G. POULET - ETUDES SUR LE TEMPS HUMAIN - PASCAL




Selon Pascal, la perception habituelle du temps n'est pas spontanément en rapport avec la notion d'être. Nous y croyons tout simplement parce que nous y sommes habitués. Il s'impose à nous en bloc comme tous les premiers principes. Le mot qui le désigne suffit à définir son rapport à nous. D'autre part, lorsque nous y réfléchissons, nous l'assimilons avant tout à un autre principe premier qui est celui du nombre. En particulier, l'idée de l'infini du temps n'est que l'application de notre conception d'un nombre qui s'ajoute sans limite à lui-même. Cependant, deux autres formes d'expérience nous entraînent à penser différemment le temps.


La première de ces expériences est celle du temps «scientifique», du temps rationnel et discursif. Le temps humain se démarque en effet du temps animal par le fait qu'il intègre la mémoire de l'acquis rationnel et scientifique. Ce temps n'est pas une pure succession de moments car il construit une histoire, un prolongement du passé, un progrès, dépassant d'ailleurs l'individu. Toutefois, la pensée scientifique est, par nature, lente et crée un vide dans la pensée de l'homme entre les premiers principes et leurs conséquences. La vie spontanée de l'esprit, son aspiration à l'être, ne peut se satisfaire de ce mode de fonctionnement, entravé dans son essor et ses aspirations par la chaîne et les contraintes du raisonnement. Il faut noter ici la différence essentielle avec Descartes (voir billet précédent). Descartes, dans son activité scientifique, met l'accent sur la découverte des premiers principes, une démarche immédiate qu'il conçoit comme une forme de révélation et dont la seule médiation est divine.

Incomplétude, donc, du temps discursif qui ne s'accorde pas avec le rythme intérieur, affectif, lequel n'est qu'un perpétuel changement, mû par la volonté et le désir, peu soucieux de mémoire et en perpétuelle attente de nouveauté. Cette instantanéité du fonctionnement de l'homme est une donnée de nature qui crée une autre forme de hiatus entre son temps «actuel» et son aspiration à l'être. Alors que le temps rationnel était lent et trop encombré de mémoire et de médiations,  le temps affectif est une durée discontinue faite de moments quasi étrangers les uns aux autres. L'être est partout et nulle part, incapable de constituer en lui une cohérence, une unité. Si la recomposition du passé est impuissante à restituer l'unité de l'être, le présent lui-même nous divise à l'infini. Car en nous agissent en permanence deux forces contraires de dissociation: la pensée intuitive, fruit de l'impulsion, de la volonté, du désir, et la pensée réflexive, forme de stase de l'élan vital qui nous retient par le col. Au final, même la pensée de l'instant se dérobe, ne peut trouver un siège stable en nous.


Lorsqu'on parvient par une sorte d'entraînement mental, - et c'est ici la seconde expérience, à réduire cet écart entre la pensée intuitive et la pensée réflexive, on est rassemblé au moins dans l'instant présent, à défaut de l'être dans la totalité du cours de la vie. Il s'agirait de reproduire en nous l'acuité d'un regard, apte à saisir la vérité dans l'instant (on se rapproche de Descartes)Mais ces instants  d'illumination sont trop rares. Conscient de son incapacité à les renouveler à volonté, l'homme renonce et s'échappe hors de lui-même par le moyen du «divertissement». Ce faisant, l'homme aggrave son défaut naturel de constitution en multipliant en lui les fractures et les discontinuités, et, en définitive, en exacerbant son chaos intérieur. Pire, et c'est bien sûr Pascal qui parle, en se dérobant ainsi à lui-même, il renie Celui à qui il doit la vie, le Créateur.


Et l'on pressent déjà comment l'homme pourra s'en sortir selon Pascal. Descartes et son recours à Dieu n'est pas si loin mais c'est selon des modalités totalement différentes que Pascal a recours au Ciel, au temps divin. Pascal introduit ici la notion de «digression», qui fait le pendant à celle de «divertissement». Il s'agit non moins que de passer de l'ordre de nature à celui, surnaturel, de charité. Il faut pour cela être animé par la grâce, sorte de création continuée permanente nécessitant d'être constamment renouvelée par Dieu présent au cœur. Considérée du point de vue de la Providence divine, la grâce serait l'antithèse de la mémoire: elle est le présent dans toute sa pureté. Pascal, réalisant sans doute à quel point cette «digression» n'est pas à la portée de tout chrétien, recommande de l'incorporer peu à peu dans les habitudes de dévotion, comme pour en domestiquer l'idée. Mais on sent avec quelle difficulté pour l'homme moyen !


Port Royal _Petites Écoles
On remarquera que, comme chez Montaigne et chez Descartes (cf. billets précédents), le temps de l'être est ici le présent en mouvement, uniquement. Et, comme chez Montaigne et Descartes encore, la volonté individuelle est le moteur du mouvement sur ce front du présent. Cependant, alors que chez Pascal l'effort humain porte sur la réceptivité à la grâce, chez Descartes il s'agit d'associer Dieu à la recherche des vérités premières. En ce sens l'effort requis par Pascal est au sens propre surhumain, beaucoup plus exigeant que celui demandé par Descartes, qui, par ailleurs, s'adresse essentiellement au philosophe, donc à une élite.


Chez Pascal, y aurait-il donc un renversement dans l'ordre de la nature visant purement et simplement à nous affranchir du temps humain pour nous permettre de gagner l'éternité ? Non, ce n'est pas l'objectif recherché, dans un premier temps au moins. Il s'agit bien au contraire de s'établir pleinement dans le temps proprement humain, et, qui plus est, dans ses trois dimensions: présent, passé et futur. Et aussi dans son épaisseur affective faite essentiellement d'inquiétude et d'espoir. Car il s'agit à chaque moment de son existence de capter la grâce présente, de retenir la grâce qui s'échappe, d'espérer la grâce à venir. Comme dans la condition humaine la plus banale, il n'y a pas de repos définitivement acquis, aucune rente de sagesse ou de dévotion. La vie est ainsi le lieu d'une permanente "intranquillité"laquelle constitue l'unité-même et la continuité de l'être. Le temps janséniste est ainsi profondément tragique, temps d'une présence divine toujours recherchée, temps complexe ordonné vers une fin où se combinent mouvements rétrospectifs et mouvements prospectifs du cœur.