaques. C'est parce qu'elles sont faites d'une même substance [ on pourrait dire d'une même eau ]. La purification sera donc consubstantielle. De là, l'imagination matérielle est naturellement entraînée vers cette vision cosmique selon laquelle la vie morale est partagée avec les éléments, au premier rang desquels l'eau, mère primordiale pour qui les autres éléments ne sont qu'attributs.
Cette valorisation amplifiée de l'eau cosmique image de l'âme est au cœur du projet de Claudel d'une Église souterraine à Chicago (Positions et Propositions). Elle sera construite autour d'un lac souterrain remplie d'une eau naturellement épurée et qui, tel un monastère matériel, épurera par sa réalité substantielle et active les âmes des citadins demeurant en surface.

CHAPITRE VII. La suprématie de l'eau douce

I
Bachelard tient d'emblée à se démarquer d'un traitement purement mythologique de la question. Toutefois l'imagination matérielle et dynamique, à laquelle l'essai est consacré, peut être mobilisée dans des fragments de mythe. Par ailleurs, la divinisation des hommes et des choses de la nature dans les religions antiques (évhémérisme) peut conférer l'unité à l'imagination matérielle. Mais les maîtres mots restent ici naturalisme et sensualisme, un sensualisme puissant et non exclusivement visuel capable de modifier les cosmogonies consacrée.
[ Exemple caractéristique de ces nombreux passages écrits à la diable, sans souci de forme, contournés et jargonnants, pas très éloignés du charabia. ]
II
Contrairement aux eaux douces, l'océan se prête peu à l'imagination matérielle intime dont il est seulement question ici. Il fait surtout l'objet de récits d'aventure, de récits fabuleux, distants de l'expérience commune du rêveur, et qui, selon Bachelard, ne font pas naturellement leur place dans la rêverie intime.
[ Difficile ici de suivre le point de vue de Bachelard même si l'on se rappelle qu'il puise ses exemples dans la littérature et la poésie, et qu'il est un indécrottable cul terreux bourguignon ! Il y a évidemment une imagination matérielle, intime et sensuelle, de la mer, celle des baigneurs et des navigateurs en particulier, et il serait étonnant qu'elle ne soit pas reflétée dans la littérature et la poésie. Par ailleurs, il est permis de se demander si le récit mythologique, auquel Bachelard emprunte finalement beaucoup quoiqu'il en dise, n'est pas nettement plus éloigné de l'imaginaire intime que la fable ou le conte maritime, dans lequel le conteur puise largement dans sa rêverie profonde des éléments naturels. Bachelard est coutumier des ces affirmations a priori, quasi-dogmatiques. ]
III
Pour justifier sa position d'une suprématie de l'eau douce sur celle des mers et des océans (dans l'imagination matérielle intime, rappelons-le), Bachelard avance, en dépit de sa réticence liminaire, un argument de haute mythologie, tirée d'un ouvrage d'un mythologue contemporain (Charles Ploix, La nature et les dieux). Selon cette conception alambiquée, Poséidon aurait été primitivement le dieu des nuées et des eaux qui en procèdent, c'est-à-dire, des eaux douces, des sources, et de  fleuves qui alimentent l'océan.
IV
Il fallait bien dans ce très court [ et selon moi inutile, voire contestable ] chapitre, parler du fond, à savoir de la douceur de l'eau douce ! Pour ce faire, Bachelard emprunte ses mots à Boerhaave, un «savant» du XVIIIè (Éléments de chymie). L'eau y est décrite comme «très douce» car sans agressivité aucune sur les muqueuses et les chairs à nu, et capable de neutraliser l'acreté d'où qu'elle vienne. La douceur y apparaît bien comme une qualité substantielle, non plus seulement objet d'une sensation gustative ou tactile, mais inhérente à la boisson dite première.
[ On a vraiment l'impression que ce chapitre sur l'eau douce a été rédigé à la hâte et tardivement, comme pour justifier le désintérêt relatif de Bachelard pour les eaux marines et océaniques, pourtant si riches en terme d'imaginaire. Ce qui me fait penser ça c'est que Bachelard n'a même pas songer à mobiliser ici son érudition pour illustrer l'imaginaire de la douceur. Le chapitre suivant, consacré à l'eau violente, devrait lui permettre de corriger ce déficit de l'ouvrage sur l'imaginaire de la mer. Nous verrons. Sinon, je compte bien lire Michelet, sur ce sujet en particulier. Après lecture du chapitre suivant, consacré à l'eau violente, il s'avère qu'il y  est essentiellement question de la mer ! D'où mon impression renforcée que ce chapitre sur la suprématie des eaux douces a été rapportée.]

CHAPITRE VIII. L'eau violente

I
Dans cette section introductive, Bachelard met en place la thèse d'une psychologie dynamique basée sur notre volonté d'action et de réaction sur les quatre éléments matériels. Cette psychologie repose sur des forces, non des formes, qui sont autant d'intentionalités du sujet envers les objets du monde. Comme dans la conception de Schopenhauer, c'est l'homme qui surprend le monde, le provoque, l'offense, le brutalise, l'attaque et c'est à l'hostilité foncière des choses qu'il réagit. C'est la façon, orgueilleuse et salubre, tonique et régénératrice, de connaître le monde. On pourrait ainsi envisager une typologie psychique non plus selon les tempéraments traditionnels mais en fonction de nos modes d'interaction avec les quatre éléments, donc de notre implication active dans la vie naturelle (ce que Bachelard appelle nos allures et nos santés).
II
Pour mieux appréhender les caractéristiques du nageur qui affronte le courant (dont le type littéraire est Swinburne),  Bachelard traite d'abord du marcheur dans le vent (dont le type est Nietzsche). Pour Nietzsche, la marche dans le vent engendre une pensée en forme de provocation contre les éléments. On l'affronte en se courbant face à lui et jamais en pliant comme le roseau de la fable. Les pleurs sont de rage et les plis du manteau sont ceux d'un étendard. On y transcende sa timidité et ses complexes d'infériorité et on est exalté, à bon compte il est vrai, par cette lutte dans la solitude.
III
Si le défi au vent est en général facile, celui qu'on lance aux flots constitue un véritable engagement physique et moral. Cela vaut tout particulièrement pour la première fois. M. Bonaparte, dans sa Psychanalyse d'E. Poe, analyse dans le détail les expériences de nageur intrépide qu'a été le poète. Jeune, comme beaucoup d'enfants, il craignait l'eau. Il fut assez rudement initié par un maître nageur qui représentait le père et reprit lui-même ce rôle d'initiateur par la suite. A ce complexe œdipien est lié l'orgueil du nageur qui a traversé le Channel entre Douvres et Calais. Mais Poë n'est pas un bon exemple de héros des eaux violentes car la composante active de sa poétique de l'eau ne domine pas la composante mélancolique.
Il en est tout autrement de Swinburne [ poète anglais de la fin du XIXè apparenté au mouvement pré-raphaélite ], poète de l'eau marine vécue comme un grand corps vivant au contact de son propre corps (Lafourcade, La jeunesse de Swinburne; Paul de Reul, L'œuvre de Swinburne). Nageur accompli, il a ressenti l'appel de l'eau comme on ressent celui d'une mère puis celui d'une amante, et cette disposition intime a déterminé l'esthétique dynamique de sa poésie de la nage. On pressent que le premier saut dans la mer, dans laquelle il fut rudement projeté par son père, fut aussi le premier saut dans l'inconnu. Dans sa relation de cet évènement, il gomme le caractère pourtant dramatique et humiliant de cette initiation, comme s'il y mêlait de manière rétrospective le désir au courage. Car c'est par la suite que son rapport à la mer fut ambivalent, proche du sado-masochisme, déterminant ce que Bachelard appelle le complexe de Swinburne.
Pour Swinburne, la nage est une lutte faisant suite aux offenses du nageur. Bachelard insiste sur l'importance, pour l'imagination dynamique, de la posture initiale du nageur faite d'orgueil, de volonté et de courage. Il souligne aussi la dimension cosmique de la situation (contexte naturel et pittoresque, solitude du nageur face aux éléments), et relève l'image dominante de la poétique de Swinburne: celle de la flagellation par les flots, flagellation qui, à l'encontre du masochisme réel, est plus la conséquence du plaisir que sa source.
Il y aurait bien d'autres types de poétique de la nage et, dans ce même domaine anglais, Bachelard retient Byron et Coleridge. Le premier fait face aux flots dans un élan purement dominateur; le second, au contraire s'abandonne et se laisse bercer par l'eau trouvant le juste équilibre entre le flottement et l'impulsion.
IV
Le complexe de Swinburne admet des variantes affaiblies où la composante de défi et d'offense faite à la mer se fait du rivage et où l'engagement du rêveur est indirect. Comme illustration, Bachelard choisit d'abord le roman de Balzac l'Enfant maudit qui décrit la correspondance intime qui s'établit entre Etienne, le jeune héros, et la mer en furie. Cette sympathie est si étroite, si harmonique dans toute l'échelle des violences, que l'enfant vibre littéralement au diapason de la mer. Curieusement, Bachelard met cette illustration très puissante en rapport avec celle, modeste et anecdotique, de l'enfant au bord de l'eau accompagnant de ses gestes les avancées et les reculs du flot et se donnant l'illusion d'y commander.  
[ Je verrais plutôt pour ma part dans l'exemple balzacien, non un complexe de Swinburne affaibli, mais un effacement de l'altérité entre l'homme et les éléments qui semble caractériser la poétique de Swinburne. Ici l'identification est complète et l'imagination dynamique qui en résulte n'en est pas moins puissante. ]
Un complexe de Swinburne dans lequel l'altérité entre le sujet et l'objet s'estompe malgré la tempête, c'est précisément ce qui caractérise la Marianna de Jules Sandeau. L'amante trahie finit par trouver dans les violences de l'ouragan et dans les assauts de la mer l'exacte manifestation de sa propre douleur. Cette identification à la furie des éléments peut aller jusqu'à une certaine forme d'héroïsation du sujet comme Marceline Desbordes-Valmore s'imaginant, adolescente orpheline revenant seule d'Amérique, attachée aux haubans du navire pour mieux affronter la tempête. Il peut se faire que le sujet reprenne même le dessus et que sa propre colère se mue soit en une force d'apaisement (E. Quinet, Merlin l'enchanteur), soit en rêve d'une volonté de puissance capable de maîtriser et de soumettre la nature (Goethe, Le second Faust).
V
Dans le complexe de Xerxès, le sujet décide, en guise de représailles, de faire châtier l'eau. Les ponts qu'il avait fait construire entre les rives de l'Hellespont ayant été emportés par la tempête, Xerxès fit donner le fouet et mettre les fers à la mer. Ce châtiment symbolique n'est pas unique en son genre (Hérodote, Histoires).  Saintyves rapporte plusieurs exemples où le fleuve, considéré comme un être symbolique avec lequel on traite directement, est sommé de rentrer dans les vues du souverain. S'il ne s'exécute pas il est puni, y compris par le détournement de son lit.
Dans les pratiques des Tempestiaires, l'affrontement direct avec certaines eaux déclenche orages et tempêtes. Il peut s'agir de simples taquineries, comme de frapper la surface de l'eau avec des bâtons, mais les conséquences peuvent en être formidables.
La littérature et la poésie reprennent à leur compte ces pensées primitives qui peuvent paraître insensées. Tel Claudel dans Partage de Midi, comparant la mer au couchant à une " vache terrassée marquée au fer rouge ".
VI
Très belle conclusion du chapitre en forme de profession de foi. Bachelard voudrait d'abord réhabiliter en quelque sorte l'animisme du quotidien qui relie nos impulsions intimes aux forces naturelles. Cet animisme libère en nous les images capables de se modeler à la matière et au mouvement des choses naturelles. Ainsi de l'enfant qui saute les ruisseaux et les obstacles naturels, seul dans son orgueil d'enfant et littéralement porté par des bottes de sept lieues. Inversement les images littéraires peuvent favoriser en nous, par effet de consonance, la rencontre avec notre être imaginaire. Il y faut une méthode, une habitude, une gymnastique dit même Bachelard.

CONCLUSION. La parole de l'eau

I
Conclusion de l'ouvrage sous forme de leçon de poétique sur le pouvoir des sons. Il serait insuffisant de s'en tenir à la puissance imitative des mots relatifs à l'élément liquide. La fluidité, la liquidité si suggestives des consonnes n'est pas, dans la bonne poésie, le seul produit de l'imagination reproductive. Ce n'est pas la forme qui commande: c'est la matière même (Swinburne commenté par de Reul), ce que Bachelard résume par l'expression de «bonne fleur des mots», prononcés dans leur plénitude actuelle et non pas dans on-ne-sait-quelle allusion éthymologique. Tel le mot rivière lui-même, ou cet autre mot: harmonica dans lesquels s'affirme la correspondance du verbe et du réel.
Partant du cas extrême des onomatopées, Bachelard montre que l'oreille est libérale et que le son n'est qu'une petite partie du mimologisme qui s'applique à elles. Un bruit est un signe visuel et inversement. Dans la phrase « le ruisseau fit fleurir le lys et le glaieul », ce n'est pas l'objectivité qui s'est imposée à l'imagination créatrice mais un plus profond souci de concordance entre les diverses réalités ontologiques qui vivent dans l'être du ruisseau, pleinement justifiées par les sons qui les transcrivent. Une même cohérence imaginaire fait, par exemple, placer des cloches englouties dans le lit de la rivière et faire des gargouilles autant d'emblèmes des eaux diluviennes.
Les deux principes essentiels du langage de l'eau: la liquidité et le repos.
II
L'eau envisagée comme le miroir des voix. Par exemple, le chant du merle comme une cascade qui finit par se tarir (Powys, Wolf solent)). L'imitation de l'oiseau est ici invention, elle transmet des échos, des reflets. Ce que l'oiseau est pour l'homme, la nature ne l'est-elle pas pour l'oiseau ? (E. Quinet). En d'autres termes, les chants des oiseaux ne sont-ils pas, primitivement, des imitations des bruits de la nature ? Ainsi l'eau miroir finit-elle par créer une grande unité entre toutes les voix.
L'imagination comme un bruiteur qui amplifie ou assourdit les voix et fait inlassablement correspondre images et sons. Ainsi pour le visage de la jeune fille dont les traits reflètent les murmures du ruisseau (Wordsworth, Lyrical ballads).  Ruisseau murmurant qui procure l'euphorie par euphuisme.


Gilles-Christophe, Janvier 2017