G. POULET - ETUDES SUR LE TEMPS HUMAIN - DESCARTES





Pour montrer comment l'être s'est révélé chez Descartes, G. Poulet choisit de restreindre son propos au rêve emblématique survenu plus de dix ans avant la rédaction du Discours de la Méthode. Ce rêve, ou plus exactement cette succession de trois rêves, préfigure le processus d'accouchement de la méthode de pensée tel qu'il se produira plus tard. Il a été relaté dans la Vie de Descartes d'un certain Baillet (1694).


Le rêve se produit à l'issue d'une période de fermentation intellectuelle intense où le futur penseur prend conscience de son génie, où il en a en quelque sorte la révélation. A cette bouffée d'exaltation fait suite une période d'épuisement psychologique (qui pourrait ressembler à l'acedia des Pères du Désert) et c'est alors qu'il fait son premier rêve. Dans ce rêve il n'arrive pas à se maintenir debout. En lui deux forces s'affrontent qui l'empêchent de se redresser: la partie intemporelle, celle qui l'avait élevé au dessus des lois du monde dans sa phase d'exaltation, et la partie obscure, ancrée, quoique confusément, dans le corps et dans le temps. Il prend alors conscience que la vie est inévitablement scindée en deux, que ce déchirement intérieur fait partie de sa condition de vivant. Le rêve est donc une autre révélation: celle que le corps et l'inconscient imposent aussi leur partie, qu'on ne pourra jamais abolir cette réalité (Descartes précurseur de Freud ?). Et elle est désespérante pour Descartes à ce stade car le temps affectif, le temps corporel, induit une fragmentation de l'être.


Le constat qu'il n'est pas possible de se maintenir à volonté dans le temps spirituel inaugure une phase salutaire d'humilité chez Descartes, illustrée par le deuxième rêve. Au cours de ce rêve, il reprend pied en allant prier dans une église. Il réalise alors combien avait été monstrueux son orgueil de vouloir accomplir sans le recours à Dieu l'odyssée de l'intelligence. Dieu est dans un premier temps un rappel en arrière, un rappel au passé (l'enfance pieuse). Puis  Il manifeste son "actualité" radicale, son instantanéité absolue, sous la forme d'un coup de tonnerre (troisième rêve, très bref). Dieu est là de nouveau, non pas comme présence permanente,  rassurante et lointaine, mais comme dispensateur immédiat de la lumière de la raison.


Descartes inaugure dès lors une phase de confiance quant au bien-fondé de sa démarche de culture de la raison fondée sur Dieu. La science à laquelle il aspire désormais ce n'est plus tant la science encyclopédique que la science des Idées innées, celles précisément que Dieu a mises en nous et qu'il faut dégager de l'ombre. La vérité vient de Dieu mais elle ne s'acquiert que par un acte d'adhésion spontané relevant de notre libre-arbitre.


Je fais ici l'impasse sur toutes les subtilités de la pensée de G. Poulet pour conclure sur la réponse à la question initiale, à savoir:  quelle est finalement la modalité d'inscription de l'«être» Descartes dans le temps ? Bien que Dieu soit la postulation majeure, il n'est pas sollicité comme présence protectrice nous procurant la conviction de notre appartenance à un règne éternel, mais comme un garant immédiat de la lumière de la raison sous la forme d'un concentré instantané de signification. Corollairement, la vie elle-même, la vie banale, comporte le risque permanent d'abandon de l'être. Cette chute dans le temps est une détermination inévitable, voulue par Dieu-même par la Création. Mais l'homme, par son adhésion volontaire et spontanée, fait le choix d'échapper dans l'instant-même à cette détermination temporelle. Attitude héroïque s'il en est. 

Notons la possible réinterprétation de la Chute par Descartes. Il s'agit tout bêtement d'une chute dans le temps n'ayant a priori rien à voir avec le péché et la reconnaissance du bien et du mal ! Personnellement, je préfère ça et je crois que Descartes était tout sauf dogmatique et théologique, mais je digresse trop. Si on compare Descartes avec Montaigne (voir billet précédent), il y a une convergence forte et aussi une divergence majeure. La convergence, c'est que l'un comme l'autre se font confiance pour trouver l'issue. Ils ne s'abandonnent pas passivement à une quelconque force transcendante mais au contraire se livrent, de manière très différente, à un libre et volontaire effort de «saisie» du présent. Le recours à Dieu chez Descartes n'est pas le moins du monde de nature mystique. Il est intimement lié au type de «vérité» dont il est en quête. Et c'est la différence majeure avec Montaigne. Tandis que Montaigne décrit l'homme dans sa nature déchue avec ses moyens d'homme déchu, Descartes fait assaut d'héroïsme pour dévoiler des vérités éternelles.