H. BERGSON - LA PENSEE ET LE MOUVANT


HENRI BERGSON
LA PENSÉE ET LE MOUVANT
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE
INTRODUCTION I: CROISSANCE DE LA VÉRITÉ. MOUVEMENT RÉTROGRADE DU VRAI
INTRODUCTION II: DE LA POSITION DES PROBLÈMES
LE POSSIBLE ET LE RÉEL
L'INTUITION PHILOSOPHIQUE
INTRODUCTION A LA MÉTAPHYSIQUE

INTRODUCTION I: CROISSANCE DE LA VÉRITÉ. MOUVEMENT RÉTROGRADE DU VRAI

Inadéquation des systèmes philosophiques

Bergson déplore l'inadéquation des systèmes philosophiques à la réalité. Ils sont à la fois trop vastes et trop abstraits, ne prenant pas suffisamment en compte les faits observés et l'expérience concrète. Or pour lui, une proposition philosophique devrait adopter les mêmes critères de vérité qu'une théorie scientifique. En particulier, sa spécificité et son adhérence aux faits devraient pouvoir l'exposer à la discussion et à la réfutation éventuelle. Il avait apprécié ces qualités chez Spencer, philosophe et sociologue britannique qui semble être une référence pour lui, mais il l'a trouvé particulièrement court sur la notion du Temps dans ses études sur l'évolution.
C'est ce qui a incité Bergson a réfléchir profondément à cette question du Temps, notion métaphysique par excellence que la science n'a pu traiter que de manière partielle, en en retranchant par commodité tout ce qui n'est pas traduisible en langage mathématique ou qui n'est pas réductible à une représentation spatiale. Pour Bergson, et n'oublions pas que son propos prend place à la charnière des XIXème et XXème siècles, la science réduit le temps à la mesure d'instantanéités, ce qui lui ôte toute son épaisseur, et qui empêche d'accéder à la notion de durée pure. Pour percevoir les caractères originaux de cette durée, - et cela s'applique aussi bien à toute autre notion métaphysique, Bergson préconise d'observer sur soi-même le travail intérieur de la conscience en action. C'est le résultat de ce travail qu'il restitue dans son ouvrage «Durée et Simultanéité».
Que les scientifiques aient escamoté la durée pure en réduisant la temps à une donnée mesurable et assimilable à l’espace se comprend aisément, car la science vise in fine à transformer ce qui dans notre espace physique est représentable par des modèles mathématiques. On peut aussi admettre que la science refuse de pénétrer dans le domaine de la vie intérieure, étant paralysée par la conception «associationiste» de l'esprit qui pose par principe que les idées s'enchaînent inéluctablement les unes aux autres. Mais pourquoi Spencer, ainsi d'ailleurs que tous les philosophes métaphysiciens antérieurs, étaient-ils passés à côté de la question ? Pour Bergson une des raisons majeures serait la facile analogie que l'on peut faire entre temps et espace, et le fait qu'on ait systématiquement emprunté des termes spécifiques à la description spatiale du réel pour décrire le temps.

La durée pure, source radicale de nouveauté

C'est l'entendement lui-même, tel qu'il nous a été donné de manière constitutive, qui oriente notre perception du temps comme une suite discontinue de moments et d'étapes: il le fait probablement dans un but utilitaire pour nous, en vue de notre adaptation à la réalité physique de notre environnement. Cela nous empêche de saisir le temps dans sa mobilité indivisible, dans sa puissance de changement. Il en résulte paradoxalement une vision appauvrie du temps, mais une vision qui nous est en quelque sorte consubstantielle, qui est peut-être même une forme de protection contre les atteintes du réel, comme l'enveloppe de la chrysalide:
"Autant vaudrait disserter sur l'enveloppe d'où se dégagera le papillon, et prétendre que le papillon volant, changeant, vivant, trouve sa raison d'être et son achèvement dans l'immutabilité de la pellicule. Détachons, au contraire, l'enveloppe. Réveillons la chrysalide. Restituons au mouvement sa mobilité, au changement sa fluidité, au temps sa durée."
La métaphysique classique à pris un tel recul et s'est mise tellement à l'écart de l'expérience, qu'elle est incapable selon Bergson de rendre compte de la durée «pure». Elle a été en particulier impuissante à prendre en compte la puissance de nouveauté et d'imprévisibilité inhérente à la durée. Bergson l'explique par le constat que les philosophes sont soit des déterministes affirmés, soit des déterministes qui s'ignorent, ces derniers croyant pouvoir réduire la liberté à un choix entre deux ou trois options ! Dans ces conditions, tous échappent à la perception du caractère radical de la nouveauté indissolublement associée au temps.

Limite du déterminisme

Pour étayer, semble-t-il, son propos sur l'imprévisibilité du temps, Bergson fait alors une très longue digression sur notre incapacité générale à anticiper l'avenir, propos qu'il applique tant à l'histoire politique et sociale qu'à celle de la sensibilité littéraire. Le plus souvent on reconstruit le passé avec les données du présent en faisant comme si tout cela avait été prévisible.Voici ce qu'il dit par exemple du classicisme comme exemple de "mouvement rétrograde du vrai".
"Le classicisme ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents."
On a l'impression qu'il s'agit de la part de Bergson  de dénoncer l'application sans nuance des dogmes déterministes, pour lesquels tout l'avenir serait compris dans le passé. On ne voit pas en quoi le déterminisme, qui est un principe scientifique indispensable, est antinomique de la durée pure, si tant est que cette dernière nous soit accessible. Il semble en effet que ces deux notions, tout en étant totalement hétérogènes, ne s'excluent pas mutuellement. L'anticipation scientifique est basée par essence sur une démarche déterministe, sans quoi elle n'aurait pas de raison d'être. Elle est de plus probabiliste, c'est à dire qu'elle doit affecter à ses prévisions un certain degré de vraisemblance. Enfin, la difficulté d'anticiper l'avenir est liée non pas à la nouveauté radicale produite par le temps, mais au fait que les causes agissant au présent sont tellement  nombreuses et complexes qu'elles sont hors de portée de l'analyse.
Par ailleurs, en quoi une perception juste de la durée pure, telle que Bergson l'appelle de ses vœux, pourrait-elle améliorer nos performances en matière d'anticipation, puisque c'est lui qui nous place sur ce terrain ? En d'autres termes: l'intuition de la durée pure serait-elle divinatrice au sens propre ?  Voilà ce que Bergson aurait pu nous expliquer, ne serait-ce que pour établir la liaison entre les deux idées (insuffisance du déterminisme versus richesse de la durée pure). La vérité c'est que cette nouveauté radicale produite par le temps serait tout autant inaccessible à celui qui aurait réussi à se glisser dans la durée pure. En se plaçant sur le même terrain que la science, Bergson peine à dépasser son intuition fondatrice, aussi pertinente soit-elle. Contaminée par le discours scientifique, la pensée philosophique s'assèche et peine prendre son essor.
Combien la perception de la durée à travers les œuvres littéraires et poétiques me semble-t-elle plus riche et plus féconde ! Mais au fond, n'est-ce pas le spectacle de cette impuissance du philosophe à faire vivre ses intuitions autrement que par des lieux communs et un vocabulaire usé, n'est-ce pas ce spectacle qui est intéressant par son côté proprement dramatique ? Par son accumulation de synonymes et d'images qui ne font que redire la même chose, Bergson semble frapper désespérément à la porte entrouverte sans pouvoir en franchir ne serait-ce que le seuil. Et ce constat est d'autant plus désespéré qu'il s'agit ici du bilan de toute une vie passée en philosophie ! Mais il faudrait revenir aux ouvrages de base eux-mêmes, notamment Durée et Simultanéité, et l'Evolution Créatrice, pour mettre cette impression négative à l'épreuve.

L'accès aux notions métaphysiques

Bergson consacre la dernière partie de son essai à la méthode qu'il a employée dans toute sa carrière philosophique. Il a voulu libérer la philosophie de certaines entraves constitutives de notre esprit liées pour lui à une propension spontanée à la spatialisation (représentation des idées et concepts par analogie aux formes spatiales) et à la sociabilité (nécessité de communiquer et d'interagir avec ses congénères).
"Mais s'il appartenait à la littérature d'entreprendre ainsi l'étude de l'âme dans le concret, sur des exemples individuels, le devoir de la philosophie nous paraissait être de poser ici les conditions générales de l'observation directe, immédiate, de soi par soi. Cette observation interne est faussée par les habitudes que nous avons contractées. L'altération principale est sans doute celle qui a créé le problème de la liberté, – un pseudo-problème, né d'une confusion de la durée avec l'étendue. Mais il en est d'autres qui semblaient avoir la même origine : nos états d'âme nous paraissent nombrables ; tels d'entre eux, ainsi dissociés, auraient une intensité mesurable ; à chacun et à tous nous croyons pouvoir substituer les mots qui les désignent et qui désormais les recouvriront ; nous leur attribuons alors la fixité, la discontinuité, la généralité des mots eux-mêmes. C'est cette enveloppe qu'il faut ressaisir, pour la déchirer. Mais on ne la ressaisira que si l'on en considère d'abord la figure et la structure, si l'on en comprend aussi la destination. Elle est de nature spatiale, et elle a une utilité sociale. La spatialité donc, et, dans ce sens tout spécial, la sociabilité, sont ici les vraies causes."
Son ambitieux parti pris fut de se dégager des habitudes mentales pour se placer en l'être et observer directement, sans médiation, le «soi par soi». Cela revenait d'une part à rompre avec l'associationisme de Stuart Mill, très en vogue à son époque, une conception selon laquelle nos idées s'enchaînent selon une mécanique interne, là encore indissociable de notre propre constitution. Et d'autre part à rejeter la conception kantienne de la relativité de la connaissance qui pose que la «chose en soi» nous échappe de toute façon et qui rejette de manière conséquente la métaphysique comme approche du réel. Bergson lui est convaincu du contraire: il pense que l'observation de l'esprit en action permet à des conceptions nouvelles d'émerger qui n'étaient pas contenues dans les attendus, et que la vérité absolue nous est accessible, même si le chemin est long.
Bergson donne enfin quelques aperçus sur son effort antérieur de précision et d'adhérence aux faits et à l'expérience, notamment dans son traitement de la question psychologique avec l'étude de la mémoire et du rêve (le cerveau comme organe d'«attention à la vie»), son souci ayant toujours été d'éviter d'en rester aux abstractions sans rapport avec la réalité concrète. Resterait à vérifier s'il a bien été le seul philosophe jusqu'à son époque, et comme il s'en fait gloire, à travailler de la sorte. Il laisse entendre en tout cas que ce fut complexe et difficile.
On remarquera que dans cet essai Bergson se limite à la critique de la démarche philosophique et des systèmes antérieurs et à la préconisation d'une nouvelle méthode. Il fait peu allusion aux résultats eux-mêmes mais laisse cependant percevoir une certaine impuissance à dépasser les intuitions fondatrices. Tout au long de cet essai, il souligne les caractères constitutifs de notre intellect qui entravent notre perception du temps et dont il faut être conscient pour pouvoir dépasser les idées conventionnelles.
En ce sens, il pourrait être comparé à Bachelard qui, dans son analyse de ce qu'il nomme les "obstacles épistémologiques", identifie les entraves que l'imagination et l'affectivité, des notions en grande partie culturelles celles-ci, interposent entre la vérité scientifique et l'homme. Mais il est intéressant de constater que Bachelard finit par penser que ces obstacles, qu'il avait dans un premier temps déploré au nom de la bonne conduite de la méthode scientifique, constituent notre vraie richesse. Et c'est à décrire de manière spécifique et détaillée cette richesse intérieure de l'homme créateur que Bachelard consacre la dernière partie de son oeuvre. Bergson a t-il jamais fait sa propre révolution intellectuelle ? A t-il jamais songé à être infidèle à sa parole, à prendre ses fidèles à rebrousse-poils ?

INTRODUCTION II: DE LA POSITION DES PROBLÈMES

Ce long essai, consacré, comme le précédent à la méthode philosophique, n'est pas aisé à résumer car le propos prend la forme d'une démonstration circulaire. Bergson revient en effet plusieurs fois de suite sur les mêmes arguments, sans craindre de se répéter, ce qui finit par laisser au lecteur l'impression d'une certaine familiarité avec ses leitmotive. Dans cette synthèse, j'ai pris le risque de linéariser le propos.

L'intuition comme outil de connaissance à part entière

Bergson défend ici la noblesse du concept d'intuition, non pas en plaçant celle-ci hors de l'intelligence comme avait pu le faire précédemment un Schelling ou un Schopenhauer, mais bien en l'affirmant comme un mode d'accès privilégié à la durée pure, à la création constamment renouvelée, à la diversité inépuisable des choses. Il se différencie de ses confrères philosophes en ceci que, fort de cet outil qu'il juge d'application universelle, il n'a nulle inclination à placer artificiellement derrière la variété du réel un concept immanent unique, comme la substance ou l'Idée, une solution intellectuelle classique qu'il qualifie de "panthéistique". Il préconise au contraire d'appliquer la méthode intuitive à chaque nouveau problème posé, en l'étudiant dans sa spécificité, sans postuler une unité qui n'aurait été légitimée..
Bergson décrit le mouvement par lequel la perception de la durée intérieure qu'est l'intuition commence par nous ouvrir à la conscience immédiate des objets, obtenue comme par coïncidence, par repousser ensuite les frontières de notre propre inconscient, puis par nous faire sortir de nous-même pour communiquer avec d'autres consciences, pour finalement saisir le flux-même de la vie et  pénétrer l'esprit qui circule dans la matière.
Il s'agit ici d'une véritable profession de foi spiritualiste, lyrique et émouvante, de la part d'un philosophe aguerri qu'on pourrait croire revenu de tout, et qui semble toutefois ici pressé d'arriver au port. Autant dire qu'il faut ici le suivre les yeux fermés car contrairement à ce qui semble être son habitude Bergson prend les raccourcis.

Intuition et intellection

Le propre de l'intuition bergsonienne est de ne pas se conformer aux modes conventionnels de l'acte intellectuel qui décompose l'objet en éléments autonomes et juxtaposables, dotés d'une intelligibilité propre. Bergson remarque d'ailleurs que pour compenser la nature figée des éléments constitutifs de la pensée, les philosophes font insensiblement évoluer la définition implicite des mots désignant les concepts métaphysiques (temps, esprit, substance, etc..). Pour Bergson, cette flexibilité sémantique, plus ou moins contrôlée, est inévitable: elle compense la carence fondamentale du discours philosophique à épouser de manière idoine les contours de la réalité.
Il faut reconnaître que Bergson lui-même sait donner tout le jeu nécessaire à la signification des "grands mots" pour les adapter à son discours (voir mes résumés de l'Energie Spirituelle et le sens on-ne-peut-plus plastique des termes "conscience", "esprit", "âme", et "moi"). En ce sens, il est comme les autres, quelle que soit par ailleurs la part de l'"intuition" dans son oeuvre.
L'intuition bergsonienne, qui n'a semble-t-il rien à voir avec l'intuition du dictionnaire, serait donc une saisie intégrale de la réalité mobile des choses, passant par l'observation de la conscience par elle-même, du "soi par soi". Quoique plus respectueuse de la réalité des objets que l'intellection classique qui les décompose trop artificiellement, il ne s'agit pourtant pas d'un processus spontané. Dans la définition qu'en donne Bergson, ce n'est pas une perception passive de nature contemplative, mais bien un exercice spirituel actif demandant un effort volontaire. Dans la mesure où c'est une opération demandant un travail, un effort, elle appartient bien au même ordre d'opérations que l'intellect pur, tout en lui étant complémentaire.
Bergson développe la comparaison entre l'intelligence déductive et conceptuelle,- qui construit de nouvelles évidences logiques avec des "idées recyclées", qui "crée du neuf avec du vieux" -, et l'intuition qui se traduit difficilement dans le langage courant et ne livre son évidence qu'après avoir pris place en nous sous la forme d'une conviction intérieure. Il lie la science dite positive à la première et la métaphysique à la seconde, et fait une allusion à la distinction pascalienne de l'esprit de géométrie (science positive) et de l'esprit de finesse (l'intuition telle que Bergson la conçoit).

Science et métaphysique au service de la connaissance

Une des idées maîtresses de Bergson est que l'intelligence a été conçue  pour permettre à l'homme de maîtriser son environnement physique et qu'il lui est donc par nature difficile de pénétrer ce qui dépasse l'univers physico-chimique, à savoir la vie elle-même. Il s'agit donc d'une conception finaliste de l'intelligence humaine, à laquelle s'ajoute la foi vitaliste basée sur la conviction que la vie relève d'un principe supérieur à la physico-chimie. Par ailleurs, il réitère son opposition de principe à ceux qui croient que la connaissance est relative (criticisme kantien) et pense au contraire que la connaissance de la matière peut atteindre un absolu. Il rejette la responsabilité de la preuve à ceux qui proclament l'impossibilité d'une connaissance absolue, qu'ils soient scientifiques ou philosophes. En soutenant cette idée, il dit défendre à la fois la science positive et son alliée, la métaphysique, tandis que ceux qui relativisent la valeur de la science dénient par là-même toute utilité à la métaphysique.
La métaphysique selon Bergson s'étend bien également à la connaissance de l'âme. On peut, comme certains l'ont fait, l'aborder comme on aborde la matière, et donc spatialiser l'esprit, le compartimenter, finalement ne capter que ses aspects superficiels. Pour Bergson, la métaphysique ce n'est pas cela. C'est la connaissance de l'"esprit par l'esprit" (à noter le recouvrement complet ici entre intuition et métaphysique). On peut certes la communiquer par les moyens mis à notre disposition comme les mots et les abstractions, mais ces derniers ne sont finalement que des métaphores se substituant à la connaissance directe et immédiate.
Bergson définit "sa" métaphysique essentiellement par ce qu'elle n'est pas, à savoir:
  • une discipline abstraite comme la science de la matière, tout en concédant qu'elle est obligée d'emprunter une forme conceptuelle aussi souple que possible;
  • une doctrine criticiste, puisque, de concert avec la science avec qui elle partage la même "dignité", elle vise à l'absolu de la connaissance du réel, basée sur l'expérience et selon une progression continue et asymptotique;
  • une doctrine découlant d'un principe unique comme dans les métaphysiques antiques et classiques.
Plus loin dans l'essai il revient sur la métaphysique comme alliée de la science et lui empruntant ses méthodes. Il évoque les oppositions qu'il a rencontrées à ce sujet chez les scientifiques, lesquels lui reproche de se battre sur leur propre terrain, en posant des hypothèses, en réunissant des observations et des preuves et en bâtissant de véritables démonstrations. Bergson en profite au passage pour dénoncer les scientifiques qui, par leur négation de certaines hypothèses métaphysiques (comme celle d'une existence autonome de l'esprit), se font les partisans d'une autre métaphysique, mais qui s'ignore celle-ci.

Critique des systèmes philosophiques antérieurs

Selon Bergson, la philosophie européenne jusqu'à Descartes est presque toujours basée sur un principe universel rendant compte de la totalité de l'être. Elle conduit à la construction de systèmes dans lesquels Dieu constitue un principe froid et abstrait, détaché de la condition humaine. C'est une critique de fond du déisme en même temps que des grands systèmes philosophiques du XVIIème siècle. La même critique s'adresse aux systèmes ultérieurs qui ramènent tout à un concept unique, que ce soit la Substance de Spinoza, le Moi de Fichte, l'Absolu de Schelling, l'Idée de Hegel, la Volonté de Schopenhauer.
Bergson critique tout particulièrement la doctrine de Schopenhauer qui place la volonté dans la matière même et, ce faisant, escamote complètement la spécificité des différentes catégories de l'être, notamment dans la distinction de celles qui relève soit de l'esprit, soit de la matière. La critique de la philosophie "officielle" est basée sur le constat que les questionnements ne portent en définitive que sur le contenu des mots supposés représenter les concepts, alors que l'enjeu est surtout de bien poser les problèmes. Dire par exemple comme Schopenhauer que le monde est volonté c'est tout bonnement dire qu'il est !
En réduisant ainsi presque caricaturalement la pensée de Schopenhauer, Bergson ne feint-il pas d'oublier le tragique que contient cette représentation du monde basée sur la volonté universelle, particulièrement dans son application à la condition humaine, et que ce qui s'impose à celui qui est imprégné de cette idée c'est tout sauf l'indistinction des choses. L'audace, et la nouveauté de cette idée ne serait-elle pas aussi une belle illustration de la puissance de l'intuition telle que Bergson la prône ?

Se défier des idées générales

Bergson disserte sur notre tendance spontanée à rechercher l’idée générale derrière la variété et la complexité du réel. Il constate que comme l'imagination et le rêve, la généralisation est une fonction utile qu'on retrouve dans toute la lignée vivante. Il la résume comme un processus d'extraction automatique des ressemblances entre les choses. Et le plus souvent, ces choses nous paraissent ressemblantes par ce que nous réagissons de la même manière face à elles. Tout le corps y participe donc, et ceci en vue de l'action. La généralisation c'est une habitude remontant du champ de l'action au champ de la pensée.
Bergson classe les idées générales en trois grands groupes: (1) d'origine biologique; (2) d'origine physique; (3) créées par l'action et la spéculation intellectuelle. Sous la plume de Bergson, les généralisations appartenant aux catégories 1 et 2 relèvent de la Nature elle-même: il s'agit bien d'une fonction organisatrice intégrée à la création, circulant dans le flux de la vie, et nécessaire à l'évolution. Pour le monde vivant (catégorie 1), c'est la notion active de regroupement et d'appariement selon le principe de ressemblance (notion qualitative) qui finit par créer les genres et les espèces végétales et animales. Quant au la matière inerte (catégorie 2), ce qui préside à son organisation générale c'est plutôt la notion d'identité que celle de ressemblance. On imagine que les entités du monde physique pourraient en effet être rangées dans des classes ou des groupes selon un dessein préalable.
La troisième catégorie relève de la spéculation humaine, calquée sur les processus naturels de généralisation propres aux catégories 1 et 2. L'esprit humain construit en somme l'idée générale des idées générales, de laquelle il tire tout son système d'interprétation, applicable soit pour l'utilité, soit pour la spéculation pure, soit pour le plaisir social. Mais Il faut essayer de se dégager de ce fonctionnement systématique et essayer de faire fonctionner notre intuition pour ressaisir le sens de l'acte créateur, de l'élan vital et ainsi se placer "au niveau divin" (sic).
J'ai essayé d'une part de comprendre et d'autre part de résumer sans trop la dénaturer la pensée de Bergson qui est difficile à saisir et qui donne libre cours ici à des convictions finalistes assez débridées, et, pour tout dire, franchement dogmatiques. Je m'abstiendrai de parler de la forme de son discours qui relève ici pour moi à la fois du fatras et de la litanie, discours encombré de notions hétérogènes, tantôt dilué à l'extrême tantôt extrêmement raccourci.

Aller contre les pentes naturelles de l'intelligence

Bergson aborde une autre tendance spontanée de l'esprit contre laquelle il faut se mettre en garde si l'on veut bien philosopher: se poser des questions sans fondement, comme celle de l'origine de la matière, celle de l'esprit, de même que celle de l'ordre naturel. Se poser ces questions c'est considérer que le néant préexistait à l'être et le chaos à l'ordre, c'est par conséquent aborder les problèmes par leur négative et oublier que l'alternative à un certain état de l'être c'est un autre état et non pas sa négation. La même critique peut être adressée tant au sceptiques grecs qu'aux criticistes, tous deux déniant à l'homme la possibilité d'accéder à la connaissance de l'absolu. Pour Bergson, il faut se délivrer de cette obsession, "se laisser glisser dans le courant de la vie", et essayer de s'identifier à la volonté créatrice, n'être que volonté soi-même, et alors on trouve que ces problèmes sont sans fondement.
Il explique également comment nos habitudes mentales ont pu influencer l'élaboration des systèmes philosophiques. Il critique en particulier notre tendance naturelle à construire nos idées à partir de représentations immobilisées du réel, impuissantes à prendre en compte la mobilité permanente des choses.  Nous avons en effet tendance à caractériser le réel comme des "qualités ou des états qui se succéderaient dans une substance unique", comme "une succession d'invariables". Or, comme la physique l'a montré (récemment à l'époque où écrit Bergson) la matière dans sa nature ultime n'est pas constituée ainsi d'atomes noyés dans un support mais bien d'un mouvement continu d'ondes et de particules, constituant une forme de "continuité mélodique".

Résister aux idées dominantes du moment

Bergson survole ici sa carrière philosophique en montrant comment il s'est affranchi de certaines idées dominantes de son époque pour développer ses propres conceptions. Il a d'abord défendu, contre le déterminisme universel des scientifiques, l'idée de la liberté humaine. Il raconte comment il en a perçu l'importance dans son étude de la mémoire à travers le problème particulier de l'aphasie. A l'issue de cette étude, il en est venu à restreindre le fonctionnement cérébral à l'"attention à la vie", laissant à l'esprit, libre par définition,  le rôle d'orchestrateur de la mémoire conçue comme dans un mouvement indéfiniment prolongé.
Il dit avoir ressenti la même difficulté à faire valoir ses vues sur la connaissance du monde extérieur. Il a voulu s'extraire du débat entre idéalisme et réalisme en redonnant ses lettres de noblesse à la conception qui s'impose d'elle-même au "sens commun": celle de l'intelligence humaine s'approchant de la "vraie" réalité des choses. Il a soutenu que les représentations, tout en étant incomplètes et quelquefois floues, sont loin d'être artificielles, que c'est bien en elles que nous percevons les choses et non en nous, qu'en un mot l'objet existe bel et bien "en soi".

Homo faber, Homo sapiens, Homo loquax

Au risque de se répéter, Bergson revient ici sur la distinction entre intelligence et intuition, distinction implicite dans tout ce qui précède. Pour lui l'intelligence nous a été "donnée" pour nous ancrer dans le réel via la connaissance et la manipulation de la matière. C'est, dit-il, "l'attention que l'esprit prête à la matière". Mais aussi important est "l'attention que l'esprit porte à lui-même", encore une fois appelée intuition par Bergson. L'exercice actif de l'intuition inaugure une nouvelle métaphysique de l'esprit qui ne se définit pas par opposition à la matière mais bien comme une marche vers la connaissance. Bergson réitère ici sa mise en garde contre les mots et le langage en tant qu'alliés de la raison et de l'intelligence, notamment dans leur visée sociale et utilitaire.
C'est pourquoi il conclut son essai par la description des différents statuts de l'intelligence chez l'homme. D'abord les deux statuts nobles, celui de l'Homo faber qui conçoit et construit les outils qui lui permettront de manipuler la matière; et celui de l'homo sapiens, homme de réflexion et de connaissance, scientifique ou philosophe, qui retourne en pensée sur sa propre invention. Puis, par opposition, le statut méprisable de l'Homo loquax, qui fort de la compétence que lui attribue la société de manier habilement le discours et les idées générales,  se complaît dans une réflexion solipsiste sur ses propres mots.
Dans cet essai, on a l'impression que Bergson règle ses comptes avec l'établissement philosophico-scientifique de son époque qui ne lui a pas apporté toute la reconnaissance qu'il estime mériter. Il s'agit d'un texte essentiellement critique contre (1) les philosophes anciens et modernes qui n'ont pas su éviter les écueils d'un conception abstraite et unitaire du réel ni la sophistique due à un pur exercice sur le langage ; (2) les scientifiques dans leur rejet de toute conception qui dépasse le pur déterminisme; (3) les experts patentés par la société sur la base de leur habileté à manier les idées générales.
Face à eux, Bergson érige sa notion d'intuition, ("l'attention que porte l'esprit à lui-même") comme un véritable dogme. Il a voulu en faire le pivot d'une méthode originale, non spontanée à l'esprit, indépendante du langage, sous-employée avant lui, alors qu'il s'agit peut-être tout simplement de l'esprit de finesse de Pascal. En prétendant affranchir cette intuition des rigidités du langage lui-même, il peine selon moi à la définir d'une manière claire et communicable. Il s'agit plus d'un credo dont il serait le célébrant.

LE POSSIBLE ET LE RÉEL

Inépuisable et imprévisible création du temps

Dans l'introduction de cet essai, Bergson demande à son lecteur de prendre conscience de la création constamment renouvelée et généralement imprévisible qui est associée au temps. Il fait la différence entre le monde inorganique qui n'est que répétition et où règne, selon lui,  le déterminisme absolu et le monde organique où  conscience, temps et indétermination sont indissolublement liés. Il va même jusqu'à postuler que le temps serait cette indétermination elle-même.
L'intelligence, telle qu'elle nous a été donnée, ne nous permet pas de ressentir spontanément cette efflorescence de nouveauté permanente associée au temps. L'intelligence a en effet pour fonction essentielle d'exploiter le réel, de fabriquer des objets, et elle opère en extrayant ce qu'il y a de stable, de régulier, de répétable en lui. Sans une prise de conscience qui nous affranchisse de ces fonctions utilitaires de l'intelligence, la nouveauté apportée sans relâche par le temps n'est pas spontanément ressentie.

Source des problèmes métaphysiques mal posés

Cette absence de reconnaissance du caractère radical de la nouveauté conduit à mal poser certains problèmes de métaphysique, notamment à créer de faux problèmes. L'intellect a en effet tendance à aborder le champ métaphysique de la même manière que la physique de la matière: il remplit un espace vide avec des objets alors que ce sont les objets eux-mêmes qui définissent l'espace et non le contraire. Or l'espace, qui n'est qu'une forme, ne préexiste pas aux objets. Il leur doit au contraire son existence. Les faux problèmes de métaphysique qui en résultent concernent aussi bien les théories de l'être que celles de la connaissance.
Pour les théories de l'être, la confusion naît du fait que l'on pose le néant comme précédant l'être, alors que l'être est un état  précédé par autre état et non pas par le néant. L'intelligence fabricatrice de l'homme procède ainsi spontanément, et commodément, par suppression et non pas, comme il conviendrait, par substitution. Il en est de même pour les théories de l'ordre observé dans le réel, à quoi se réduisent pratiquement les théories de la connaissance (au moment où Bergson écrit, peut-être ?). Ces théories sous entendent que le désordre a précédé l'ordre, et, par là-même, que le désordre est moins que l'ordre. Or le réel peut relever soit d'un déterminisme purement mécaniste à la portée de notre intelligence soit d'une finalité d'un autre ordre dont nous n'avons pas la clé.
Je crois comprendre où Bergson veut nous emmener, mais je ne vois pas en quoi cette mise au point ruine les théories antérieures de l'être et de la connaissance. Sa critique radicale des prétendus "faux problèmes" métaphysiques me semble excessive car elle est, dans cet essai au moins, sans nuance. Il me semble qu'elle devrait être étayée par l'analyse critique d'une ou deux de ces théories entachées, selon lui, de cette tare. Le côté péremptoire de Bergson prend ici le dessus, bien qu'il prétende rejeter toute forme de dogmatisme. Il me semble en effet que si la métaphysique a un enjeu c'est bien celui de dérouler une chaîne d'intelligibilité en partant d'un certain "état" de l'être ou de l'ordre, au rang desquels le néant et le chaos peuvent figurer à part entière. La notion de vide et celle d'ordre absolu se présentent peut-être à nous comme des notions abstraites mais elles apparaissent aussi comme de formidables tremplins pour la pensée métaphysique. Remplir un vide, remettre de l'ordre là où règne la confusion c'est en effet initier un processus d'adhésion au monde, c'est se mettre dans le pas de la vie elle-même. En refusant un statut à ces deux notions, pour moi intégralement métaphysiques, Bergson prend le risque de se priver d'une profonde ressource heuristique pour la pensée. Il me semble qu'il confond, pour les besoins de son discours, les notions de vide et d'ordre avec celles d'immobilité et de mort, alors qu'il s'agit d'états-limites susceptibles d'être dépassés.

Le possible comme vision rétrospective du réel

Notre intelligence du "possible" par rapport au "réel" est affecté selon Bergson de la même déficience naturelle.  Nous croyons spontanément que le réel est un possible qui se réaliserait sous l'action d'un facteur qui le précipiterait dans le champ de la réalité. En ce sens, le réel serait plus que le possible. Or c'est l'inverse qui est vrai pour lui. Le réel, qui semble succéder au possible dans le temps, le précède en vérité puisque le possible n'est intelligible qu'une fois que le réel est advenu. C'est tout le problème de la prévision, de l'anticipation des phénomènes sociologiques, historiques, artistiques et littéraires. Quand un phénomène sort du pur déterminisme mécanique en vase clos, c'est l'indétermination qui préside et le possible n'est au mieux qu'une vision rétrospective du présent. Bergson applique cette conception à l'anticipation des phénomènes littéraires et il fait également une allusion au caractère "fixiste " des grands systèmes métaphysiques, notamment dérivés de Platon, qui considèrent que le donné, le réel, n'est qu'une dégradation d'un idéal figé pour l'éternité, dégradation dont le Temps lui-même serait le principal auteur.
En conclusion, de cette nouveauté continue et imprévisible, Bergson fait une sorte de moteur inépuisable de création pour chacun, une réserve inépuisable d'optimisme spirituel, et, notamment, une invitation à penser autrement les grandes notions métaphysiques.
On serait tout à fait disposé à partager cet enthousiasme de Bergson pour l'inépuisable source de nouveauté qu'engendre le temps, mais cet essai peine à me convaincre en raison de l'absence d'une argumentation solide et d'une tendance à se complaire dans la répétition des antiennes sur l'intuition et le temps. De plus, son ton quelquefois lyrique lui fait perdre une partie de sa crédibilité philosophique. Je pense que je n'ai pas choisi le bon essai pour entrer dans la pensée de Bergson. Elle est sans doute ici raccourcie et tronquée pour les besoins d'une conférence.Il faudrait vraiment s'efforcer de lire les grands ouvrages de base.

L'INTUITION PHILOSOPHIQUE

Retrouver l'intuition fondatrice originelle

Pour aborder cette question de l’intuition philosophique, Bergson se place d'emblée dans l’histoire de la pensée. Il constate que lorsqu'il veut restituer la pensée des grands philosophes du passé, le professeur de philosophie la traite comme l’aboutissement d'un développement à caractère à la fois culturel et historique. Il la met en perspective par rapport à tous les grands courants de pensée antérieurs. Cette phase est inévitable car l'intellect a tendance à rapporter le nouveau à l'ancien. C’est seulement dans une seconde étape, à la suite d’une relecture approfondie et répétée, qu’une vraie familiarité peut s'instaurer avec la pensée de l'auteur. Par ce processus d’assimilation lente, la doctrine se transfigure en se simplifiant à l'extrême jusqu’à se concentrer en un point unique d'où toute la pensée de l'auteur peut se décliner dans son intégralité.
Il serait d’ailleurs intéressant de comparer ce processus avec le schéma analogue de fonctionnement de l'intellect présenté dans l'essai "l'effort intellectuel" décrit dans l' Énergie Spirituelle (voir mon billet à ce sujet).
Bergson passe ensuite du professeur au philosophe lui-même en train d’élaborer sa doctrine. Et il s'efforce de décrire ce processus,  qui n’est plus assimilation d'une pensée étrangère, mais bien identification du penseur à sa propre pensée, et, singulièrement, d’adhésion à l'intuition originale dont elle est l’émanation. Et on retrouve à peu près les mêmes étapes, à savoir un effort d'expression avec les moyens qui lui sont offerts, c’est à dire, pour l’essentiel un positionnement par rapport aux idées ambiantes, par rapport aux systèmes philosophiques établis. Dans cette approche de sa propre pensée, il emploie souvent, et quelquefois sans s’en rendre compte, un processus d’élimination des conceptions qui ne s’accordent pas avec sa conviction intime et profonde. Sans rejoindre définitivement l'intuition simple et unique dont il est le foyer, il en construit du moins une approximation, “image” ou “ombre” dit Bergson, et ceci avec les moyens du bord. Cette intuition fondatrice du philosophe vient de l’intérieur et elle est indépendante de l’époque où il vit:
“Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu'il ne l'a dite véritablement. Et il n'a dit qu'une seule chose parce qu'il n'a su qu'un seul point : encore fut-ce moins une vision qu'un contact ; ce contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement, et si ce mouvement, qui est comme un certain tourbillonnement d'une certaine forme particulière, ne se rend visible à nos yeux que par ce qu'il a ramassé sur sa route, il n'en est pas moins vrai que d'autres poussières auraient aussi bien pu être soulevées et que c'eût été encore le même tourbillon. Ainsi, une pensée qui apporte quelque chose de nouveau dans le monde est bien obligée de se manifester à travers les idées toutes faites qu'elle rencontre devant elle et qu'elle entraîne dans son mouvement ; elle apparaît ainsi comme relative à l'époque où le philosophe a vécu ; mais ce n'est souvent qu'une apparence. Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; il aurait eu affaire à une autre philosophie et à une autre science ; il se fût posé d'autres problèmes ; il se serait exprimé par d'autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu'il a écrits n'eût été ce qu'il est ; et pourtant il eût dit la même chose.”

L'originalité des grands penseurs

Bergson illustre son propos avec les exemples des systèmes de Spinoza et surtout de Berkeley. Par exemple si on analyse la doctrine de Berkeley à la manière des professeurs (“voir le neuf avec du vieux”), on croit pouvoir y distinguer pas moins de quatre thèses qu’on déjà trouvées ailleurs, c’est à savoir: l’idéalisme, le nominalisme, le spiritualisme, et le théisme, thèses qui y sont toutes en effet. Mais en la décomposant ainsi on ne fait pas autre chose que de dénaturer l'intuition fondatrice. C'est la reconstitution des éléments constitutifs d’une pensée en un tout organique qui permet d'atteindre à l'originalité irréductible du philosophe.
Je ne retiens ici que la globalité du propos de Bergson, car, ignorant la philosophie de Spinoza et de Berkeley, je suis incapable d'entrer dans les subtilités de la démonstration. Cette observation générale de Bergson me semble relever du bon sens et je ne vois pas en quoi elle est profondément originale malgré l'insistance qu'il semble y mettre (mais j'ai l'impression qu'un de ses procédés rhétoriques familiers c'est de faire passer des lieux communs pour des produits originaux de son esprit). Les penseurs de génie s’imposent dans l’histoire de la pensée par leur personnalité profonde, et c'est cette cette idiosyncrasie que le critique et le professeur doivent retrouver in fine. Il me semble aller de soi également que tout en s'exposant directement aux questions éternelles ces grands esprits ne peuvent totalement s’abstraire d’un certain contexte culturel.

Approches de l'intuition source

Bergson revient (très souvent le discours de Bergson est circulaire, répétitif) sur l’idée que l’"intuition source" n'est pas restituable dans sa pureté originelle. Le philosophe en construit une ou plusieurs images. Dans le cas de Berkeley par exemple, Bergson postule deux images visuelles : (1) la matière comme une mince pellicule transparente située entre l'homme et Dieu; (2) la matière comme une langue que Dieu nous parle. Les discours des philosophes soulèvent une poussière qui finit par masquer la pellicule ou créent un bruit de fond qui couvre le murmure de la voix.  Ils contribuent ainsi à entraver l'accès à Dieu.
Il se peut que j’interprète abusivement une pensée que Bergson a, peut-être volontairement, laissée allusive. On comprend qu’il n’ait pas été plus explicite: c’est, l’air de rien, une critique absolument radicale de toute philosophie qui prétendrait se passer de Dieu. Je suis prêt à me laisser conduire sur ce terrain. Mais Bergson a t-il osé aller plus loin ?

Complémentarité Philosophie Science

Bergson applique la même observation aux théories scientifiques qu’aux systèmes philosophiques. De même que la philosophie n’est pas un mouvement continu d’intégration des théories antérieures pour former un nouveau système, de même la philosophie ne peut se prévaloir d’une lumière supérieure la rendant capable d’assimiler et de synthétiser les résultats de la science mieux que les scientifiques eux-mêmes. Ce serait arrogant de le prétendre, et ce n'est pas l’objectif à atteindre. La philosophie est complémentaire à la science en ce qu'elle essaie de considérer les choses, y compris celles de la matière, par l'intérieur et non pas par l'extérieur comme procèdent les scientifiques. L'intuition moulée sur l'intérieur des choses s'épanouit ensuite au dehors pour les comprendre dans toutes leurs manifestations.
Mais qui est capable de comprendre ce que veut dire concrètement cette image d'une "intuition moulée sur l'intérieur des choses" ? Comme pour une oeuvre littéraire, on pourrait être tenté de faire une interprétation psychanalytique du texte de Bergson, cette image étant passablement scatologique. Derrière ce laisser aller, - mais ça pressait sans doute -, on comprend qu'il défend la complémentarité de la métaphysique et de la science, appliquées à de mêmes objets d’étude, position peu originale. Il y a donc sans doute autre chose. Dans ce extrait on perçoit bien le caractère nébuleux, ou tout le moins informulé selon moi, de l’idée en question:
“Il n'y aurait pas place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l'expérience ne se présentait à nous sous deux aspects différents, d'un côté sous forme de faits qui se juxtaposent à des faits, qui se répètent à peu près, qui se mesurent à peu près, qui se déploient enfin dans le sens de la multiplicité distincte et de la spatialité, de l'autre sous forme d'une pénétration réciproque qui est pure durée, réfractaire à la loi et à la mesure. Dans les deux cas, expérience signifie conscience ; mais, dans le premier, la conscience s'épanouit au dehors, et s'extériorise par rapport à elle-même dans l'exacte mesure où elle aperçoit des choses extérieures les unes aux autres ; dans le second elle rentre en elle, se ressaisit et s'approfondit. (.....) Descendons alors à l'intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L'intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan. Ramenés au dehors par une impulsion venue du fond, nous rejoindrons la science au fur et à mesure que notre pensée s'épanouira en s'éparpillant. Il faut donc que la philosophie puisse se mouler sur la science, et une idée d'origine soi-disant intuitive qui n'arriverait pas, en se divisant et en subdivisant ses divisions, à recouvrir les faits observés au dehors et les lois par lesquelles la science les relie entre eux, qui ne serait pas capable, même, de corriger certaines généralisations et de redresser certaines.”

Prise en compte de la durée réelle

L’autre caractère différentiel de la philosophie par rapport à la science, toujours selon Bergson, serait de prendre en compte la mobilité des choses alors que la science, dont la finalité qui est d’exploiter la matière, se contente d’étudier des simultanéités sans s'intéresser à ce qui bouge et change. Il souligne la liaison consubstantielle existant entre l'intuition originelle, fondatrice, et la perception de la “durée réelle”, alors qu’une telle liaison n’existe pas avec la durée fragmentée qui est aussi notre façon spontanée de percevoir le temps. La fécondité de la pensée métaphysique est selon Bergson proportionnée à notre niveau de réceptivité à la "durée réelle" et à notre confiance dans l’”intuition philosophique”. Il va même jusqu’à avancer que c'est cette absence de prise en compte de la “durée réelle” et de l’"intuition philosophique” qui explique que Kant ait nié la valeur de la métaphysique.
Bergson termine, une fois de plus, par une sorte de plaidoyer pour une pratique de la perception de la durée réelle, qui ressemble à une véritable profession de foi:
“...habituons-nous, en un mot, à voir toutes choses sub specie durationis : aussitôt le raidi se détend, l'assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre perception galvanisée. Les satisfactions que l'art ne fournira jamais qu'à des privilégiés de la nature et de la fortune, et de loin en loin seulement, la philosophie ainsi entendue nous les offrirait à tous, à tout moment, en réinsufflant la vie aux fantômes qui nous entourent et en nous revivifiant nous-mêmes.”
Sic. Particulièrement inacceptable me paraît l'affirmation que la science est incapable de pénétrer la mobilité et le mouvement. Il me semble qu'il s'agissait déjà d'une contre-vérité dans le contexte scientifique de l'époque, sauf malentendu sur le sens des mots. Il y aurait mobilité et mobilité, comme il y a temps et temps, et ainsi de suite. Procédé de Bergson: inventer une modalité particulière d'une notion métaphysique, revendiquer la paternité de sa découverte, et en exclure tous ceux qui n'y avaient pas apposé leur marque avant lui. Procédé académique classique, dans tous les domaines scientifiques. Comme dans les essais précédents de cet ouvrage, j'ai par ailleurs beaucoup de réticence quant à la forme-même de cet essai, trop court sans doute pour déployer une argumentation convaincante, et de style très hétérogène, le souci discursif alternant avec les métaphores et le lyrisme, les digressions bavardes avec les raccourcis façon haiku.

INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE

Analyse et intuition

Deux manières d'aborder un objet comme connaissance: (1)  de l'extérieur en multipliant les angles de vue et les repères et en traduisant l'observation en symboles et (2) de l'intérieur en l'appréhendant sans avoir recours à l'analyse, sans médiation et sans symbolisation, à l'aide de l'intuition pure. Dans le premier cas, c'est un savoir relatif, de nature essentiellement scientifique; dans le second c'est un savoir absolu, qui constitue l'objectif de la métaphysique.
“S'il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d'adopter des points de vue sur elle, d'en avoir l'intuition au lieu d'en faire l'analyse, enfin de la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique, la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles”

Durée et conscience

Application à la conscience intime de la durée, ce que Bergson appelle l'écoulement du moi. B.  essaie plusieurs types de métaphores successivement: (1) le rouleau qui enroule ou la bobine qui déroule, en montrant une continuité entre présent, mémoire et avenir; (2)  un spectre (ou kaléidoscope ?)  qui présente simultanément différentes nuances ou facettes avec des dégradations insensibles; (3) enfin un élastique  «infiniment contracté» qu'on allonge progressivement et qui dessine une sorte de mouvement-action «infiniment prolongé». Aucune de ces métaphores n'est satisfaisante et il faudrait les associer pour approcher la réalité.
De même l'approche conceptuelle et abstraite (thèmes de l'unité versus la multiplicité) est impuissante à restituer la durée intérieure car elle tend à retenir des choses ce qui leur est commun avec d'autres choses, leur ôtant ainsi leur spécificité. La métaphysique, tout en utilisant les concepts, doit veiller à les transcender pour laisser l'intuition jouer pleinement son rôle.

Partie composante et expression partielle

Application à la perception de la personnalité par les  psychologues selon la méthode scientifique. Décomposition en «faits psychologiques» qui, rassemblés ne permettent aucunement de restituer la spécificité du moi. Analogie avec le dessinateur de croquis d'éléments architecturaux (la tour de Notre-Dame), lesquels, mis ensemble, ne fournit pas une perception de l'entité «Paris». Autre analogie: reconstruction impossible d'un poème à partir des seules lettres dont il est constitué. La décomposition est possible dans un sens mais la reconstitution est impossible si l'on ne connaît pas déjà le poème. Bergson fait ainsi la différence entre partie composante et partie réelle, admettant ainsi implicitement le fait qu'une partie peut refléter adéquatement le tout, mais qu'en général les parties générées par l'analyse sont de simples «notations partielles», sans liaison organique, consubstantielle, avec l'être (c'est moi qui emploie ce mot ici).
“Mais il n'y a aucun moyen d'exécuter l'opération inverse ; il est impossible, même avec une infinité de croquis aussi exacts qu'on voudra, même avec le mot « Paris » qui indique qu'il faut les relier ensemble, de remonter à une intuition qu'on n'a pas eue, et de se donner l'impression de Paris si l'on n'a pas vu Paris. C'est qu'on n'a pas affaire ici à des parties du tout, mais à des notes prises sur l'ensemble. Pour choisir un exemple plus frappant, un cas où la notation est plus complètement symboli-que, supposons qu'on me présente, mêlées au hasard, les lettres qui entrent dans la composition d'un poème que j'ignore. Si les lettres étaient des parties du poème, je pourrais tâcher de le reconstituer avec elles en essayant des divers arrangements possibles, comme fait l'enfant avec les pièces d'un jeu de patience. Mais je n'y songerai pas un seul instant, parce que les lettres ne sont pas des parties composantes, mais des expressions partielles, ce qui est tout autre chose. C'est pourquoi, si je connais le poème, je mets aussitôt chacune des lettres à la place qui lui revient et je les relie sans difficulté par un trait continu, tandis que l'opération inverse est impossible. Même quand je crois tenter cette opération inverse, même quand je mets des lettres bout à bout, je commence par me représenter une signification plausible : je me donne donc une intuition, et c'est de l'intuition que j'essaie de redescendre aux symboles élémentaires qui en reconstitueraient l'expression. L'idée même de reconstituer la chose par des opérations pratiquées sur des éléments symboliques tout seuls implique une telle absurdité qu'elle ne viendrait à l'esprit de personne si l'on se rendait compte qu'on n'a pas affaire à des fragments de la chose, mais, en quelque sorte, à des fragments de symbole. Telle est pourtant l'entreprise des philosophes qui cherchent à recomposer la personne avec des états psychologiques, soit qu'ils s'en tiennent aux états eux-mêmes, soit qu'ils ajoutent un fil destiné à rattacher les états entre eux. Empiristes et rationalistes sont dupes ici de la même illusion. Les uns et les autres prennent les notations partielles pour des parties réelles, confondant ainsi le point de vue de l'analyse et celui de l'intuition, la science et la métaphysique.”

Empirisme et rationalisme

Empiristes et rationalistes, qui utilisent l'analyse comme moyen d'étude, échouent les uns comme les autres à la reconstruction du moi. Les empiristes, au rang desquels Bergson place Taine (à discuter), considèrent que le moi constitue le tissu interstitiel qui cimente les faits psychologiques, les rationalistes l'enveloppe qui les réunit. Les premiers, en multipliant les faits, points de vue et perspectives, finissent par réduire à zéro ce qui constitue la trame assurant l'union. Par le même mouvement d'addition des expressions partielles du moi, les rationalistes finissent par distendre à l'infini les limites du moi. La métaphore et la comparaison sont séduisantes mais on ne comprend pas en quoi la première attitude caractérise les empiristes et la seconde les rationalistes. Par ailleurs Taine est certes empiriste mais aussi déterministe et dogmatique, ce qui le rapproche beaucoup des rationalistes. Toujours l'à peu près de Bergson qui préfère une jolie comparaison à la vérité.
Dans ce débat Bergson montre sa préférence pour un empirisme dit vrai, intimement attaché à son objet, le serrant de près, et en épousant la vie. Aller à la recherche de l'intuition unique.(Est-ce que cette position de Bergson sur le rationalisme qui, faute de comprendre l'être, en élargit indéfiniment les limites ne s'applique pas en premier chef à l'idée de Dieu ?)
Bergson critique la méthode qui en philosophie consisterait à partir des concepts pour atteindre l'objet. Une telle méthode se conçoit dans l'appréhension utilitaire (donc en particulier, technico-scientifique) des objets; elle est en accord avec les fonctions adaptatives de l'intelligence humaine. Mais il ne l'a conçoit pas en philosophie, domaine de la pensée où l'objet de connaissance doit être saisi d'emblée dans son essence.
Il est remarquable que dans cet essai spécifiquement consacré à la métaphysique, Bergson n'ait encore fait aucune référence à la notion d'être.
“Je vois ici entre l'empirisme et le rationalisme cette seule différence que le premier, cherchant l'unité du moi dans les interstices, en quelque sorte, des états psychologiques, est amené à combler les interstices avec d'autres états, et ainsi de suite indéfiniment, de sorte que le moi, resserré dans un intervalle qui va toujours se rétrécissant, tend vers Zéro à mesure qu'on pousse plus loin l'analyse, tandis que le rationalisme, faisant du moi le lieu où les états se logent, est en présence d'un espace vide qu'on n'a aucune raison d'arrêter ici plutôt que là, qui dépasse chacune des limites successives qu'on prétend lui assigner, qui va toujours s'élargissant et qui tend à se perdre, non plus dans Zéro, mais dans l'Infini.”

La durée réelle

Explications trop souvent répétées sur la vision faussée de la durée intérieure quand on la considère seulement par des états particuliers et non pas dans son mouvement complet, dans sa mobilité fondamentale. Développement de l'analogie avec le mouvement physique qu'on trouve pratique, et surtout utilitaire, de décomposer en points d'instantaneite, lesquels n'ont pas d'existence réelle mais sont simplement des symboles. Opposition entre l'analyse d'une part qui. en décomposant, le mouvement en détruit l'essence, et l'intuition qui permet(trait) d'accéder à l'essence sans empêcher l'analyse,  l'inverse n'étant pas possible.
A noter la différence que Bergson dans le vocabulaire fait entre l'«élément», qui n'est que symbole, avec la «partie» qui respecte le tout. Autre idée leit-motiv: le mouvement ou la mobilité sont généralement définis par rapport à un état nul, l'immobilité ou le point zéro. Alors que le mouvement est antérieur à l'immobilité.
“Pourtant il n'y a pas d'état d'âme, si simple soit-il, qui ne change à tout instant, puisqu'il n'y a pas de conscience sans mémoire, pas de continuation d'un état sans l'addition, au sentiment présent, du souvenir des moments passés. En cela consiste la durée. La durée intérieure est la vie continue d'une mémoire qui prolonge le passé dans le présent, soit que le présent renferme distinctement l'image sans cesse grandissante du passé, soit plutôt qu'il témoigne, par son continuel changement de qualité, de la charge toujours plus lourde qu'on traîne derrière soi à mesure qu'on vieillit davantage. Sans cette survivance du passé dans le présent, il n'y aurait pas de durée, mais seulement de l'instantanéité.”
“C'est oublier que, si la métaphysique est possible, elle ne peut être qu'un effort pour remonter la pente naturelle du travail de la pensée, pour se placer tout de suite, par une dilatation de l'esprit, dans la chose qu'on étudie, enfin pour aller de la réalité aux concepts et non plus des concepts à la réalité. Est-il étonnant que les philosophes voient si souvent fuir devant eux l'objet qu'ils prétendent étreindre, comme des enfants qui voudraient, en fermant la main, capter de la fumée ? Ainsi se perpétuent bien des querelles entre les écoles, dont chacune reproche aux autres d'avoir laissé le réel”
L'intuition qu'il faut ainsi mobiliser est certes d'origine psychologique mais il ne s'agit pas d'un état unique passif, mais d'une «série indéfinie d'actes» par lesquels on remonte à rebours la pente analytique habituelle de la pensée pour aller se placer au cœur de l'objet.
L'analyse de la durée joue sur deux concepts uniques qui sont (1) la multiplicité des instants, dissociables à l'infini et (2) l'unité de leur recomposition (image du collier de perles), qui est en fait un lien mort, immobile par lui-même, et assimilable à l'éternité.

Réalité et mobilité. Prétendue relativité de la connaissance

Bergson résume ici tout ce qui précède de manière analytique et débouche sur l'idée très intéressante à mon avis que l'inspiration initiatrice de nombreuses grandes avancées scientifiques procèdent de cette intuition. Tel est le cas du calcul infinitésimal. Il prétend que la connaissance peut être absolue en procédant de cette manière. La déclinaison en concepts abstraits figeant la réalité ne vient que comme une étape ultérieure de la démarche scientifique. Les écoles philosophiques qui doutent de cet absolu de la connaissance restent attachées à cette seconde fonction de la science et oublient le rôle fondamental des intuitions fondatrices.
La métaphysique ancienne  («de Platon à Plotin») avait bien pris conscience de la mobilité perpétuelle des choses. Mais elle était persuadée, par une pente naturelle à l'esprit humain,  que cette mobilité était un état dégradé de l'éternité immobile, et, dans le même mouvement, que l'action était une contemplation dégradée et l'âme une chute de l'idée. C'est l'inverse qui est vrai.
“Là ne fut pas leur erreur. Elle consista à s'inspirer de cette croyance, si naturelle à l'esprit humain, qu'une variation ne peut qu'exprimer et développer des invariabilités. D'où résultait que l'Action était une Contemplation affaiblie, la durée une image trompeuse et mobile de l'éternité immobile, l'Âme une chute de l'Idée. Toute cette philosophie qui commence à Platon pour aboutir à Plotin est le développement d'un principe que nous formulerions ainsi : « Il y a plus dans l'immuable que dans le mouvant, et l'on passe du stable à l'instable par une simple diminution. » Or, c'est le contraire qui est la vérité.”

Métaphysique et science moderne

Bergson note que tant dans la science que la métaphysique moderne, les grands créateurs ont bien comme point de départ l'intuition (au sens formidable où il l'entend lui). Mais ils finissent par s'en tenir au caractère symbolique de la connaissance tel que le propose l'entendement. L'entendement s'oppose ainsi à l'intuition en occupant tout le terrain. Ce faisant Kant dénie à la métaphysique un statut fondamentalement différent de celui de la science et la vide de sa substance. En fait la critique kantienne se positionne par rapport à la métaphysique des anciens, notamment la platonicienne, qui aboutit, par le système des Idées, à reconstruire un système symbolique figé et comme définitif, simple produit de l'entendement,  l'âme  (et donc probablement l'intuition brésilienne) n'en étant qu'une forme dégradée. En ce sens, la Critique de la Raison Pure est une forme de reconnaissance du système mathématico-symbolique de Platon, comme un produit de l'entendement humain.
Bergson analyse le processus heuristique de la science moderne en montrant (mais il en reste malheureusement aux généralités, sans prendre aucun exemple) que les grandes découvertes modernes ne partent pas des idées elles-mêmes mais de l'intuition, d'une pente remontée, et que les principes eux-mêmes ne s'éclairent que postérieurement, jamais d'emblée. On ne comprend pas bien la différence entre l'intuition et l'induction des sciences expérimentales, dont il ne parle jamais.
Il termine sur l'intuition philosophique dans la métaphysique moderne d'une manière aussi vague et sans prendre d'exemple. On a l'impression qu'il ouvre ainsi un vrai programme d'études philosophiques qu''on aimerait bien trouver ailleurs. Idem pour la notion d'imagination scientifique. Il s'en approche pourtant en observant que l'impulsion qui met en mouvement l'intuition créatrice, simple dans son essence, fait suite à une longue phase d'études et d'observations, d'analyse des résultats scientifiques antérieurs. Il ajoute que la complexité et la spécialisation de la science moderne complique excessivement cette phase et rend plus difficile, problématique même, le surgissement de l'intuition créatrice. Il développe l'analogie avec la créativité de la critique littéraire, qui suppose après avoir tout lu, de prendre du recul et de se laisser envahir par l'inspiration (tiens un autre mot de la même famille). Bergson n'est-il pas en fait en train de soulever de faux problèmes lui qui traque sans merci cette tendance chez ses confrères !
“Une fois méconnues les attaches de la science et de la métaphysique avec l' « intuition intellectuelle », Kant n'a pas de peine à montrer que notre science est toute relative et notre métaphysique tout artificielle.(...) Il nous semble, aujourd'hui encore, que la critique kantienne s'applique à toute métaphysique et à toute science. En réalité, elle s'applique surtout à la philosophie des anciens, comme aussi à la forme – encore antique – que les modernes ont laissée le plus souvent à leur pensée. Elle vaut contre une métaphysique qui prétend nous donner un système unique et tout fait de choses, contre une science qui serait un système unique de relations, enfin contre une science et une métaphysique qui se présenteraient avec la simplicité architecturale de la théorie platonicienne des Idées, ou d'un temple grec.”
“Bref, toute la Critique de la raison pure aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les Idées sont des choses, devient légitime si les idées sont des rapports, et que l'idée toute faite, une fois ramenée ainsi du ciel sur la terre, est bien, comme l'avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature. Mais toute la Critique de la Raison pure repose aussi sur ce postulat que notre pensée est incapable d'autre chose que de platoniser, c'est-à-dire de couler toute expérience possible dans des moules préexistants.”
“Car on n'obtient pas de la réalité une intuition, c'est-à-dire une sympathie spirituelle avec ce qu'elle a de plus intérieur, si l'on n'a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles. (...) Les maîtres de la philosophie moderne ont été des hommes qui s'étaient assimilé tout le matériel de la science de leur temps.Et l'éclipse partielle de la métaphysique depuis un demi-siècle a surtout pour cause l'extraordinaire difficulté que le philosophe éprouve aujourd'hui à prendre contact avec une science devenue beaucoup plus éparpillée.”
FIN DU RÉSUMÉ
GILLES-CHRISTOPHE, 2014