H. BERGSON - ESSAI SUR LES DONNÉES IMMÉDIATES DE LA CONSCIENCE



 HENRI BERGSON
ESSAI SUR LES DONNÉES IMMÉDIATES
DE LA CONSCIENCE
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE
CHAPITRE I. De l'intensité des états psychologiques
CHAPITRE II. De la multiplicité des états de conscience
CHAPITRE 3 : De l'organisation des états de conscience - La liberté
CONCLUSION
_______________________

CHAPITRE I. De l'intensité des états psychologiques

L'INTENSIF ET L'EXTENSIF

Il est d'usage, aussi bien dans le langage courant que dans celui des psychophysiciens, de parler de l'intensité des états de conscience et de leur attribuer à tous, de manière indiscriminée, une nature quantitative, qu'il s'agisse d'états simplement à la surface de la conscience, comme la sensation de l'effort musculaire, ou des états engageant des zones bien plus profondes, comme certaines émotions esthétiques.
Ce malentendu sur le caractère prétendument quantitatif des sensations profondes pourrait être dû au fait qu'on les mesure à l'aune des causes objectives qui les ont provoquées ou alors des réactions mécaniques ou cinétiques qu'elles engendrent. Mais les causes objectives et les réactions cinétiques sont périphériques à la sensation et quand nous parlons d'intensité, c'est de la sensation et d'elle seule que nous parlons.
Or il convient de bien faire la différence entre d'une part ce qui revêt, à l'instar des nombres, le caractère d'une grandeur extensive, où il est implicite qu'une valeur de rang supérieur contient toutes les valeurs de rang inférieur (exemple : l’effort musculaire), et, d'autre part celui qui relève de l'intensité pure où il n’est pas pertinent, pour Bergson, d’appliquer des critères quantitatifs (exemple : le sentiment amoureux).
Note personnelle. J'ai l'impression que Bergson joue ici sur l'ambiguïté du substantif intensité, qui suggère toujours très fortement une quantité, alors que le qualificatif intense se rapporte à des états complexes à forte composante psychologique qui ne sont pas quantifiables stricto sensu. A noter d’ailleurs que le terme d’intensité est la mesure on-ne-peut-plus scientifique de nombreuses forces physiques de nature extensive (électricité, par exemple). On joue donc ici inutilement sur les mots et je pense qu’il sera facile de s’entendre sur le fond.

LES SENTIMENTS PROFONDS

Lorsqu'un simple désir évolue en une passion profonde, ce n'est pas parce que ce désir occupe un espace de plus en plus élargi dans l'âme (comme une invasion qui s'accompagne d'occupation territoriale), mais bien parce que, graduellement, le sentiment initial passe par des stades différents, changeant donc non pas quantitativement mais qualitativement.
Illustration par la comparaison de la joie et de la tristesse intérieures. On peut rendre compte des stades successifs de la joie en se rappelant qu'elle nous porte vers un avenir imaginé, riche de possibilités, imprimant autant de modifications qualitatives à nos états de conscience. Inversement la tristesse se rapporte à un passé réinventé et elle s'accompagne de repliements de l'âme en elle-même créant des poches de néant.

LE SENTIMENT ESTHÉTIQUE

La sensation de grâce fournit un précieux exemple pour montrer les états successifs dans le sentiment esthétique. On passe graduellement de la sensation d'aisance à celle du lien unissant ce qui est et ce qui sera (l'avenir dans le présent), à l'adhésion au rythme et à la mesure qui soutiennent cette mobilité, et enfin à une sympathie qui finit par introduire une dimension morale à ce qui n'était au départ qu'une perception agréable.
Le sentiment du beau, qu'il ait sa source dans l'art ou dans la nature, ne nous pénètre intimement que s'il nous est suggéré, et non pas imposé. L'artiste nous y prépare en installant en nous une forme d'état d'hypnose qui lève nos résistances intérieures. Cette hypnose est produite en musique par le rythme et la mesure, en poésie par la succession des images évocatrices, en sculpture par la fixité des formes, et en architecture par la symétrie des lignes et la répétition des motifs. Quant à la nature, ses suggestions passent, s'amplifient et se transforment en nous par sympathie et comme par habitude. Dans tous les cas, la sensation résultante est complexe, unique, indéfinissable, et si l'on veut la caractériser, il faudrait pouvoir qualifier la profondeur et l'élévation des divers états psychiques dont elle est composée.

LA PITIÉ

Nouvelle illustration de la progression qualitative des sentiments profonds. La pitié, degré supérieur de la compassion, commence par une identification à l'autre dans son malheur, qui peut évoluer vers un rejet ou, au contraire, vers un besoin de proximité au moyen de l'assistance. De là, on peut désirer partager concrètement cette souffrance, au point même de vouloir s'humilier.

L'EFFORT MUSCULAIRE

L'effort musculaire peut être considéré comme une sensation superficielle, située à l'autre pôle des états de conscience par rapport aux sensations profondes décrites précédemment. Malgré cette différence de nature, les deux types de sensation se caractérisent par un progrès qualitatif, d'une part, et une complexité croissante, d'autre part. Le sens commun incline à penser que la sensation accompagne la détente de l'effort, comprimé en un point central, vers un effecteur périphérique précis: il la perçoit comme centrifuge et ciblée. En fait, ainsi que W. James l'a montré à partir d'observations sur les paralytiques, la sensation naît de la remontée au niveau du système nerveux central des réactions des nombreux effecteurs concernés en fait par l'effort musculaire: il s'agit donc d'un processus à la fois centripète et complexe, tant par le nombre d'organes concernés que par le changement même de nature des phénomènes sous-jacents.

ATTENTION ET TENSION - ÉMOTIONS VIOLENTES

L'attention fait partie des états de conscience intermédiaires qui s'accompagnent de mouvements mais que l'on pourrait croire circonscrits au monde intérieur. En fait, on observe pour eux également une participation étendue et complexe d'actions musculaires, concernant essentiellement le visage, susceptibles de rendre compte de la tension ressentie. Dans ces autres états intermédiaires que sont les tensions ou émotions violentes, les manifestations extérieures sont plus spectaculaires mais le processus s'analyse de la même manière: contractions musculaires coordonnées par une idée, celle de connaître pour l'attention, celle d'agir pour l'émotion.
Note personnelle. (1) Selon cette interprétation, on doit admettre que la suppression des expressions périphériques, telles que les contractions musculaires, entraîne une réduction de l'état de conscience correspondant. Est-ce vérifié ? Les techniques de méditation opèrent-elles de cette manière pour le contrôle des émotions ? Quid dans ce cas du devenir de l'idée coordinatrice ? Est-elle mise en sourdine ? (2) La distinction entre valeurs extensives et intensité pure du début de l'essai me semble mal s'appliquer ici puisque Bergson proportionne essentiellement l'intensité au nombre et à la surface des contractions musculaires périphériques. Nous restons bien ici dans le quantitatif et dans l'extension de phénomènes de même nature. Quelque chose a du m'échapper.

LES SENSATIONS AFFECTIVES

En l'absence de cause «externe» à l'origine de l'état de conscience (comme dans les exemples précédents), les pures sensations comme le plaisir et la douleur (dites sensations affectives) sont rapportés par le sens commun à un ébranlement organique dont nous prendrions en quelque sorte conscience: l'importance de cet ébranlement règlerait, comme dans un rapport de proportionnalité, l'intensité des sensations affectives. Cette transposition n'est pas concevable pour Bachelard qui considère qu'un pur mouvement moléculaire ne peut avoir de traduction consciente, qui plus est en terme quantitatif.
Son hypothèse est que la conscience ne se contente pas d'interpréter ce qui s'est passé, mais qu'elle intercale entre le stimulus initial et la réaction organique un stade intermédiaire, la sensation affective, qui permet à la Nature, dont la finalité est utilitaire, d'édifier des mouvements libres et non plus seulement automatiques. L'état de conscience propre aux sensations affectives serait donc « l'indice de la réaction à venir et non pas la traduction psychique de l'excitation passée.»
Partant, l'intensité des sensations affectives est proportionnée, non pas au niveau de l'ébranlement initiateur, mais à la quantité, à la complexité et à l'amplification des sensations psychiques consécutives. L'aspect quantitatif associé à la notion d'intensité se conçoit mieux ainsi puisque, comme dans les états de conscience étudiés précédemment, elle se rapporte à des phénomènes organiques tels que des contractions musculaires, etc.
Le caractère de liberté est particulièrement perceptible dans le choix entre plusieurs plaisirs, envisagé comme une inclination, qu'accompagne un vrai mouvement et qui enclenche une force de résistance à tout ce qui pourrait le perturber.

LES SENSATIONS REPRÉSENTATIVES

Dans les sensations représentatives, essentiellement liées aux cinq sens (vue, ouïe, audition, toucher, goût), l'intensité des sensations est là encore le résultat d'une conversion du qualitatif en quantitatif. Certaines sensations sont en effet étroitement associées à des réactions organiques de plaisir ou de dégoût, lesquelles  conditionnent l'intensité de notre ressenti. Les signaux faibles suscitent de notre part des réactions d'attention, et, inversement, les signaux forts de réaction, le niveau d'attention ou de réaction servant de barème d'intensité. Mais la même conclusion s'applique aux sensations dites moyennes où nous traduisons spontanément la qualité des effets produits sur nous en une quantité liée, plus ou moins directement, à la cause (pression de la main qui applique l'aiguille sur la peau).

LA SENSATION DE SON

Le son peut être caractérisé par son intensité et par sa hauteur. Ces deux notions, qualitatives à la base, sont rapportées par la perception soit à l'effort que nous aurions à fournir pour les reproduire, soit, pour la hauteur, à l'étage organique concerné (tête versus thorax) ou la direction du souffle. Le physicien vient corroborer cette perception quantitative par la notion de fréquence de vibration (sans pour autant interrompre Bergson dans sa démonstration !)

LES SENSATIONS DE CHALEUR , DE POIDS, DE LUMIÈRE

Même propos général dans l'analyse de chaque type de sensation: tendance spontanée à gommer les qualités originelles de nos sensations et à leur substituer dans la conscience une variable quantitative, suggérée par l'expérience physique, l'habitude, l'analogie, voire l'identification aux causes elles-mêmes. En bref, nous substituons une sensation d'accroissement à un accroissement de sensation.
Note personnelle. La lourdeur de la démonstration tient à la dichotomie, fragile à mon avis, entre le qualitatif et le quantitatif : (1) la sensation originelle serait systématiquement de nature qualitative, donc non réductible à une quantité; (2) la traduction serait, tout autant systématiquement, de nature quantitative, ce qui tromperait le sens commun sur la nature de la sensation originelle. Or ce n'est pas cela selon moi qui est intéressant dans son propos mais bien l'analyse de ce stade intercalaire opéré par la conscience pour transformer la sensation initiale, problème de fond  remarquablement analysé dans le texte. Peut-être ce dilemme qualitatif/quantitatif a-t-il une importance particulière pour les chapitres suivants ...

LA PSYCHOPHYSIQUE

Critique très technique (et trés rasante) de la psychophysique de Fechner, qui devait être en vogue à l'époque, et qui, pour lui, reproduit la même confusion que celle du sens commun, analysée plus haut. (je nai pas lu les détails des expériences)

INTENSITÉ ET MULTIPLICITÉ

Conclusion du chapitre I qui rassemble les principaux points de l'analyse en distinguant deux types de perception de l'intensité des sensations, lesquelles sont d'ailleurs liées de manière complexe: (1) l'une, dite acquise, qui caractérise les états de conscience représentatifs, et qui mesure en fait la quantité de la cause par une certaine qualité de l'effet; (2) l'autre, dite confuse, qui rendrait compte de la multiplicité des faits psychiques simples dans le contexte de la durée pure et qui sont peu accessibles à l'analyse. Notre compréhension de la multiplicité et du jeu des états internes, notamment par rapport à une notion essentielle comme le libre-arbitre, est entravée par la spatialisation de la notion de durée, de même que celle des sensations représentatives était rendue confuse par la quantification.
Note personnelle. Section clé qui lève partiellement la question que j'ai posée plus haut: pourquoi cette obsession à vouloir dénoncer la substitution du quantitatif au qualitatif ? C'est en fait pour mieux nous préparer à cette conclusion qui est une introduction au chapitre II. Dénoncer la mesure quantitative et la spatialisation est pour Bergson une manière de refuser la simplification excessive, et, en particulier, de respecter l'irréductibilité de la durée pure. C'est une critique frontale du réductionnisme scientifique.

CHAPITRE II. De la multiplicité des états de conscience

LA MULTIPLICITÉ DES ESPACES

Le chapitre débuté par une réflexion sur la notion de nombre. La notion classique de nombre implique à la fois l'unité qu'il est et la multiplicité qu'il recouvre. Dénombrer c'est apposer un nombre à un ensemble: cette opération suppose que tous les éléments de cet ensemble sont identiques, qu'on néglige donc les différences individuelles. Énumérer (ou recenser), c'est décrire un ensemble d'individus en respectant les différences individuelles.
Que l'on dénombre ou que l'on énumère, dans les deux cas on procède mentalement à une forme de juxtaposition des images dans l'espace: dans le premier cas (dénombrement), on empile des images identiques et l'on assimile abusivement ce processus à la durée qu'il faut pour le faire ("compter les moutons"), dans le second (énumération), la représentation mentale d'une juxtaposition spatiale des individus différents vient plus spontanément à l’esprit ("photo de groupe").
Si maintenant nous considérons le nombre dans son abstraction, nous sommes capables de le manier sans considérer a priori ce qu'il désigne, mais dès que nous pensons à une représentation figurée (bien que toujours abstraite), l'analogie du boulier  ou du chapelet vient spontanément à l'esprit (c’est moi qui parle ici). L'acte qui est associé au maniement de ces objets nous apparaît comme indissociable d'une durée (“égrener”, “faire son chapelet”) mais ce n'est pas une durée véritable car les boules ne sont que les vestiges dans l'espace de moments révolus.

LA MULTIPLICITÉ NUMÉRIQUE ET L’ESPACE

Il faut aussi questionner la notion des unités, prétendument indivisibles, dont se compose le nombre. En fait, cette indivisibilité est toujours provisoire; l'unité ne prend corps que comme rassemblement d'une multiplicité. Comme le nombre lui-même, l'unité prend spontanément sa place dans la dimension spatiale de l'espace mental (l'image du grain du chapelet ou de la boule du boulier le montrait déjà). L'unité indivisible du nombre est une conception subjective initiale par laquelle l'esprit compose du continu à partir du discontinu; sa divisibilité, sa décomposition un processus objectif consécutif, jamais achevé. Dans les deux cas, l'espace est le milieu où l'esprit place le nombre.
Il existe deux espèces de multiplicité: celle des objets matériels qui font nombre immédiatement, et celle des états de conscience, y compris affectifs (“les pas entendus de loin”, “les sons de cloche”..) qui, s'ils doivent adopter une représentation symbolique, se gravent automatiquement dans un espace abstrait appelé abusivement durée, les points de cet espace n'étant, encore une fois, que les traces successives d'un temps aboli.
Un autre argument vient renforcer la disposition innée de l'esprit à représenter spatialement le nombre: c'est la propriété d'impénétrabilité attribuée d'abord à la matière, notion assimilable à celle d'étendue, dans sa définition philosophique (voir TLFi). Or cette propriété n'est pas physique, comme la pesanteur ou la résistance d'un corps. C'est une pure nécessité logique, tributaire de notre représentation spatiale de la matière. L'étendue, ou l'impénétrabilité, délimite en quelque sorte la place attribuée à chaque objet, lui conférant ainsi tant son unité que la propriété d’être dénombrable.
Ce qui nous intéresse in fine ici c'est la conséquence de cette représentation spatiale innée des états de conscience sur notre aperception du temps. De même que la notion fabriquée d'intensité des états de conscience altérait leur qualité en y substituant la quantité (prêtée aux causes qui les provoquaient ou à leur effets physiques), de même leur spatialisation dénature leur rapport au temps, en les dissociant à l'envi et en leur conférant une essentielle discontinuité.

L’ESPACE ET L’HOMOGÈNE

L'espace (=l'étendue) est-il une abstraction représentant une réalité physique de nature extensive ou bien une pure sensation de nature inextensive ? Kant penchait pour la première conception, chez lui de nature innéiste, et il est rejoint en cela par certains psychologues empiristes qui pensent que la notion de l'espace est construite comme une synthèse de sensations élémentaires, une synthèse qui pour eux se ferait spontanément, qui serait contenue dans le fait même de s'assembler. Pour Bergson, cette synthèse nécessite au contraire un acte de l'esprit. Et cet acte consiste à replacer les sensations dans un espace vide et homogène sur le fond duquel les sensations sont pleinement différentiables en tant que qualités.
De même que les sensations s'inscrivent dans le milieu homogène que représente l'espace, de même les états de conscience s'inscrivent dans le milieu non moins homogène que figure le temps. Le temps est donc de même nature que l'espace pour l'esprit. Mais alors qu'une double extériorité (extériorité entre eux et extériorité par rapport à nous) semble aller de soi pour les objets matériels, elle n'est à l'évidence pas le fait des états de conscience. Le temps apparaît donc comme une version appauvrissante de l'espace destinée en quelque sorte à soutenir la conscience réfléchie.
Note personnelle. Bergson est très convaincant, mais quid de l’utilité de la conception spatiale du temps pour la découverte scientifique, du moins avant Einstein ? Je pense qu’il en reparlera car cette réduction de la complexité de la réalité extérieure est consubstantielle à la science.

LE TEMPS HOMOGÈNE ET LA DURÉE CONCRÈTE

Essais d'illustrations de la durée pure par rapport à la durée interprétée, à la durée spatialisée. La durée pure, ce serait le tracé du doigt parcourant une feuille de papier accumulant ainsi une infinité de sensations de qualités différentes, infimes et inextricablement liées entre elles, se répondant les unes les autres. Ce serait le parcours accompli par la pulpe du doigt, indissociablement attaché à la matière parcourue et intégrant les sensations dans un tout qui n'ôterait à aucune d'entre elles sa singularité, son irréductibilité. Ce serait tout aussi bien l’ensemble des notes d’une mélodie, dont chacune concourt solidairement à la production de la phrase musicale.
Dans l'interprétation utilitaire que nous faisons du temps, nous assimilons à une ligne parce que nous la voyons d'en haut, en introduisant une troisième dimension qui définit de ce fait l’espace. La ligne n’est ainsi ligne que par ce que nous avons pris nos distances. C'est notre façon habituelle d'interpréter la durée en dissociant chaque évènement de ceux qui précédent et de ceux qui suivent, en les posant sur une trame homogène, et en mettant au second plan leur qualité propre.

LA DURÉE EST-ELLE MESURABLE ?

Ces deux conceptions du temps se doivent l'une à l'autre: Elles n'ont pas été forgées de manière autonome. Le temps interne, celui de la succession des états de conscience, peut être défini comme une succession sans extériorité; le temps externe, celui des mouvements du pendule, comme une extériorité sans succession. Le temps interne est contaminé par l'extériorité car il se calque sur les évènements extérieurs; le temps externe bénéficie quant à lui de la successivité des états de conscience. Le trait d'union entre ces deux compartiments en endosmose c'est la simultanéité.
Note personnelle. Esquivant avec prudence la possibilité d’une conception métaphysique du temps qui pourrait déboucher sur des hypothèses scientifiques, Bergson essaie de vendre comme une révélation la distinction classique du dictionnaire entre deux  conceptions du temps: (1) l'une de nature mathématique, nécessairement quantitative et géométrique, se prêtant à la mesure mais réduisant le temps à des points sur une ligne et (2) l'autre organique (ou holistique), respectant à la fois la qualité des états de conscience se succédant les uns aux autres et la complexité de leurs interactions. L’originalité de Bergson est non pas tant de mettre en avant le mode organique de perception du temps que d’analyser comment les deux modes de perception se contaminent l’un l’autre. A ce stade de l'essai, on est en droit de dénier toute profondeur métaphysique à la pensée de Bergson, laquelle est simplement empreinte de bon sens. Voyons la suite.

LE MOUVEMENT EST-IL MESURABLE ? L’ILLUSION DES ÉLÉATES

L’aperception du mouvement est, comme celle du temps, sujette à une illusion majeure : on l’assimile à des positions successives dans l’espace alors que le mouvement est une perception interne irréductible, de nature intensive et non pas extensive. La preuve de cette irréductibilité est fournie par les paradoxes de Zénon d’Élée et, singulièrement par celui d’Achille et de la tortue. Ce paradoxe est lié au fait que l’espace est divisible à l’infini alors que le mouvement lui-même est un acte indivisible, définitivement inaccessible à l’analyse mathématique qui ne peut que créer des simultanéités à l’intérieur de simultanéités.
Note personnelle. En fait ce paradoxe de Zénon d’Élée a pu être résolu mathématiquement, peu de temps après la publication de cet essai, par la théorie dite des séries infinies (Russell, Caroll, Cantor). Ce qui veut dire qu'il s’agissait bien d’un problème à l’origine de nature métaphysique, ouvert par définition à une élucidation scientifique et à une possible symbolisation mathématique. La solution est basée sur la prise en compte par les mathématiques des notions d'"infini" et de "limite" de la divisibilité. Le tort de Bergson ici c'est de créer une dichotomie trop tranchée entre espace et mouvement, leur prêtant une nature hétérogène malgré les anastomoses que la conscience établit spontanément entre elles. La notion dogmatique et, pourquoi ne pas le dire, simpliste, d'indivisibilité du mouvement (ou du temps interne) interpose un véritable point de non retour dans la pensée, crée une impasse intellectuelle, dont on ne perçoit pas comment il pourra se sortir dans la suite de l’essai.
Au delà de cette simple objection axée sur un paradoxe datant de plus de 2000 ans et imputable à un défaut de conceptualisation mathématique, on constate que Bergson est peu perméable aux potentialités de la pensée scientifique sur le thème des rapports entre le temps et l’espace, allant jusqu’à refuser de “recourir à une hypothèse métaphysique, si ingénieuse soit-elle, sur la nature de l'espace, du temps et du mouvement, alors que l'intuition immédiate nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l'espace” (sic). Cette assertion est pourtant mise sérieusement en question par la théorie de la relativité, qui établit scientifiquement l’indissociabilité entre le temps et l’espace. La fragilité de Bergson c’est, ici comme souvent ailleurs, de s’exposer sur le terrain scientifique et de ne reconnaître les avancées de la science que si elles se conforment à ses propres intuitions (dont il sous-entend “qu'elles ne trompent pas”). La certitude philosophique, nourrie par les fameuses intuitions, remplace chez lui l’esprit de système chez d’autres grands philosophes. Je suis plus réceptif aux pensées ouvertes, accueillantes aux élucidations à venir (comme dans les Deux sources de la Morale et de la Religion).

IDÉE ET SIMULTANÉITÉ , VITESSE ET SIMULTANÉITÉ

Le propos précédent est étendu à la notion de vitesse, qui, elle aussi, ne peut être définie que par comparaison de parcours définis dans l'espace. La notion de vitesse instantanée est introduite ici pour rendre compte des mobiles à vitesse variable, cette vitesse instantanée étant la valeur à cet instant de la dérivée de sa position par rapport au temps.
Note personnelle. On pourrait considérer cette section comme un début de concession de Bergson quant aux potentialités de la symbolisation mathématique pour rendre compte du mouvement réel, non pas seulement comme une succession de points dans l'espace, mais aussi avec ses rythmes et ses variations, donc déjà comme une synthèse mobile. Il aurait pu aller encore un peu plus loin en abordant le concept d'accélération, et ainsi de suite. Mais il s'obstine à développer l’antithèse, qui sera l’un de ses fonds de commerce philosophique, entre d’une part la perception de la durée ou du mouvement ‘vrais” par la conscience et d’autre part sa représentation spatiale et numérique (par une autre conscience alors ?). On a l’impression qu’il affecte à la spatialisation et à la quantification de la durée par l’esprit humain une valeur régressive, alors que, même dans sa forme commune, c’est peut-être au contraire l’indice d’un progrès possible, celui que propose la science.

LA MULTIPLICITÉ INTERNE, LA DURÉE RÉELLE

Distinction, qui n’est qu’une variation supplémentaire de l’idée précédente, entre d’un côté le bloc : “multiplicité interne des états de conscience, qualité et durée et mouvement purs”  et de l’autre le bloc : “multiplicité externe, quantité, espace”. S’achemine progressivement l’idée d’une organisation indispensable des états de conscience pour faire une conscience digne de ce nom. Car comme le réalise Bergson, la durée pure, dans son sens le plus radical, c’est celle qui est vécue dans le rêve (voire par les animaux, sic) où l’interpénétration et même l’enchevêtrement des états de conscience aboutit à une grande confusion. Bergson concède quand même que la vie sociale et le langage ont rendu nécessaires la symbolisation, donc la spatialisation, au détriment du moi profond (il dit “le moi fondamental”, celui dont “la conscience est inaltérée” sic ) et de la perception de la réalité. Mais il semble dans son propos que ce soit par pur utilitarisme.
Note personnelle. Outre mes objections plus haut sur le contexte scientifique, je note que Bergson ressasse à l’envi la même idée sans progresser dialectiquement dans le propos. L’idée de base n'est qu'un constat sur un mode de fonctionnement de l’intelligence humaine. Pour conférer plus d'originalité à son propos, il met en scène cette idée de base et la dramatise en en tirant des conséquences exagérées, particulièrement en créant une antithèse irréductible entre deux représentations de la réalité et en niant la mobilité de la frontière entre le réel et ses représentations par l’intelligence, entre la métaphysique et la science. De plus, cette plaidoirie l’entraîne à un emploi trop relâché de termes essentiels, tout particulièrement celui du terme de “conscience”, lequel semble parfois recouvrir l'"inconscient” lui-même.

LES DEUX ASPECTS DU MOI

Généralisation du propos à ce qui paraît le propre de l’expression du moi: le langage et les idées (ou les opinions personnelles). Le langage est considéré par Bergson comme la représentation symbolique et figée d’états intérieurs essentiellement indicibles, véhicules “commodes” de la communication sociale. Les idées ne sont communicables que lorsqu’elles sont capables de prendre place dans un plan superficiel de la conscience, là même où elles peuvent s’articuler aux mots. Mais ce qui constitue le moi fondamental paraît intangible, inxeprimable. Certes les romanciers sont capables d’accéder à un état intermédiaire de la vie psychique en restituant une partie de la complexité et de la mobilité des relations entre les états psychiques, et tout particulièrement des sentiments. Mais leurs œuvres ne peuvent entraîner au mieux qu’une prise de conscience. Ainsi se dessinent deux formes du “moi”: le moi profond et le moi superficiel, ce dernier étant celui qui, s’exposant à ses semblables, doit fixer au dehors avec des outils de symbolisation et de mise à distance, les éléments psychiques les plus utiles et les mieux communicables.
Note personnelle. Bergson prend l'indicible comme référence définitive. J'y vois une contradiction avec ce qu'il a dit plus tard sur l'absurdité des points de vue fondés sur le tout ou rien ou des antinomies trop simplificatrices. Il faudrait aussi y ajouter le manque de cohérence dans son parallélisme entre langage et symbolisation mathématique. On peut lui objecter que c’est qualitativement, et non quantitativement, que les mots fixent les états psychologiques; que, contrairement aux nombres, ils n'utilisent pas l'espace homogène comme cadre; et que leur assemblage souple et complexe restitue la mobilité de la vie. La critique de Bergson semble ici englober toute forme de représentation, de symbolisation. Aux critiques précédentes, j’ajouterai la confusion entre conscience et inconscient (lequel serait une conscience si profonde …. qu'on n'en aurait pas conscience), et aussi le refus d’admettre une gradation continue entre les plans profonds et les plans supérieurs de cette même conscience.
PS. J’ai trouvé qq articles où l'œuvre de Bergson est analysée de manière critique:
Robinson Judith. Valéry, critique de Bergson. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, N°17. pp.203-215. doi : 10.3406/caief.1965.2288
Bertrand Russel. Ouvrage du même titre publié en 1914. Accessible à la lecture sur Open Library

CHAPITRE 3 : De l'organisation des états de conscience

 - La liberté

Le déterminisme psychologique est spontanément considéré sous l'angle de l'associationisme, c'est à dire de la loi des causes et des effets, certains états de conscience entraînant inéluctablement d'autres états de conscience. Or les prétendues causes sont en fait des effets: elles sont inventées comme causes a posteriori, une fois que la volonté a décidé.
L'idée est simple, en fait et, comme souvent, Bergson en fait tout un plat. La décomposition des nos états de conscience en motivations sur lesquelles le langage puisse s'appliquer, cette résolution en objets extérieurs trouvant leur place dans un continuum objectif trahit la complexité fondamentale de tous nos "actes" (et il s'agit ici plutôt d'actes de pensée, d'actes intérieurs). Les exemples (fermeture de la fenêtre, parfum des roses sont à relire, car pour mois assez peu compréhensibles comme illustrations); la pensée m'apparaît trop pauvre ici.

L’ACTE LIBRE

Définition de l'acte libre comme émanant d'un moi uni et authentique qui ne se construit pas à partir d'états de conscience de surface qui se sont édifiées comme des végétations indépendantes, et non plus à partir de séries plus complexes qui s'interpénètrent bien les unes les autres mais sans parvenir à fusionner avec le moi profond.
On comprend mieux ici où Bergson veut en venir: la plupart de nos sentiments, notamment ceux en rapport avec les actions journalières, avec les habitudes, sont extériorisés à la surface du moi et sont mobilisés dans l'action à la manière des réflexes, sans requérir la participation du moi profond. Sorte d'économie vitale qui est des plus utiles mais qui est prise à tort par les associationistes comme le cœur de notre fonctionnement psychologique.
Les déterministes (ou associationistes) rendent compte de l'acte libre, celui qui se déroule dans des circonstances exceptionnelles, comme la résultante d'une forme de délibération, voire de combat d'influences, entre des protagonistes extérieurs tenants respectifs d'une idée unique et qui se disputent le terrain sous le regard d'un moi invariable, En fait l'acte libre émane du moi profond, ébranle le moi profond, le modifie, agit en retour sur lui.
Liaison avec la suite du propos, lequel va probablement donner sa cohérence à l'ensemble de l'ouvrage: les déterministes, quand ils dépassent l'explication des états de conscience relevant des activités quotidiennes et qu'ils envisagent celle des actes dits libres, ont recours à un déterminisme par la mémoire ou par le futur. Ils sont souvent suivis en cela par leurs adversaires-mêmes. La suite de l'essai dénoncera cette erreur.

LA DURÉE RÉELLE ET LA CONTINGENCE

Même lorsqu'on n'adhère pas à une explication strictement déterministe de l'acte libre, on construit mentalement un schéma géométrique incluant un moi hésitant entre deux voies également possibles cristallisées dans une représentation verbale. Il s'agit d'une forme de logique non moins déterministe que le processus associationiste.
Bergson n'est pas très bon ici car il met l'accent sur le fait que l'on reste fixé, à tort selon lui, sur ces deux voies également possibles alors que l'une des directions s'est finalement imposée. Est-ce vraiment le cas ? Le choix est-il si souvent considéré comme aléatoire et fortuit ? Je trouve qu'il y a ici une déformation à l'excès des caractères antithétiques des deux positions à fin de démonstration. Disons plus simplement que les deux sont déterministes à leur manière.
Assimilation de ce processus, rétrospectivement, à la représentation du temps dans l'espace. On y revient enfin ! Mais la symbolisation rétrospective n'est-elle pas la seule manière de se représenter l'acte libre faisant suite à une délibération intérieure ? Le nier n'est-ce pas faire acte de nihilisme radical (rejet du langage et de toute symbolisation intellectuelle) ? L'autre  critique qu'on peut adresser à Bergson c'est qu'il caricature l'explication déterministe en lui déniant toute forme de progrès dans la nuance, dans le rendu de la complexité des phénomènes psychologiques, C'est de fait sa pensée à lui qui apparaît simpliste et peu nuancée, voire même animée par une forme de mauvaise foi philosophique. A ce stade du raisonnement, Bergson ne fait pas autre chose que de postuler un déterminisme lui aussi, mais un déterminisme qui serait d'une telle complexité qu'on ne pourrait en rendre compte, qu'il serait en tout cas hors de portée du langage.  Il est vrai qu'on reste sur un doute quant à la notion de liberté dans certains choix de vie et l'on se demande si les routes adoptées relèvent de la liberté ou de la pure contingence. Mais alors cette contingence, est-elle fondée, peut-elle être reliée à autre chose, aussi complexe la liaison soit-elle ?
La position des défenseurs du libre arbitre, telle que décrite plus haut, est comme celle des adversaires basée sur une vision a posteriori, rétrospective, qui prend en compte les différents points du parcours accompli. Ce qui laisse intact la question de la liberté elle-même.
Il est intéressant de voir comment Bergson entretien un certain suspens, car à ce point on se demande comment il va s'en sortir : s'il y a une issue, s'il pourra progresser dans le raisonnement ou s'il butera sur la question qui se profile, à savoir: la liberté intérieure n'est-elle qu'une illusion ou est-elle véritablement l'expression (car ce n'est qu'un mot, pour adopter le radicalisme critique de Bergson par rapport au langage) … l'expression de quelque chose qui la dépasse (et qui serait l'Esprit au sens quasi-religeux du terme...là je m'avance sans doute) ?

LA DURÉE RÉELLE ET LA PRÉVISION

Arguments des déterministes : si l'on n'est pas capable de prédire le comportement d'un individu dans telle ou telle condition, c'est qu'on ne peut rassembler tous les antécédents qui, mis ensemble, vont  pouvoir l'expliquer.
Reconstitution par l'imagination de ce que Pierre devrait ressentir et accumuler comme informations pour prédire entièrement ce que Paul va faire dans le futur. Deux façons théoriques d'y aboutir pour Pierre : (1) dynamique en se mettant par transitions insensibles dans la peau de Paul, à "coïncider" en quelque sorte avec lui; (1) statique en reconstituant l'ensemble des "états" et leur importance respective, ceci sur la base d'un acte final présupposé.
La démonstration de Bergson m'apparaît ici spécieuse et alambiquée, tournant toujours autour du déterminisme et, ici, dans ce qu'il a de plus absolu, et qui rejette à plus tard la question du libre-arbitre et de son fondement. Bergson ressert ici la dichotomie entre intensité et mesure lorsque ces notions se rattachent aux sentiments humains, mais je trouve que cela vient comme un cheveu sur la soupe, étant très accessoire par rapport au thème lui-même. Oui bien sûr on ne peut prévoir absolument, on ne peut totalement se mettre dans la peau de quelqu'un. Tout dans ce domaine est relatif et conditionnel et il ne s'agit pas ici de tout ou rien, encore une fois. Dans la forme, ce débat me semble aussi inutile que celui sur le paradoxe de Zénon, dans la mesure où le déterminisme absolu lui même est une limite de nature mathématique comme l'est le point dans l'espace. On tend vers cette limite lorsque les antécédents connus tendent vers l'infini. Par ailleurs, Bergson ne semble pas voir que la même relativité s'attache à la notion de connaissance (ou vérité), qu'à celle des conditions (ou antécédents) de la connaissance. On ne peut prédire que ce que l'on peut formuler en terme de connaissance. Sa pensée me semble vraiment insuffisante ici. Quoiqu'il en soit, comme il le note lui-même à ce stade, on n'a pas encore abordé la notion de liberté.
Toujours l'analogie entre l'explication déterministe et l'assimilation du temps à l'espace. L'espèce de linéarisation de l'espace que Bergson opère en est une forme caricature de sa propre position. Bergson semble ignorer l'espace a n dimensions des mathématiques, n pouvant aller jusqu'à l'infini. Il apparaît qu'il joue sur la perception des plus élémentaires d'un espace à  trois dimensions (au maximum !). J'ai lu quelque part que Bergson était aussi mathématicien dans sa jeunesse étudiante mais je de la peine à le croire. A le lire, je me rends compte en fait que les maths rendent mieux compte de l'essence des choses dans sa complexité qu'une pensée philosophique peu exigeante comme celle de Bergson.
La prédiction de l'acte humain ne peut se faire sur la même base que celle des mouvements des planètes en astronomie, d'abord par ce que le temps réel n'a pas de prise sur ce phénomènes. Bergson reprend ici son argument de la différence entre instant et simultanéité. Ne serait-il pas aussi pertinent de faire appel à la notion de réversibilité versus écoulement, d'introduire la notion de direction du temps qui s'apparente à celle d'entropie et qui n'apparaît pas ici ?

LA DURÉE RÉELLE ET LA CAUSALITÉ

Quand  le déterministe veut nuancer le dogme, il se replie sur la position suivante: certes on peut ne pas pouvoir prévoir certains faits mais c'est alors parce que les antécédents ne sont pas complètement connus. S'ils étaient connus, on le pourrait car "les mêmes causes produisent les mêmes effets". Or en matière psychologique, les mêmes causes ne peuvent se répéter. On peut admettre quand même une "typologie" des causes permettant de rendre compte adéquatement des faits, mais toujours rétrospectivement. Il n'admet pas la causalité dans les phénomènes psychologiques et considère que c'est pure illusion.
La causalité est remise en question ici comme une manière de nous faire prendre la succession pour un rapport de cause à effet. En fait l'esprit fonctionne mathématiquement de manière à identifier au maximum un phénomène consécutif à celui qui le précède dans l'explication logique. Il commence par considérer que B préexiste en A, est préformé en A. Et cela aboutit à une représentation mathématisée du monde où les corps se meuvent mécaniquement dans un milieu parfaitement homogène sans considération de durée. Cette régularité et cette prédictabilité absolue est apparue tellement surnaturelle à des génies tels que Descartes et Spinoza qu'ils l'ont attribuée à Dieu, Dieu comme tautologie en somme (ce qui est peut-être l'illusion suprême, l'erreur poussée jusqu'à ses limites, Dieu étant peut-être précisément l'exact contraire, l'Autre et l'Être absolu, la Liberté définitivement ouverte); Pour le sens commun la vision immédiate spinozienne d'un Dieu équivalent à l'ordre universel et l'expliquant intégralement, le principe d'identité en somme, ne s'impose pas d'emblée. La notion de causalité, comme celle de succession, s'interpose comme une concession marginale à la perception de la durée. mais une concession tronquée qui ne va pas jusqu'au bout de sa démarche.
Ceci dit on ne comprend toujours pas pourquoi la durée est radicalement antithétique du déterminisme et qu'elle ne peut s'inscrire dans une interprétation scientifique du monde. Le mécanisme de la durée elle-même peut très bien s'imposer comme une notion associée au temps et porteuse d'une forme d'irréversibilité mesurable (mécanisme de l'évolution, par exemple, qu'elle soit biologique ou physique, et notamment géologique).
Il existe pour le sens commun une autre perception de la causalité des phénomènes physiques qui est liée à celle d'effort et de force, sorte de notion médiatrice qui permet de voir le possible à partir de l'état présent. Dans cette conception de la causalité, les corps (la substance ?) sont animés d'une dynamique propre comme les êtres vivants (dans le cas de l'hylozoïsme); ils peuvent même être perçus comme des entités spirituelles (les monades de Leibniz).
Ces deux compréhensions de la causalité, l'une comme déterminisme régi par des lois mathématiques, l'autre comme force qui va, s'interpénètrent dans notre esprit malgré leurs propriétés contradictoires. On assigne en effet à la force une représentation mathématique et numérique qui finit par l'associer à une causalité purement externe qui n'a plus rien à voir avec la force psychique.
Après tous ces ces détours, Bergson en vient enfin à poser la question de la liberté et il fait le constat qu'il est impossible de la définir et de la traduire en mots ! Chaque fois que l'on tente de la décrire, on fait usage de la représentation spatiale de la durée ou l'on considère ce qui va s'accomplir comme déjà accompli.
On reste donc complètement sur sa faim concernant la question de la liberté elle-même …. et il fallait s'en douter. Or ce mot liberté existe. Pourquoi en avons-nous l'intime perception ? C'est peut-être là le cœur du problème. Ou alors fait-il le considérer comme un pur idéalisme, une limite intangible ?

CONCLUSION

Il est d'usage, après Kant, de dire que nous prêtons au monde extérieur la forme de notre esprit. Bergson propose de retourner cette proposition et de dire que c'est nous qui empruntons au monde extérieur pour comprendre notre moi, qu'il s'établit ainsi un compromis entre matière et esprit dans notre interprétation des choses. Comme l'essai a tenté de le démontrer, ce compromis déforme voire  dénature les faits psychiques dans trois de leurs caractéristiques: (1) l'intensite, (2) la durée, (3) la détermination volontaire. Puis les différentes notions sont passées en revue selon la perspective d'une contamination de notre représentation des choses de l'esprit par celle des choses extérieures. Par exemple: l'intensité, une qualité propre aux états de conscience, retient quelque chose de la mesure sans en être une.
Ce que je trouve original et intéressant, ici, et sans doute génial ici, c'est d'avoir osé associer ces trois ordres d'idée (nombre, espace, liberté) comme formant un tout. Cette mise en corrélation de trois dimensions le plus souvent dissociées dans la pensée ne va pas de soi : elle contribue à projeter la pensée de Bergson dans le non-dit de l'esprit pur. Il le sait bien mais ne nous le dit pas franchement.
Description du dualisme fondamental de l'homme qui vit la plupart du temps avec les codes de sa projection extérieure du monde et beaucoup plus rarement en lien avec son moi profond, identifié ici à la liberté. Malgré lui (car il s'était refusé à y mettre des mots dans la section précédente de l'essai), Bergson définit ici la liberté comme les moments où "nous nous ressaisissons nous-mêmes, moments atteints par "une réflexion approfondie (nous permettant de) saisir nos états internes comme des êtres vivants" et, plus loin "de se replacer dans la pure durée". D'autres diraient que cette sensation c'est celle d'arrêter le temps, plus que de s'y glisser. Mais cette différence mérite réflexion. Et si Bergson avait raison en liant la liberté à l'adhésion à l'aspect dynamique du temps et non pas au temps immobilisé ou au temps transcendé ?
La différence fondamentale entre incompréhensibilité et inexplicabilité s'applique à la notion de liberté. La liberté est en effet parfaitement compréhensible mais elle demeure inexplicable ; et Kant en réduisant le temps à de l'espace a été contraint d'appliquer le déterminisme strict des faits physiques à ceux de l'esprit. Croyant cependant "inébranlablement" à la liberté il l'a soustraite du temps et en a fait un noumène, c'est à dire un concept inaccessible à notre faculté de connaître.
Dans le fond je ne vois pas ici de différence radicale entre Bergson et Kant: aucun des deux ne remet en cause la liberté et ils la croient tous deux inexplicable. La seule différence c'est que Bergson la lie à la durée  tandis que Kant l'y soustrait. Bergson perçoit, in extremis dans son essai, qu'on peut la vivre tandis que Kant semble la placer dans une sorte d'idéalité hors de portée (de limite asymptotique ?). Bergson tente une réconciliation, pensant sans doute que la prise de conscience de ce dualisme propre à notre perception du monde peut être transcendé par l'Esprit.
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE, 2014