G. BACHELARD - POÉTIQUE DE LA RÊVERIE


GASTON BACHELARD

LA POÉTIQUE DE LA RÊVERIE
RÉSUMÉ ET COMMENTAIRES PAR GILLES-CHRISTOPHE

INTRODUCTION
RÊVERIES SUR LA RÊVERIE: LE RÊVEUR DE MOTS
II. ANIMUS ET ANIMA
III. LES RÊVERIES VERS L'ENFANCE
IV. LE COGITO DU RÊVEUR
V. RÊVERIE ET COSMOS

INTRODUCTION

Rêverie selon le TLFI: État de conscience passif et généralement agréable dans lequel l'esprit se laisse captiver par une impression, un souvenir, un sentiment, une pensée et laisse aller son imagination au hasard des associations d'idées.  ]                        
Bachelard annonce d'emblée que sa position, pour cette étude des images poétiques,  est celle du phénoménologue. Sans préciser à quelle sensibilité de la phénoménologie il entend se rattacher au plan philosophique, il résume l'attitude phénoménologique qu'il adoptera comme une prise de conscience émerveillée devant les images poétiques pures, c'est-à-dire séparées et comme surgies de la conscience du poète. Il s'agit de dialoguer avec cette conscience et d'élever les images poétiques détachées à une forme de subjectivité durable, une attitude qui distingue le phénoménologue tant d'un pur lecteur qui se laisserait entraîner par le flux des mots que d'un critique littéraire qui prétendait à un traitement objectif du fait littéraire.
Il semble que pour Bachelard la phénoménologie soit simplement l'antithèse de l'approche scientifique. Une méthode d'aperception du monde qui ne passerait pas par la mise à distance de l'objet, par les concepts et le raisonnement mais par l'intuition directe et par les mots dans leur émergence primitive (logos). Le résultat de l'acte de connaissance est un fait de conscience.
Les images poétiques sont des origines et des émergences et non pas la révélation d'une antériorité, d'un inconscient caché. Dans leur essentielle naïveté elles inaugurent un «avenir du langage». Première expression de la prise de distance de Bachelard avec le psychologisme et la psychanalyse pour lesquels les images poétiques sont des projections du sujet.
Dans tout son discours, il semble que B. entretienne la confusion entre sa propre attitude de « lecteur phénoménologue» et celle du «poète créateur» lui-même.  Ainsi dans ce paragraphe:
« Ah! Que cette image qui vient de m'être donnée soit mienne, qu'elle devienne - sommet d'un orgueil de lecteur ! - mon œuvre ! Et quelle gloire de lecteur si je pouvais, aidé par le poète, vivre l'intentionnalité poétique ! C'est par l'intentionnalité de l'imagination poétique que l'âme du poète trouve l'ouverture consciencielle de toute vraie poésie. »
[ Quand je dis «confusion», je ne signifie pas que Bachelard se met à la place du poète, en empathie avec lui. Non, mais qu'il confond son rôle avec le sien. Pour bien en prendre conscience, il faut distinguer l'objet visé par le poète, qui est le phénomène pur, de celui du critique, qui est la poésie comme phénomène de phénomène ! C'est à dire comme forme du langage. ]
Distinction avec toute psychologie de l'inspiration et avec la biographie. Autre signe de la confusion entretenue par B. La rêverie poétique n'est pas tant inspirée au créateur qu'inspirante pour le lecteur. La confusion se transforme en un véritable retournement par lequel le lecteur prend la place du poète et devient finalement un autre créateur. C'est le langage poétique lui-même qui est insp ici de la phénoménologie ce qui a trait au langage, uniquement au langage. Imaginer une grammaire des images.         Pour ce qui concerne la biographie, elle n'explique pas la contagion que l'œuvre peut exercer sur le lecteur. Sur le futur du lecteur en somme. Il est une catégorie particulière de lecteurs, moi par exemple, qui ne sont ni des critiques ni des commentateurs, mais qui se nourrissent substantiellement des œuvres littéraires et qui en font la condition de leur propre projection dans le monde. ]
  1. RÊVERIES SUR LA RÊVERIE: LE RÊVEUR DE MOTS

1. Le rêve est masculin mais la rêverie est féminine. Ce n'est pas par hasard. Il faut relier ce constat aux notions d'animus et d'anima s'appliquant à la psyché chez Jung (psychologie des profondeurs).
2. Rêveries de Bachelard sur le féminin des mots, et leur féminisation,  chemin-cheminée, centaure-centaurée, Nodier et le nom des plantes.  L'hermaphrodisme des arbres en latin qui ont une terminaison masculine et sont cependant féminins. L'aberration dans certaines langues du soleil masculin et de la lune féminine. En allemand: le sapin masculin et le palmier féminin. Trouble provoqué par le changement de genre des mots  d'une langue à l'autre (ex. fontaine en français - brunnen en allemand).
3. Selon Schelling (Introduction à la philosophie de la mythologie)« la langue est une mythologie privée de sa vitalité. » Il fait notamment référence au genre déposé dans les mots et qui garde les traces d'une puissance originelle.
Les choses inanimées sont-elles asexuées, comme l'insinue Bernardin de Saint-Pierre ? Ici Bachelard ne développe pas.
La plasticité des genres, l'indécision des sexes, comme avec les feux complets qui selon qu'ils doivent séduire les filles ou les garçons sont des flamboires (masculin) ou des flambettes (féminin).
Mutilation des langues qui (comme l'anglais) ont «perdu les vérités premières du genre» en instaurant un genre neutre.
4. Jean Perrin, La colline d'Ivoire: le mariage du soleil avec la lune [Trenet s'en est-il inspiré ?]
Arachide, contes et nouvelles: les roses contre la peste montent à l'assaut du clocher pour y sonner les cloches, assistées de toutes les fleurs mâles rangées en ordre de bataille.
La blonde aurore qui taquine le rouge (pudibond) coquelicot (Saint-Georges de Bouhélier). le coquelicot, une des très rares fleurs mâles.
Le bouquet de fleurs - bouquet de mots que Félix offre à Madame de Mortsauf dans le Lys dans la vallée où les ornements masculins viennent aux fleurs féminines et réciproquement. Citation de ces fleurs vocales :
...« les roses du Bengale clairsemées parmi les folles dentelles du Daucus, les plumes de la linaigrette, les marabouts de la reine de  près, les ombellules du cerfeuil sauvage, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des mille-feuilles ....»
« Autour du col évasé de la porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée des touffes blanches particulières au sédum des vignes en Touraine, vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d'une esclave soumise. de cette assise sortent les spirales des liserons à cloche blanche, les brindilles de la bugrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées; toutes s'avancent prosternées humblement comme des saules pleureurs, timides et suppliantes, comme de  prières. »
En ces pages, Balzac est typiquement un rêveur de mots, les parures florales de ses pages étant les «fleurs de l'écritoire».
Et le style même de l'écrivain, selon Claudel cité par Bachelard, réside dans l'équilibre des mots choisis selon leur genre et leur terminaison, soit féminine, soit masculine.
« Les terminaisons masculines dominent, terminant chaque mouvement par un coup mat et dur sans élasticité et sans écho. Le défaut du français qui est de venir d'un mouvement accéléré ce précipiter la tête en avant sur la dernière syllabe n'est  ici pallié par aucun artifice. L'auteur semble ignorer le ballon des féminines, la grande aile de l'incidente qui, loin d'alourdir la phrase, l'allège et ne lui permet de toucher à terre que tout son sens épuisé.» (Claudel, Positions et propositions).
5. Double féminité du silence et de l'espace (Edmond Gilliard),  se soutenant l'un l'autre. L'outre de l'espace et du silence d'où naissent des voix. Insuffisance de l'explication psychanalytique (la mère). Fécondité du langage, force primaire du langage.
6. Nouvelles variations sur les alliances ou oppositions matrimoniales entre les mots de genre imposé (glace vs miroir, nuages vs nuées, etc..). Les mots refuges au creux desquels on se coule notre bien-être: l'exemple de la «berce» où Mistral en enfant fut déposé par sa mère après être tombé dans l'eau d'un étang (F. Mistral, Mémoires et Recits).
7. Remarque de Valéry dans Variétés sur ces mots qui, soustraits à leur utilisation routinière, prennent soudainement une résonance particulière. Comme temps et vie.
«Ainsi, pour un rêveur de mots, il y a des mots qui sont des coquilles de parole. Oui, en écoutant certains mots, comme l'enfant écoute la mère en un coquillage, un rêveur de mots entends les rumeurs d'un monde de songes. »
Cette attraction mystérieuse vers les mots peut aller jusqu'aux lettres elles-mêmes, à leur participation à l'orthographe (E. Jabès), à la musicalité poétique (les diphtongues et les iatus dans certains verbes mallarmeéens). [Complaisance narcissique évidente de Bachelard qui pourrait ici malheureusement traduire un certain nihilisme.]
8. Paragraphe essentiel qui en dit long sur Bachelard écrivain et penseur sur sa double nature de rationaliste et de rêveur, deux natures qui ne sont irréconciliables en un être supposé unique que si elles s'alternent, quasi-méthodiquement.
B. prolonge la dichotomie du masculin/féminin en celle du concept et de l'image, dichotomie ici irréductible sous le signe de laquelle il pense que sa carrière a été placée. Il se méfie de toute «transaction confusionnelle» entre les deux et leur assigne délibérément des domaines différents. Il rappelle que l'esprit scientifique se fortifie, se virilise, génétiquement et historiquement, en exorcisant les images (la formation de l'esprit scientifique). Il y a donc une polarité d'exclusion entre l'imagination et la raison, une polarité par laquelle les pôles se repoussent au lieu de s'attirer. Une sorte de courant négatif.
«Qui s'adonne avec enthousiasme à la pensée rationnelle peut se désintéresser des fumées et des brumes par lesquels les irrationalistes tentent de mettre des doutes autour de la lumière active des concepts bien associés. »
« Mais, en revanche, ce n'est pas moi non plus qui, disant mon amour fidèle pour les images, les étudieraient à grand renfort de concepts. La critique intellectualiste de la poésie ne conduira jamais au foyer où se forment les images poétiques. Il faut bien se garder de commander à l'image comme un magnétiseur commande à la somnambule. Pour connaître les bonheurs d'images, mieux vaut suivre la rêverie somnambule, écouter, comme le fait Nodier, la somniloquie d'un rêveur . L'image ne peut être étudiée que par l'image , en rêvant les images telles qu'elles s'assemblent dans la rêverie. C'est un non-sens que de prétendre étudier objectivement l'imagination, puisqu'on ne reçoit vraiment l'image que si l'on admire. Déjà en comparant une image à une autre , on risque de perdre la participation à son individualité. »
[ Ce ne sont pas selon moi les seules polarités irréconciliables de la psyché. Il faudrait en dégager d'autres à l'intérieur même des pôles (raison et imagination) . Par exemple dans le rationalisme, ou le conceptuel, il y a ce qui détache et ce qui rassemble. Inversement, il me semble qu'il y a une dialectique des images de même qu'une forme de discursivité, de nature digressive, qui fait que la conscience progresse, fait son chemin, est démonstrative à sa manière. C'est ce que montre par exemple Leiris dans Fourbis. Mais Bachelard construit sur une frustration et ne ressent que l'insuffisance de son pouvoir créateur. D'où le côté catalogue érudit et fastidieux de cet essai. ]

II. ANIMUS ET ANIMA

1. Le langage de la rêverie est intéressant pour une psychologie des profondeurs (Jung). D'abord parce qu'il n'opère pas de censure, comme le rêve. Par exemple, il nous fait connaître au masculin et au féminin. Par ailleurs, c'est un langage d'idéalisation atteignant en nous la région dite de sublimation absolue.
« Autant que les rêves, le psychologue doit étudier la vie en parole, la vie qui prend un sens en parlant» (n'est-ce pas le projet de Lacan, basé sur la conception que l'inconscient est structuré comme le langage).
« En d'autres termes , une psychologie complète doit rattacher à l'humain ce qui se détache de l'humain – unir la poétique de la rêverie au prosaïsme de la vie .»
2. Encore une fois, la rêverie est le lieu de l'androgénéité, où le psychisme retrouve la paix des genres alors que, aussi bien dans le rêve que dans la conscience claire, la rivalité entre les deux genres se réveille. Bachelard postule l'existence en chacun de nous d'une dialectique entre la rêverie, assimilée ici au féminin, et des «efforts de connaissance» , considérés comme masculins. La première est profonde, la seconde superficielle. Les génies poétiques tel Milosz sont capables, dans leurs œuvres, de faire la synthèse de l'animus et de l'anima. En particulier lorsqu'ils l'appliquent à l'amour idéalisé.
[Tel que présenté ici le dualisme féminin/masculin ne peut s'imposer à l'intellect car il n'est pas vraiment défini. On pourrait tout aussi bien lui donner d'autres noms tels que action/rêverie. Le dualisme animus/anima me semble moins ambigu car les termes sont moins connotés. ]
3. Longue section redondante avec ce qui précède ou animus remplace masculin et anima féminin. La rêverie éveillée repose l'âme quand le sommeil repose le corps sans apaiser nos fantômes ni combler nos abîmes. A noter les clichés de la féminité chez Bachelard : la mer, l'amoureuse, la femelle prête se faire couvrir etc.
Bachelard a conscience qu'il doit pour sa part emprunter des images au poète qu'il lit , comme un psychologue de la lecture. Première impuissance puisqu'il reconnait ne pouvoir transcrire sa propre anima. La deuxième impuissance est qu'il ne lui est pas possible de paraphraser ni de traduire les images poétiques venant d'autrui. L'anima c'est la lecture , l'animus d'écrire sur la lecture .
« Lire, toujours lire, douce passion de l'anima . Mais quand, après avoir tout lu, on se donne pour tâche, avec des rêveries, de faire un livre, c'est l'animus qui est à la peine. C'est toujours un dur métier que celui d'écrire un livre. On est toujours tenter de se borner à le rêver. »
4. La psychologie des profondeurs permet de se situer à un autre plan que celui de la psychologie classique où la division des sexes est trop appuyée, trop péremptoire. Mais il ne faut pas que ce soit juste des mots et que sous ces mots on en revienne finalement à des distinctions qu'on voulait dépasser. Évocation Par Claudel de la dialectique animus et anima appliquée Rimbaud. Animus égale esprit (l'esprit bourgeois avec des habitudes) et anima: âme.
5. Mise en garde contre les facilités de la psychologie dans l'utilisation des signifiés d'animus et d'anima. Se voit même chez Jung qui en use finement dans son étude des alchimistes ( Paracelse) mais qu'il altère dans sa pratique psychanalytique en associant l'anima à une certaine faiblesse. Or pour Bachelard, l'anima est hors de tout accident psychologique puisqu'il est le repos de l'âme:
« Pour recevoir les puissances positives de l'anima, il faudrait donc, croyons-nous, tourner le dos aux enquêtes des psychologues qui vont à la chasse des psychismes accidentés. L'anima répugne aux accidents. Elle est douce substance, substance unie qui veut jouir doucement, lentement, de son être unique. On vivra plus sûrement en anima en approfondissant la rêverie, en aimant la rêverie, la rêverie des eaux surtout, dans le grand repos des eaux dormantes. O, belle eau sans péché, qui renouvelle les puretés d'anima dans la rêverie idéalisante ! Devant ce monde ainsi simplifié par une eau en son repos, la prise de conscience d'une âme rêveuse et simple. La phénoménologie de la simple et pure rêverie nous ouvre une voie qui nous conduit à un psychisme sans accident, vers le psychisme de notre repos. La rêverie devant les eaux dormantes nous donne cette expérience d'une consistance psychique permanente qui est le bien de l'anima. Ici nous recevons l'enseignement d'un calme naturel et une sollicitation à prendre conscience du calme de notre propre nature , du calme substantiel de notre anima. L'anima, principe de notre repos, c'est la nature en nous qui se suffit à elle-même , c'est le féminin tranquille. L'anima , principe de nos rêveries profondes, c'est vraiment en nous l'être de notre eau dormante . »
6. L'alchimie est de manière exemplaire le lieu des grandes rêveries cosmiques où l'âme de l'expérimentateur s'identifie à celle de la nature, essayant de mimer sa structure présumée , le jeu des forces de l'animus et de l'anima. Les mots ne décrivent pas tant l'expérience qu'il ne la déclenche. La métaphore est renversée. Les mots sont les puissances (exemple du roi et de la reine) et ils sont solennels. La louange et l'exaltation ils prédominent.
«Sous le signe de la double couronne du roi et de la reine, tandis que le roi et la reine croisent leurs fleurs de lis, s'unissent les forces féminines et masculines du cosmos. Reine et roi sont des souverains sans dynastie. Ils sont deux puissances conjointes, sans réalité si on les isole. Le roi et la reine des alchimistes sont l'animus et l'anima du monde, figures agrandies de l'animus et de l'anima de l'alchimiste songeur. Et ces principes sont tout proches dans le monde comme ils sont proches en nous. »
« ... et la psychologie de l'alchimiste est celle de rêveries qui s'efforcent de se constituer en expérience sur le monde extérieur »
7. Dans l'amour l'homme projette son anima en la femme et la femme son animus en l'homme. Il s'agit de forces idéalisantes qui établissent un rapport quadripolaire entre deux psychismes. Ses forces n'induisent pas une fuite hors du réel mais établissent au contraire un équilibre et une cohérence dans la relation. C'est pourquoi Bachelard est déçu en lisant la seconde partie du Lys dans la vallée de Balzac où le héros, Félix, ruine par sa trahison le bel équilibre du roman de rêveries qu'est la première partie du livre .
8. Principe de l'alchimie : pour marier les substances il faut d'abord les purifier non pas, comme dans la chimie, dans un processus de distillation fractionnée mais en réitérant le mélange du purifié avec l'impur de manière à ce que ce dernier apprenne à se libérer de sa terre. On passe ainsi de l'«androgénéité» à l'«hiérogamie» entre substances pures mais l'alchimiste veut que ses rêveries soient des pensées susceptibles de vérification matérielle.
9. Retour à l'alchimie et au transfert selon Jung, transfert :
« qui passe au-dessus des rapports journaliers et des situations sociales pour lier des situations cosmiques. On est alors invité à comprendre l'homme non seulement à partir de son inclusion dans le monde mais en suivant ses élans d'idéalisation qui travaille le monde ».
10. [Section difficile qu'il m'a fallu plusieurs lectures séparées pour commencer à pénétrer. Il m'est difficile de la résumer, je préfère la reformuler à ma façon, au risque d'en fausser l'interprétation.]
La rêverie pourrait être identifiée de l'extérieur comme une attitude solitaire, isolée. En fait la rêverie est un travail intérieur complexe dans lequel notre double personnalité dialogue avec son double virtuel dans un échange quadripolaire. Il ne s'agit pas de personnalités dissociées, déstabilisant l'unité de l'être, ce à quoi s'intéresse la psychologie classique, mais au contraire de forces intérieures composant les unes avec les autres au sein d'une cohérence. La rêverie, dans son essentielle virtualité, dans sa puissance imaginative, est l'expérience concrète d'une psychologie des profondeurs qui est aussi une psychologie «créante».
Cette vision est illustrée par l'image de la soror (la soeur) de l'alchimiste, représentation du double virtuel, de l'anima face à l'animus, double de l'être double.
[Peut-être que Bachelard aurait été plus facile à comprendre ici s'il avait comparé ce ce quadriloque intérieur d'une richesse proprement inépuisable au soliloque narcissique, associé, lui aussi et peut-être improprement, à la rêverie. ]
«Quand la rêverie à une telle tonalité, elle n'est pas une simple idéalisation des êtres de la vie. C'est une idéalisation psychologique en profondeur. La rêverie met au jour une esthétique de psychologie. La rêverie est alors une œuvre de psychologie créante. Et l'être idéalisé se met à parler avec l'être idéalisateur. Il parle en fonction de sa propre dualité. Un concert à quatre voies commence dans la rêverie du rêveur solitaire. Pour l'être double qu'il est en parlant à son double, le langage duel ne suffit plus. Il faudrait un double duel, un «quadriel». Un linguiste nous dit qu'il y a des langues qui connaissent cette merveille sans bien nous renseigner sur le peuple rêveur qui la parle. »
11. Le recours à la dualité psychologique animus/anima , agissant en profondeur au cœur de l'être, dispense d'avoir à séparer les tempéraments en masculin et féminin, et de se référer systématiquement aux mythologies sur l'androgyne.  Animus et anima, masculin et féminin, ne sont pas des composantes de genre mais des valeurs idéalisantes sur l'être en devenir; ce sont les bases-mêmes d'une anthropologie. Exemples de l'œuvre, ici métaphysique et non proprement politique du philosophe russe Soloviev qui met en valeur l'exaltation idéaliste de l'amour pur androgyne. Cas aussi des romantiques allemands tels que Baader avec la recherche de l'androgynie primitive. L'idéalisation, qui a son support dans l'anima, va plus loin que dans la projection jungienne (ou l'amant se contente de projeter sur l'aimée les images maternelles).
Mais si l'on s'en tient à la poésie, comme c'est l'objet de cet essai, Séraphita de Balzac est une grande œuvre de psychologie esthétique, un poème d'androgynie ou un personnage se présente à la fois comme masculin, féminin, puis comme la synthèse idéalisée des deux .
« Quand à la fin du roman philosophique Séraphita, l'être androgyne qui condense les destins supra-terrestres du féminin et du masculin, quitte la terre en une assomption à laquelle participe tout un univers rédimé, les êtres terrestres Wilfrid et Minna restent dynamisés par un destin d'idéalisation. La leçon dominante de la méditation balzacienne et l'incorporation d'un idéal de vie dans la vie même. La rêverie qui idéalise les rapports d'animus et d'anima est alors partie intégrante de la vie. La rêverie est une force active dans le destin des êtres qui veulent unir leur vie par un amour grandissant. Par idéal, des complexités psychologiques s'harmonisent. Ce sont là des thèmes que la psychologie «morcellante» – celle qui s'épuise en cherchant dans chaque lettre un noyau d'être – ne peut guère envisager. Et pourtant , un livre est un fait humain, un grand livre comme Séraphita amasse des éléments psychologiques nombreux. Ces éléments deviennent cohérents par une sorte de beauté psychologique. Le lecteur en reçoit un bienfait. Pour qui aime rêver dans le réseau de l'animus et de l'anima, la lecture du livre et comme un élargissement de l'être. Pour qui aime se perdre dans la forêt de l'anima la lecture du livre est un approfondissement d'être. Il semble à un tel rêveur que le monde doive être rédimé par l'être féminin. »
12. Pensée qui se cherche encore et toujours, pour mieux percer des intuitions. Pensée touchante, authentique. La polarité animus-anima ne fonctionne pas comme un aimant ainsi que se complaisaient à le décrire les romantiques allemands. Il faudrait plutôt trouver une explication de nature essentiellement physiologique, propre à la nature humaine. Mais puisqu'ici on traite le sujet en «philosophe», seules les rêveries idéalisantes nous intéressent. Et l'idéalisation n'intègre pas la notion de cause.
Et au fond, ce qui importe c'est la forme que prend le conflit entre deux forces qui cherchent in fine à se rejoindre , c'est l'amour. Et c'était bien là l'objet de d'idéalisation romantique.
[Ici, je pousse un peu l'interprétation bachelardienne. J'ai l'impression qu'il n'ose pas aller jusqu'au bout.  Ce qu'il dit des romantiques s'applique mieux encore à l'amour courtois].
13. Difficulté qu'il y aurait à classer les écrivains en fonction de la prédominance de leur animus et de leur anima. Tout au plus pouvons-nous chercher cet équilibre dans les oeuvres elles-mêmes. De plus cet alliage est virtuel et n'a pas forcément de correspondance dans la vie concrète de l'auteur (cas de Rachilde avec Monsieur Vénus). L'idéalisation de la femme passe par l'homme (Barrés), et le plus beau monument d'idéalisation reste la Béatrice de Dante qui représente à elle seule la Femme, l'Église, la Théologie (Gilson, Dante et la philosophie).

III. LES RÊVERIES VERS L'ENFANCE

1. Il y aurait une correspondance, une ligne de communication unique, entre notre solitude de rêveur ressentie au présent avec toutes nos solitudes d'enfance. Cette continuité, qui est une complicité, nous échappe lorsque nous reconstituons artificiellement l'être de notre enfance avec les bribes de souvenirs, les nôtres ou ceux que l'on nous rapporte. Ce qui nous définissait alors, et qui nous définit toujours, c'était ces rêveries idéalisantes, faites dans la solitude, évocatrices d'un essor, traduites en images poétiques, par lesquelles on se sent prêt à «décrocher la lune».
2. Plus que la concrétion des souvenirs, ce qui reste en nous et qui se révèle dans les moments de rêveries solitaires, ce serait l'empreinte que l'enfant contemplant le monde à laissé en nous (Villiers de l'Isle-Adam: Isis).
3. Transgresser les frontières entre imagination et mémoire pour mieux aller à la rencontre de son enfance. Associer l'âme et l'esprit pour retrouver les images impressionnistes produites par l'anima. Opposition entre faits et valeurs. Une valeur c'est l'enfance dégagée des péripéties du souvenir pur, des souvenirs répétés qui font rengaine: noyau d'enfance, essence de l'enfance qui se dégage du prisme des variations psychologiques.
L'enfant est poussé au plus vite hors de son anima d'enfance. On lui construit une objectivité, un passé à lui. On refoule la rêverie solitaire et cosmique. Mais le vieillard se donne le droit de rejoindre l'enfance. Et de retrouver la cosmicité propre à l'enfance, antécédence proches des limbes qui pourrait a jamais être perdue.
4. Illustration par des poésies où c'est antécédence de l'être supposée propre à l'enfance qui est recherchée mais, semble-t-il, sans succès. [ N'est-ce pas plutôt une re-création du rêveur se penchant sur une enfance utopique ? ].
Cette antécédence est approchée au moyen d'une micro-métaphysique de l'essence qui se perçoit comme une onde évanescente qui inlassablement s'éloigne et retourne à elle-même. une onde qui s'alimente de si innombrables sources, et si ténues , qu'il est impossible d'en faire l'hydrographie. Une onde qui naît de l'ombre et n'émet qu'une lueur. La rêverie vers l'enfance est un retour à ces sources, à cette ombre, à cette lueur.
5. le labyrinthe et le puits (Karl Philip Moritz) . Le labyrinthe: nous y entrons pour ne pas nous dissoudre dans l'indistinction mais nous ne pouvons en sortir ni en retrouver l'entrée. Le puits : la mère indique à l'enfant, d'un vague signe, qu'il provient de là, et l'effroi de l'enfant perdure.
6. Pas la mémoire utile, encadrée, Bergsonienne,  pas la mémoire socialisée non plus, juste celle de la saison, d'une saison avec toutes ses offrandes bienfaisantes, toute saison universelle dans sa singularité, toute saison où c'est nous, en personne, qui entrons dans le monde, et pour la première fois.
7. Toute enfance est fabuleuse dans le sens où elle est nourrie de fables. Qu'elle est un cantique d'illusions. Pour espérer y accéder de nouveau il faut recouvrer l'état d'admiration.
8. La mémoire-imagination nous réinvente comme un être qui ne nous a jamais été imposé; elle rassemble des saisons, des lieux, des personnes qui n'auraient jamais dû se rencontrer et qui pourtant étaient prédestinés à le faire (Bosco). Cette reconstruction de l'enfance imaginée, qui est peut-être au cœur de l'être n'est jamais achevée. Elle est restée peut-être bloquée, interdite, non pas forcément par des inhibitions et des interdits psychologiques, mais par un complexe anthropocosmique que seule la rêverie peut lever, même tardivement. Il n'est jamais trop tard.
[Je crois que Bachelard se reconnaît beaucoup en Bosco car ce dernier n'oppose pas mémoire et imagination et tend à abolir les frontières entre fiction et autobiographie, entre narration et poésie, entre métaphysique et poésie. L'obstacle, le blocage potentiel, s'il en est, est chez lui de nature anthropocosmique et non pas psychologique ou psychanalytique. Mais quel est exactement cet obstacle anthropocosmique dont Bachelard n'approfondit pas ici la signification mais dont on devine que c'est le coeur de la question. Par une intuition que je serai très certainement amené à approfondir, je prends personnellement ce problème très au sérieux ].
9. L'enfance comme archétype de notre statut face aux éléments, transcendant l'expérience individuelle, en accord poétique avec tous les autres archétypes premiers (feu, eau, éléments naturels, la mère, le père, etc...). Essayer d'atteindre par la rêverie poétique ce noyau pur à l'origine d'images puissantes, dynamiques, d'essor intérieur.
[Se demander si cet héritage de l'enfance, loin d'être enseveli dans les sédiments des jours et de l'expérience, n'est pas en vérité à la fleur de notre peau, et s'il n'attend pas que des mots pour être ressenti en partage. Aussi: si le souvenir précis, concret, dont Bachelard souligne surtout l'activité obturatrice, même le souvenir d'emprunt, ne sont pas, par la transposition dont il font l'objet, de puissants vecteurs de poésie archétypale].
10. L'enfance comme une continuité existentielle faite d'états et non pas d'évènements. Rétablir par la songerie le lien avec ces états, c'est s'établir dans une reposante nostalgie de nostalgie, nostalgie de fidélité (G. Rodenbach).
11. L'enfance comme lieu suprême de la vie de l'esprit, dont il faut essayer de se rapprocher plus tard, idée empruntée à Mme Guyon avec l'adoration de l'enfant Jésus, et à Kierkegaard.
12. L'enfance comme source de mythes de divinisation (mythologème).
13. L'enfance non pas simplement à retrouver par la rêverie, mais aussi à prolonger au présent, comme pour respecter un contrat, pour accomplir vraiment son destin, pour ne pas se trahir soi-même (Franz Hellens).
14. La grande célébration des odeurs de l'enfance (Chardoune, Bosco, etc..).
[Bachelard a dû sentir, qu'il manquait à ce chapitre quelques exemples de vraie poésie pour sortir des abstractions répétées, et je dirais même: bégayées. ]

IV. LE COGITO DU RÊVEUR

1. Les rêves nocturnes, dont les psychanalystes se servent pourtant pour mieux nous comprendre, sont des déperditions d'être quand ils n'en sont pas la négation pure et simple. Il existe, certes, une métaphysique de la nuit, mais quel rapport a-t-elle avec un cogito qui ne serait pas uniquement celui d'une ombre ? Y a-t-il véritablement un sujet derrière le rêve nocturne ? [ Bachelard fait-il ici référence à la philosophie des romantiques allemands ?].
Pour Bachelard, le rêve nocturne, quand il n'est pas uniquement repos et néant, est le mouvement superficiel d'une «substance rêvante» qui s'alimente des péripéties de notre vie sociale, ne renvoyant pas à la profondeur ni même à l'antériorité de l'être, aux «gîtes immémoriaux».
2.  Dans la rêverie, le sujet demeure en conscience, tous les degrés d'éveil étant possibles. Prise de conscience sans tension, libérée en particulier de l'action et de la volonté, favorisée dans certains cas par des psychotropes, qui fait naître en nous des images qui nous plaisent. D'un «moins-être» qui avait inauguré l'état de rêverie, on est conduit à un «plus-être» dû à l'enrichissement par les images suscitées par la rêverie. Et ce «plus-être» est un «bien-être».
Bachelard, en assimilant [selon moins abusivement] cogito à conscience décrit la spécificité du cogito du rêveur qui, contrairement au penseur qui va à la recherche la bonne proposition, s'installe d'emblée «au coeur de l'image»,  ou «se coule dans la suite heureuse des images».
3. La rêverie est souvent attachée à un détail, un objet, et, conférer l'être à cet objet suppose que tous nos registres sensibles aient été mobilisés. L'objet est rendu à son existence phénoménologique, donc poétique (de poein = faire, fabriquer).
4. Et souvent cet objet auquel la rêverie s'attache est un bien de ce monde, un bien très proche, comme une fleur ou un fruit (F. Jammes, Rilke). Déclinaison.
5.  La poésie, à celui qui ne sait pas en écrire, c'est une proposition de mise en forme de ses propres rêveries. Ou bien «elle nourrit en nous des rêveries que nous n'avons su exprimer». Autre idée: la rêverie comme préalable, et peut-être comme condition, de la réalité (J. Green), en tout cas comme sa partenaire indissociable, qui confère aux choses leur être (Bosco, l'Antiquaire).
6. Fonction liante et dynamisante du cogito de la rêverie par comparaison à celui de la vie active qui morcèle et met à distance. Pour J. Follain, la rêverie sur les objets, et plus encore sur des détails d'objets, gorge le monde de signification et de bienfaisance. De même que la rêverie sous-humaine, par exemple celle suscitée par le croisement du regard d'un animal. L'objet poétisé est fidelisé, c'est le complètement d'objet du rêveur; son "chosier" accueille et attache ses rêveries.
7. L'ontologie qu'esquisse la rêverie poétique est d'une nature particulière. D'abord elle n'est pas de nature dialectique et n'oppose pas à l'être le non-être. Elle se condense dans les marges et les ombres, elle s'adapte et se transforme, elle oppose la solidarité entre les êtres à l'affirmation de leur distinction. Et pourtant elle attribue à chacun des objets une existence particulière, indépendante, se détachant du grand tout indistinct.
Il faudrait peut-être requalifier en rêverie ce que les romantiques ont appelé rêves des paradis artificiels, qui sont autant de paradis de la lecture. Car même sous l'effet des drogues et autres psychotropes, c'est bien ce « je » de la rêverie qui s'exprime et qui écrit ici. Ce n'est pas celui du sommeil et de la narcose. Le « je » y retouche des folies, certes, mais il y conduit magistralement ses incursions dans le monde.
[Au fond, si l'écrit ou, d'une manière générale la transcription et la circulation des images, est le signe ultime, quelle différence y a t-il entre les rêves nocturnes et les rêveries éveillées ? Tout est affaire de création ou de re-création. Il faudrait en effet relire un ouvrage sur le rêve vu par les romantiques tel que celui d'Albert Béguin: L'âme romantique et le rêve. Et examiner dans ce bouquin ce qui relève plus de la rêverie et de l'imagination poétique que du rêve nocturne proprement dit. Idem avec le rêve vu par la psychanalyse et son allié l'inconscient (Freud, Jung). J'ai l'impression que Bachelard aurait pu mieux enrichir son propos en comparant la valeur poétique des rêves nocturnes, qui eux aussi peuvent se prêter à l'écriture créatrice, à la rêverie éveillée, fût-elle sous influence. Idem pour l'imagination sensu stricto: est-ce une forme de la rêverie ? Ne jamais oublier que le propos de Bachelard concerne ici une catégorie particulière de la création poétique que l'on peut délimiter a posteriori: celle des songeries et des méditations tranquilles et apaisées, où le poète n'a pas à lutter contre ses fantômes, ses abysses et ses mauvais génies, où il maîtrise son imagination, où il donne libre cours à son anima. Peut-être l'antithèse de la poésie maudite et déchirée des Baudelaire, des Rimbaud et autres Lautréamont, et de la poésie jaillie de l'inconscient des surréalistes. Il serait d'ailleurs intéressant de comparer les deux visions successives de Bachelard lui-même en analysant son ouvrage sur Lautréamont].

V. RÊVERIE ET COSMOS

1. Face au Monde, le rêveur contemplatif [car Bachelard ne semble s'intéresser qu'à ce type de rêveur, et c'est d'ailleurs pour cette raison que je l'ai adopté comme guide] suspend le temps pour approfondir à la fois son être et celui du Monde, tous les deux tranquilles et apaisés, comme l'immémorialité peut être tranquille et apaisée. L'image qu'il en dérive est solennelle et grande, elle est majuscule, s'imposant d'elle-même et non pas comme simple métaphore esthétique. Le sujet contemplatif n'est pas un sujet qui perçoit, il est antérieur à la perception. Car il rassemble immédiatement en une image cosmique ce que jamais il n'aurait songé à décomposer. Et cette image fait son chemin par force d'expansion ou alors, comme un fruit en formation, elle agrège en elle le suc et la rondeur du Monde.
2.  Si la rêverie comisque en sa totalité recèle un germe de fragilité, la rêverie sur la substance, tout en conservant le caractère de cosmicité, est plus stable, résolument apaisante, débouchant sur un bien-être. D'ailleurs on devrait revenir aux grandes cosmogonies des «philosophes» pré-socratiques en les considérant pour ce qu'elles étaient, à savoir des rêveries sur les éléments physiques, en les passant au filtre de nos propres rêveries. Et non pas, en les disséquant comme des pensées mortes. La rêverie cosmogonique sur les substances peut être vue comme un appétit de l'être rêveur pour ce qui le nourrit, comme le stade d'un processus d'assimilation continuée où jamais le sujet n'est définitivement rassasié.
3. L'air est le milieu d'échange que nous pouvons le plus facilement faire nôtre au moyen de la respiration. Partant de l'exemple du «training autogène» de J.H. Schultz (mais on pourrait tout aussi bien évoquer la respiration yogique), considéré comme une respiration cosmique qui guérit de l'asthme et des angoisses, Bachelard passe à Goethe qui envisage la terre elle-même, à l'image de l'homme, comme un organisme qui inspire et expire alternativement l'humidité de sa surface, puis à Rilke qui, dans certains de ses poèmes, témoigne de son intimité avec l'air qui circule en ses poumons après avoir connu le monde et l'avoir partagé avec lui.
4. selon le TLFI, pancalisme: Théorie « qui consiste (...) à concevoir le beau comme la norme catégorique d'où dépendent toutes les autres, et le réel comme l'ensemble de ce qui est organisé sous la forme esthétique" (Lalande).
Mais nous ne nous arrêtons pas ici à la rêverie bienfaisante qui est à elle-même sa fin.  Ce que nous étudions c'est cette rêverie capable d'emprunter le langage des mots pour se réaliser en poésie. C'est une catégorie particulière de la création poétique et de la philosophie esthétique, dans la conception du beau. Elle retient de la beauté sa dimension contemplative et apaisée [ce qui, il faut le remarquer, constitue un domaine très restreint du beau].
Ce qui s'exprime par elle c'est en premier le regard du poète, projecteur d'une force humaine, source d'orgueil, mais aussi, en retour, le regard posé sur lui du soleil et des étoiles, des mille ocellations de l'eau, bref du Cosmos-Argus, regards multiples auxquels il prête sa voix. Car on ne peut pas ne pas admettre que le cosmos parle et rêve, et rêve qu'il parle. Les anciens croyaient à ses paroles premières émanant directement des forces cosmiques et souvent déposées dans un unique mot.
5. Illustration de la rêverie d'adhésion au monde, par un extrait de Malicroix de Henri Bosco. C'est une rêverie devant l'âtre où brûlent tranquillement des racines de tamaris, dans une maison isolée au coeur de la Camargue. Rêverie ontologique où le narrateur est ramené dans une forme d'anté-existence, où l'être s'affirme à peine, sensible alternativement à sa solidarité au cosmos et au bien-être tout physique de son corps réchauffé.
6. Deuxième exemple, toujours tiré de H. Bosco (Hyacinthe) mais ayant trait cette fois aux effets de la contemplation d'une eau dormante sur le cogito du rêveur. Son âme s'identifie à la substance aqueuse au point d'en ressentir tant les frisonnements de surface que les mouvements profonds, dans une sorte de transport fusionnel.
7. Toujours, le sortilège du miroir de l'eau dormante dans lequel se mirent les arbres de la forêt (D'Annunzio, L'enfant de volupté), comme dans une communication à double sens de la pureté d'un amour. Le ciel contemplé suscite un ciel intérieur, bien plus vrai que le ciel réel, selon la transposition poétique de Jean-Paul dans le Jubilé. C'est le réel qui est reflet. D'ailleurs, comme pour les reflets du rossignol de Cyrano de Bergerac, où le vrai siège-t- il: dans le réel ou dans le virtuel ?
8. Plus encore que l'eau contemplée, il y a l'eau vécue dans sa substance, et, plus encore, vécue dans ses forces et ses courants. C'est ce qu'illustre dans Carnage d'Audiberti la nage dans les eaux du lac de la protagoniste Mélusine. L'anéantissement de l'être de la terre fait émerger un être lacustre qui se combine avec les forces cosmiques de l'eau dans une sorte de verticalité vigoureuse et exaltée. Rien à voir avec une simple ondine qui composerait mollement avec la substance liquide et se contenterait de la caresse des eaux.
9. En s'appuyant encore sur Carnage d'Audiberti, description de l'essor de l'imagination qui passe de la nage au vol, dans un élan continué, unifié. [Mais on sort me semble-t-il ici de la rêverie du cogito, comme chez Bosco, pour laisser libre cours à l'imagination la plus débridée qui rejoint d'ailleurs la folie et le rêve nocturne]. Critique au passage de la position Bergson qui explique le rêve nocturne du vol par les sensations kinesthésiques du dormeur. [Cette critique n'est pas selon moi pertinente car Bergson parle ici que du rêve nocturne, et pas de la rêverie ni de l'imagination, et encore moins de rêveries du repos, celles de l'anima].
10. En conclusion, Bachelard concède que pour mieux appréhender l'importance des images dans notre vie, il faudrait développer les rêveries non plus seulement du repos, celles que suggère l'anima, par celles de la volonté, émanant de l'animus, et ébauchées dans La terre et les rêveries de la volonté. Il insiste sur la nécessité dans de telles études de dissocier radicalement l'image du concept et de ne pas chercher à en faire une exposition discursive à la manière des philosophes.
[Oui, mais mais pour pouvoir s'affranchir des moyens de la pensée discursive, il faut des moyens littéraires exceptionnels, ce qui fait défaut à Bachelard dans cet essai. Bachelard ouvre incontestablement des pistes à la critique littéraire dans le domaine de l'imagination des éléments matériels mais il ne me semble pas lui-même un critique littéraire. C'est un penseur érudit et un insatiable lecteur, mais dans cet essai, il butte pathétiquement au seuil de la création. Pour parler de l'imagination poétique, il faut sans doute une autre qualité de «génie» littéraire].
FIN DU RÉSUMÉ
GILLES-CHRISTOPHE, 2015