H. BERGSON - L'ENERGIE SPIRITUELLE





HENRI BERGSON
L'ENERGIE SPIRITUELLE
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE
LA CONSCIENCE ET LA VIE (1911)
L'ÂME ET LE CORPS (1912)
«FANTÔMES DE VIVANTS» ET«RECHERCHE PSYCHIQUE» (1913)
LE RÊVE  (1901)
LE SOUVENIR DU PRÉSENT ET LA FAUSSE RECONNAISSANCE (1908)
L'EFFORT INTELLECTUEL (1902)

LA CONSCIENCE ET LA VIE (1911)

Dans cet essai à la mémoire de Huxley, naturaliste et philosophe, Bergson traite de la triple question de la conscience, de la vie et de leur rapport.

La déduction, la critique et l'esprit de système

L'essai débute par une critique assez virulente de la philosophie classique pour atteindre les idées de vie et de conscience. Il note que le criticisme philosophique discute d'abord de nos moyens pour raisonner de ces notions, puis les rapporte à des concepts plus difficiles à aborder encore comme l'existence, le temps etc., dont elle les déduit par pur esprit de système. Bergson, quant à lui,  plaide pour une approche empirique et pas à pas,où la pensée se dilate en avançant:
"Combien serait préférable une philosophie plus modeste qui irait tout droit à l'objet sans inquiéter des principes dont il paraît dépendre. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle à la lumière. Portés par une expérience de plus en plus vaste à des probabilités de plus en plus hautes, nous tendrions, comme à une limite, vers la certitude définitive."

Les lignes de faits

En procédant ainsi, le raisonnement ne résultera pas de la déduction mathématique à partir d'un principe initial mais de l'exposition d'un certain nombre de faits suggérés par l'expérience, formant autant de lignes de faits, convergeant vers une explication juste probable.
"Car la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre systématique d'un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches. Elle progressera, comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration."

Conscience, mémoire, anticipation

Qu'est-ce que la conscience ? Elle est à la fois mémoire et anticipation:
"La conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir."
En principe tout ce qui est vivant pourrait être conscient, car, conformément à ce que soutient la science moderne, il n'existe pas de solution de continuité entre l'organisation des êtres supérieurs et celle des autres êtres vivants.

La faculté de choisir

Les réactions sensorielles à des excitations passent par la moelle épinière puis transitent ou non par le cerveau. Le rôle du cerveau est de choisir la réponse la mieux adaptée à la sensation d'origine. Cette aptitude à choisir semble être exercée par les êtres vivants les plus rudimentaires (exemple des amibes avec leurs pseudopodes à la recherche de particules nutritives).
"Si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l'avenir, c'est précisément parce qu'elle est appelée à faire un choix: pour choisir, il faut penser à ce qu'on pourra faire et se remémorer les conséquences avantageuses ou nuisibles de ce qu'on a déjà fait; il faut prévoir et il faut se souvenir."
Même les végétaux semblent disposer d'une faculté élémentaire de choix, mais le plus souvent cette faculté n'est pas sollicitée. Inversement, chez l'homme aussi, il existe des  phases d'automatisme par où la conscience est endormie.

Conscience et imprévisibilité

Dans le rapport entre vie et matière, la conscience c'est une disposition particulière des êtres vivants qui  leur permet de s'insinuer dans les moindres interstices de liberté offerts par la matière. La matière étant régie par un déterminisme absolu et la vie étant synonyme de liberté et de création liée à la mémoire et à l'anticipation, le modus vivendi entre conscience et matérialité est une notion de la plus haute importance:
"C'est que la vie est précisément la vie s'insérant dans la nécessité et la tournant à son profit. Elle serait impossible si le déterminisme auquel la matière obéit ne pouvait se relâcher de sa rigueur. Mais supposez qu'à certains moments, en certains points, la matière offre une certaine élasticité, là s'installera la conscience. Elle s'y installera en se faisant toute petite; puis, une fois dans la place elle se dilatera, arrondira sa part et finira par obtenir tout, parce qu'elle dispose du temps et parce que la quantité d'indétermination la plus légère, en s'additionnant indéfiniment avec elle-même, donnera autant de liberté qu'on voudra."

Mécanisme de l'action libre

Un faisceau d'arguments corroborent l'hypothèse d'un statut spécifique des êtres vivants par rapport à la matière, rassemblés sous la bannière de Mécanisme de l'action libre. Les corps vivants ont cette aptitude originale d'accumuler graduellement de grandes quantités d'énergie sous forme de glucides ou de lipides, puis de les transformer instantanément en énergie de mouvement, à la suite d'un simple déclic, comme une décharge de pistolet. Le point de vue finaliste de Bergson est que cette faculté illustre la vocation de la vie à contourner les propriétés d'inertie de la matière pour mieux affirmer sa liberté.
"Or, comment procéderait une cause libre, incapable de briser la nécessité à laquelle la matière est soumise, capable pourtant de la fléchir, et qui voudrait, avec la très petite influence dont elle dispose sur la matière, obtenir d'elle, dans une direction de mieux en mieux choisie, des mouvements de plus en plus puissants ? Elle s'y prendrait précisément de cette manière. Elle tâcherait de n'avoir qu'à faire jouer un déclic, à utiliser instantanément une énergie que la matière aurait accumulée le temps qu'il aurait fallu."

Tensions de durée

Autre ligne de faits: si l'on considère non plus l'action du corps vivant mais la représentation qui précède l'acte, on constate qu'il est capable de condenser, au seuil du mouvement en préparation, une infinité d'évènements propres à la matière, comme s'il était capable de les intégrer à son profit dans une synthèse potentiellement explosive.

L'évolution de la vie

Ces lignes de fait convergent vers l'idée maîtresse de Bergson que l'histoire naturelle raconte comment la conscience à fait son chemin le long de la lignée vivante à partir des êtres les plus rudimentaires jusqu'à l'homme où elle atteint la plénitude de son statut. Histoire d'un long conflit entre nécessité et liberté, entre soumission à la matière et instrumentalisation de la matière.
Bergson fait un saut énorme entre l'argumentation précédente et cette franche profession de foi vitaliste, allant de pair avec un finalisme tout aussi affranchi. Il est clair que pour lui l'évolution ne peut simplement s'expliquer par la nécessité, pour les êtres vivants, de survivre, mais aussi par une sorte d'irrésistible «poussée intérieure», un affranchissement progressif de la matière qui s'accroît jusqu'à l'homme.

L'homme

Bergson continue alors son ascension en s'intéressant à l'homme comme accomplissement quasi-définitif de l'œuvre de cette force sous-jacente à la vie et qui cherche à se dépasser elle-même.
"L'évolution de la vie, depuis ses origines jusqu'à l'homme, évoque à nos yeux l'image d'un courant de conscience qui s'engagerait dans la matière comme pour s'y frayer un passage souterrain, ferait des tentatives à droite et à gauche, pousserait plus ou moins avant, viendrait la plupart du temps se briser contre le roc, et pourtant, dans une direction au moins, réussirait à percer et reparaîtrait à la lumière. Cette direction est la ligne d'évolution qui aboutit à l'homme."
Alors, dans un mouvement d'exaltation spiritualiste, Bergson assimile cette force irrésistible à la conscience, puis à l'esprit, ceci dans une aimable confusion linguistique qui selon moi altère singulièrement la portée de son propos général. Pourquoi pas aussi des majuscules à Conscience et à Esprit ! Je suis en particulier frappé par l'utilisation très contestable du terme de «conscience» tout au long de cet essai, ceci sans la moindre tentative de définition préalable. Un seul mot utilisé sans rigueur peut invalider la totalité d'un propos philosophique, le réduisant à une sorte de quiproquo dans lequel on piégerait un lecteur peu vigilant. A la décharge de Bergson, je considère ici que conscience est utilisé dans un sens purement métaphorique!

Destination de la vie

L'envolée quasi-lyrique de Bergson continue par la célébration de l'effort humain, vers la création personnelle mais aussi le progrès moral et social. Certes, dans la nature, l'élan vital se traduit par une efflorescence extraordinaire de formes, mais celles-ci tendent à se fixer et à se répéter, tandis que chez l'homme cet élan se poursuit sans obstacles vers les plus hautes formes d'accomplissement, au niveau tant individuel que collectif. Le signe le plus évocateur de cet accomplissement c'est la joie intérieure, laquelle n'a rien à voir avec la satisfaction ni avec le plaisir.
Et le plaidoyer en faveur de la supériorité et de l'excellence humaine continue par une célébration des grands hommes de bien, qui témoignent que la finalité de l'élan vital semble être sociale. Deux grandes lignées de l'évolution le montrent: celle aboutissant aux insectes hyménoptères, et celle aboutissant à l'homme. La première subordonne l'individu à la société et tourne en rond, la seconde progresse par le libre jeu de l'effort et des ambitions.

L'au delà

Ce sous-titre utilisé par Bergson pour la conclusion de son essai : c'est comme le point culminant de la démonstration, la profession de foi spiritualiste, la question de la destinée de l'âme après la mort. Cela ne mérite pas d'en dire plus, d'autant qu'on dirait une pièce rapportée, sans véritable lien dialectique avec le début de l'essai.
Je me permets, minuscule profane que je suis, d'exprimer mon profond étonnement, je pourrais dire mon incrédulité, sur la teneur éminemment contestable de cet essai qui reprend une conférence faite à l'université de Birmingham en 1911. Ça ne démarre pas trop mal, avec l'exposé des fameuses «lignes de fait», malgré l'utilisation toujours relâchée des termes (conscience, esprit, pensée), puis ça dérape carrément dans le dernier tiers avec une double profession de voie humanitaire et spiritualiste, où Bergson abandonne la règle apparente de rigueur qui prévalait au début. La célébration des grands hommes de bien travaillant au profit de la collectivité est profondément influencée par l'optimisme fin de siècle, aveugle aux côtés obscurs de la nature humaine et aux monstruosités des sociétés humaines, telles qu'elles vont se manifester tout au long du XXème siècle. Pourtant, Bergson avait dû lire Pascal, non ? Continuons quand même la lecture de Bergson pour ne pas rester sur cette réserve majeure.

L'ÂME ET LE CORPS (1912)

Bergson annonce d'emblée qu'il aurait pu dire «esprit» au lieu d'«âme» et «matière» au lieu de «corps». C'est dire que là encore il adopte délibérément une certaine souplesse sémantique, ce qui ne laisse pas de m'étonner de la part d'un philosophe de cette envergure. D'ailleurs, l'objectif de la conférence n'est pas d'approfondir chacune de ces deux entités métaphysiques, de définir leur essence respective, mais de les situer l'une par rapport à l'autre.

Que dit la conscience

Que nous dicte l’expérience immédiate, le sens commun ? Le corps est présenté comme confiné dans l'espace et le temps, se conduisant en automate et réagissant mécaniquement aux influences extérieures, tandis que l'âme se caractérise par son extension, sa durée, sa liberté, son imprévisibilité, sa faculté de se créer elle-même à l'envi.

Thèse matérialiste

Selon cette thèse, l'âme est indissociable du corps, tant au niveau des perceptions, que du comportement, de la mémoire, etc. Le dogme est que tout ce qui émane de l'être animal que nous sommes est inscrit dans la matière de notre corps. C'est le cas par exemple pour cette notion si subtile de la mémoire et des souvenirs, imprimés dans quelque circonvolution de notre cerveau. Pour les tenants de cette thèse, la conscience ne serait qu'une «phosphorescence» émanant de cette activité moléculaire intense dont le cerveau est le siège, illusion d'une activité indépendante qui s'en serait détachée, pure illusion.
"...car cette soi-disant âme consciente n'éclaire qu'une petite partie de la danse intra-cérébrale, elle n'est que l'ensemble des feux follets qui voltigent au-dessus de tels ou tels groupements privilégiés d'atomes, (....). Votre «âme consciente» est tout au plus un effet qui aperçoit des effets."

Que dit l'expérience

Pour Bergson, l'autonomie de l'âme (ou l'esprit, ou la conscience, ou le «moi» ....tout cela est équivalent pour lui !), est un fait d'expérience, une évidence dictée par le sens commun (confusion assumée, ici aussi, des notions que recouvrent ces deux expressions). La position matérialiste, malgré l'allure de rigueur qu'elle se donne, n'est selon lui pas plus scientifique que la position spiritualiste puisqu'il est impossible de la démontrer ou de l'infirmer dans sa généralité. Quant à la position spiritualiste, elle semble certes contredire a priori la loi universelle de conservation de l'énergie, mais il faut postuler l'existence d'un moyen de contourner cette loi, ou encore d'autres modes d'accumulation et d'utilisation de l'énergie dans les phénomènes vitaux.
"Qu'il me suffise de dire que si l'on considère le mécanisme du mouvement volontaire en particulier, le fonctionnement du système nerveux en général, la vie elle-même dans ce qu'elle a d'essentiel, on arrive à la conclusion que l'artifice constant de la conscience, depuis ses origines les plus humbles dans les formes vivantes les plus élémentaires, est de de convertir à ses fins le déterminisme physique ou plutôt de tourner la loi de conservation de l'énergie, en obtenant de la matière une fabrication toujours plus intense d'explosifs toujours mieux utilisables: il suffit alors d'une action extrêmement faible, comme celle d'un doigt qui presserait sans effort la détente d'un pistolet sans frottement, pour libérer au moment voulu, dans la direction choisie, une somme aussi grande que possible d'énergie accumulée."
Il faut noter que Bergson n’hésite pas ici à se placer franchement sur le terrain scientifique, remettant en cause l'autorité de la science officielle sur le point particulier des processus énergétiques du vivant. Rétrospectivement, sa position est fondée sur ce point précis de l'accumulation de l'énergie dans des structures ad hoc des cellules vivantes: ce sont les mitochondries. On peut même dire qu'il a anticipé (sans le faire exprès) l'existence des médiateurs synaptiques, substances qui s'accumulent à l'extrémité des neurones, jusqu'à dépasser un certain seuil critique où se déclenche l'influx nerveux (la «détente du pistolet»). Mais ces découvertes de la science contemporaine ne changent pas pour autant le statut de la conception spiritualiste. J'espère avoir l'occasion d'y revenir plus tard à la lumière, notamment, des résultats récents des neurosciences cognitives.

Insuffisance des doctrines

Selon Bergson, les philosophes  devraient au moins essayer de comprendre la relation entre le cerveau et la conscience, ceci par une méthode qui leur soit propre, à savoir en partant de l'observation intérieure, en remontant jusqu'aux effets produits par l'expansion de l'âme dans le milieu extérieur, et en prenant en compte les faits rapportés par la médecine (psychologie et psychopathologie). Malheureusement, au lieu de s'attacher aux faits et à l'expérience, les philosophes ont tendance au contraire à se réfugier dans le monde des idées pures, des abstractions et des systèmes, dont ils font tout dériver. Une conséquence de ce manque de pénétration réciproque entre science et philosophie, c'est que les savants privilégient par facilité une science purement réductionniste, imprégnée des conceptions matérialistes et mécanistes du XVIIème siècle, lesquelles limitent délibérément le mental au cérébral (thèse du parallélisme). Mais Bergson souligne qu'il s'agit ici d'une conception métaphysique qui s'ignore:
"Alors, que des savants qui philosophent aujourd'hui sur la relation du psychique au physique se rallient à l'hypothèse du parallélisme, cela se comprend: les métaphysiciens ne leur ont guère fourni autre chose. Qu'ils préfèrent même la doctrine paralléliste à toutes celles qu'on pourrait obtenir par la même méthode de construction a priori, je l'admets encore: ils trouvent dans cette philosophie un encouragement à aller de l'avant. Mais que tel ou tel d'entre eux vienne nous dire que c'est là de la science, que c'est l'expérience qui nous révèle un parallélisme rigoureux et complet entre la vie cérébrale et la vie mentale, ah non! Nous l'arrêterons, et nous lui répondrons: vous pouvez vous sans doute, vous savant, soutenir cette thèse, comme le métaphysicien la soutient, mais ce n'est plus alors le savant en vous qui parle, c'est le métaphysicien."

Hypothèse suggérée par les faits

Bergson dit reprendre ici les points essentiels développés antérieurement  dans son ouvrage Matière et Mémoire que je compte étudier plus tard. Son propos est ici assez elliptique et je ne suis pas bien certain d'être entré dans toute la subtilité de sa pensée. Toujours inspiré par le sens commun, il prétend que même si notre connaissance des mécanismes cérébraux était parfaite, nous ne mettrions à la disposition de notre entendement que la gestuelle d'une pièce de théâtre, sans en saisir les paroles. Or si les paroles d'une pièce (= les état d'âme) peuvent suggérer des gestes (= les états cérébraux) qui s'y accorderaient, l'inverse n'est pas vrai. Je ne trouve pas la métaphore excellente alors qu'on est à l'aube du cinéma muet.

Pensée et pantomime

Que ce soit pour la perception, la volonté ou la pensée elle-même, l'activité cérébrale ne fait selon Bergson que préparer les mouvements, donner le signal déclencheur. Ensuite, nous pouvons, par l'étude des processus cérébraux, avoir des représentations figées, des images instantanées du processus de la pensée mais nous restons impuissants à les rassembler et à les mettre en dynamique. La pensée reste irréductible à un processus de décomposition et de synthèse car les éléments constitutifs sont associés dans un mouvement indivisible. Viennent prendre place ici les métaphores de l'écrivain et du musicien:
"Tout l'art d'écrire est là. C'est quelque chose comme l'art du musicien; mais ne croyez pas que la musique dont il s'agit s'adresse uniquement à l'oreille, comme on se l'imagine d'ordinaire. Une oreille étrangère, si habituée qu'elle puisse être à la musique, ne fera pas de différence entre la prose française que nous trouvons musicale et celle qui ne l'est pas, entre ce qui est parfaitement écrit en français et ce qui ne l'est qu'approximativement : preuve évidente qu'il s'agit de toute autre chose que  d'une harmonie matérielle des sons. En réalité l'art de l'écrivain  consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots."
Comme dans les processus de création artistique, l'esprit en marche dépasse largement les représentations et les rythmes déterminés et impulsés par le cerveau, lequel est uniquement l'accompagnement moteur de la pensée et non la pensée elle-même. Le cerveau oriente la pensée vers l'action, et les actions constituent une projection diminuée et simplifiée de la pensée dans l'espace, une pantomime donc.
Pensée complexe, peut-être être même confuse, où on ne saisit pas bien si le cerveau, selon Bergson, ne remplit que partiellement les fonctions de l'esprit ou bien s'il les bride. Ces deux points de vue me semblent antinomiques, car dans la seconde hypothèse le cerveau doit être capable de connaître tous les processus possibles de l'esprit pour mieux les contrôler et les orienter vers l'action. Dans ce cas, il est loin d'être l'orchestrateur d'une pure pantomime. Il serait l'esprit, tout l'esprit, non ?

La mémoire des mots

Pour mieux invalider la thèse matérialiste du parallélisme entre cerveau et et esprit, Bergson prend en considération les faits qui seraient a priori les plus favorables à cette thèse, à savoir les faits de mémoire, et notamment celle des mots. Les maladies de la mémoire des mots sont toutes plus ou moins localisables à certaines régions du cerveau. On les explique par le fait que les souvenirs sont enregistrés ces régions endommagées comme des images sur une plaque photographique. Pour Bergson cette représentation est peu plausible car les images possibles d'un objet sont tellement innombrables qu'il n'est pas concevable que la matière cerveau soit le dépôt d'une telle quantité d'information. Cet argument peut sembler fragile à l'ère de l'enregistrement numérique !
Comme argument-clé emprunté à la pathologie, Bergson aborde la question des aphasies accompagnées de lésions intracérébrales:  dans le  syndrome d'aphasie progressive, et ceci quelles que soient les lésions sous-jacentes, les noms propres disparaissent en premier lieu, puis les noms communs, puis les adjectifs, et, au stade ultime seulement, les verbes. Le cerveau préserve donc en dernier recours ce qui est en relation avec l'action. Laissons parler Bergson:
"....l'ordre de disparition des souvenirs reste le même. Serait-ce possible si c'était aux souvenirs eux-mêmes que la maladie s'attaquait ? Le fait doit s'expliquer autrement. Voici l'interprétation très simple que je vous propose. D'abord, si les noms propres disparaissent avant les noms communs, ceux-ci avant les adjectifs, les adjectifs avant les verbes, c'est qu'il est plus difficile de se rappeler un nom propre qu'un nom commun, un nom commun qu'un adjectif, un adjectif qu'un verbe: la fonction de rappel, à laquelle le cerveau prête évidemment son concours, devra se limiter à des cas de plus en plus faciles à mesure que la lésion du cerveau s'aggravera. Mais d'où vient la plus ou moins grande difficulté du rappel ? Et pourquoi les verbes sont-ils de tous les mots, ceux que nous avons le moins de peine à évoquer ? C'est tout simplement que les verbes expriment des actions, et qu'une action peut être mimée. (......) donc, à mesure que nous nous allons du verbe au nom propre, nous nous éloignons de l'action tout de suite imitable, jouable par le corps.(.....)  Ici comme ailleurs, les faits nous invitent à voir dans l'activité cérébrale un extrait mimé de l'activité mentale, et non pas un équivalent de cette activité."
L'étude de ces maladies montre donc selon lui que le cerveau à une double fonction dans la mémoire des mots: (1) rappeler opportunément le souvenir, et non pas le conserver dans son exhaustivité et (2) orienter le souvenir vers ce qui est utile à l'action.

Où se conservent les souvenirs ?

Si le cerveau n'est pas le support sur lequel sont inscrits les souvenirs, mais uniquement une fonction de rappel, où gisent-ils ? C'est précisément selon Bergson dans l'esprit, lequel, comme indiqué dans l'essai précédent est à la fois mémoire et anticipation. Tout notre passé est dans notre subconscient, dans une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience. Le cerveau, organe «d'attention à la vie»,  extrait de la conscience tout ce qui utilisable à l'action.
On aboutit donc selon moi à une définition-limite de l'esprit qui est fait de ce que le cerveau ne peut pas faire dans le contexte scientifique de la fin du XIXème siècle. Une façon de placer la frontière entre science et métaphysique à cette époque précise, de préserver aussi la pureté originelle du concept métaphysique d'esprit. L'élucidation sur le rôle et les fonctions de l'esprit s'arrête ici, Bergson restant, d'une certaine manière, coi sur cette question.

L'âme survit-elle au corps ?

Mais il échappe (malheureusement selon moi) à cette stase de l'entendement en abordant, comme dans l'essai précèdent, la question de la survivance de l'âme par rapport au corps. Alors que l'impasse précédente venait pourtant de lui signaler que la frontière de la science était dépassée, il aborde cette question avec un souci de démonstration expérimentale, en s'affranchissant des dogmes de la métaphysique traditionnelle, et de la révélation religieuse. Comme plus haut avec la loi de conservation de l'énergie chez les êtres vivants, Bergson, en appelle à l'union de la science et de la philosophie pour aborder ce problème de front mais, pas si fou, somme les tenants du matérialisme d'apporter les preuves du contraire !
Alors que l'essai, conformément à son objectif initial, est passionnant dans sa tentative de proposer des interprétations sur le fonctionnement distinct du cerveau et de cette entité passablement imprécise qu'est l'esprit, Bergson, en voulant affronter directement les scientifiques sur leur propre terrain, franchit à ses risques et périls la frontière entre science et métaphysique. En quittant ainsi le champ de la pure philosophie, il s'expose à de nombreuses critiques, à la fois (1) sur la pertinence de sa vision des phénomènes vitaux et (2) sur la définition même des concepts qu'il propose de soumettre à l'investigation scientifique. En ce qui concerne ses théories sur le vivant, il ne fait au fond que donner du grain à moudre aux investigateurs potentiels de son époque. Même si c'est désormais dépassé, c'est la loi du progrès scientifique. Beaucoup plus critiquable, voire même inexplicable dans un esprit de cet envergure, me semble cette confusion entre science et métaphysique pour un concept  aussi vague que celui d'âme. Je préfère personnellement les écrits où les auteurs butent dramatiquement aux portes de la signification sans aucun espoir de les ouvrir. D'ailleurs ça les rend plus créatifs et plus convaincants !

«FANTÔMES DE VIVANTS» ET«RECHERCHE PSYCHIQUE» (1913)

Prévention contre la «recherche psychique»

Dans cette conférence faite à la Society for Clinical Research de Londres, Bergson entreprend de défendre la recherche psychique contre ceux des scientifiques de l'époque qui refusent de la prendre au sérieux. Il soutient que ces scientifiques, sous le couvert d'une application universelle des principes de la science expérimentale, sont, sans s'en rendre compte, sous l'influence d'une certaine métaphysique qui ne dit pas son nom.

La télépathie devant la science

Choisir de traiter ce problème si controversé, c'est poser comme fait incontestable d'observation que la télépathie existe. Bergson postule que c'est un phénomène naturel, lié à des causes identifiables et susceptible de répétitions, et qu'il est donc possible de le traiter scientifiquement. Il compare ce phénomène à l'électricité qui dans un premier temps fut mis au rang des illusions par la communauté scientifique. Je note qu'à ce stade de présentation, Bergson ne juge pas nécessaire de définir la télépathie ni surtout le domaine particulier auquel son propos va s'appliquer. Cette imprécision des termes de base semble décidément habituelle chez Bergson.
"Un point est en tout cas incontestable, c'est que, si la télépathie est réelle, elle est naturelle, et que le jour où nous en connaîtrions les conditions, il ne nous serait pas plus nécessaire, pour avoir un effet télépathique, d'attendre un «fantôme de vivant», que nous n'avons besoin aujourd'hui, pour voir l'étincelle électrique, d'attendre comme autrefois le bon vouloir du ciel et le spectacle d'une scène d'orage."
Comme approche scientifique de la télépathie, Bergson suggère une combinaison de méthodes incluant essentiellement des enquêtes sur les faits relatés, permettant de faire des recoupements, d'établir des concordances et, finalement, de conclure sur le niveau de plausibilité de la télépathie et de ses manifestations particulières. Il ne s'agit certes pas de se donner d'emblée l'objectif de reproduction expérimentale ou de démonstration mathématique des phénomènes qu'exigerait la science patentée, mais au moins d'approcher la vérité avec un certain degré de vraisemblance. En défendant cette méthode, Bergson plaide en fait pour les méthodes d'investigation dites observationnelles qui vont prendre par la suite un essor décisif dans les sciences humaines, notamment en sociologie à la suite de son contemporain Durkheim, et en épidémiologie. On ne peut que reconnaître, ici encore, le caractère précurseur de la pensée de Bergson.
" Mais voilà ce qui déconcerte un assez grand nombre d'esprits. Sans bien se rendre compte des raisons de leur répugnance, ils trouvent étrange qu'on ait à traiter historiquement ou judiciairement des faits qui, s'ils sont réels, obéissent sûrement à des lois, et qui devraient alors, semble-t-il, se prêter aux méthodes d'observation et d'expérimentation visitées dans les sciences de la nature. Dressez le fait à se produire dans un laboratoire,  On l'accueillera volontiers; jusque-là on le tiendra pour suspect. De ce que la «recherche psychique» ne peut pas procéder  comme la physique ou la chimie, on conclut qu'elle n'est pas scientifique; et comme le «phénomène psychique» n'a pas encore pris la forme simple et abstraite qui ouvre à un fait l'accès au laboratoire, volontiers on le déclarera irréel. Tel est, je crois, le raisonnement «subconscient de certains savants."

Télépathie et coïncidence

Toujours sur la critique des méthodes d'investigation des phénomènes télépathiques, Bergson reprend l'objection des scientifiques que tout phénomène d'observation portant sur un certain nombre de témoignages doit pouvoir s'interpréter de manière statistique. Pour Bergson, cette exigence, qui est fondée quand elle s'applique à une réponse simple de type «oui ou non», ne peut s'étendre à des témoignages détaillés dans lequel le sujet est capable de décrire son hallucination avec un luxe de précisions. Dans ce cas, il semble impossible de transposer les observations dans l'abstrait mathématique ou probabiliste. C'est à l'évidence la coïncidence entre les détails fournis par le sujet et ceux de la réalité distante qui forge ici la conviction, comme dans une enquête policière. Il n'y a donc pas une seule manière, abstraite et mathématique, d'accéder à la vérité:
"De sorte que qu'en définitive, notre science tend toujours au mathématique, comme à un idéal : elle vise essentiellement à mesurer; et là où le calcul n'est pas encore applicable, lorsqu'elle doit  se borner à décrire l'objet ou à l'analyser, elle s'arrange pour n'envisager que le côté capable de devenir plus tard accessible à la mesure."

Conscience et matérialité, conscience et action efficace

A ce stade de sa conférence, Bergson continue sa critique de la science établie, non plus au plan méthodologique comme précédemment, mais dans ses conceptions matérialistes, qu'il considère, encore une fois, comme une forme de métaphysique qui s'ignore. Il abandonne alors délibérément la télépathie, qui n'était qu'un prétexte pour traiter des questions de méthode en «recherche psychique», pour réfuter la thèse prédominante de la réduction du mental au cérébral. Il s'agit pour une large part de la reprise de l'argumentation de l'essai précédent de cet ouvrage: l'Âme et le Corps, à laquelle s'ajoutent quelques idées originales que j'essaierai de dégager.
Cette argumentation peut se résumer en la proposition que, loin de contenir l'ensemble des fonctions assignables à l'esprit, le cerveau ne retient que les habitudes motrices (organe de «pantomime») et ce qui sera utile à l'action (organe d' «attention à la vie»).  En particulier, rien ne se perd de la mémoire mais le cerveau veille à ne présenter à la conscience que ceux des souvenirs qui peuvent favoriser notre insertion dans le présent, tout en masquant les autres. De même pour les sensations: le cerveau les filtre soigneusement pour limiter autant que possible toute interférence avec ce qui serait nuisible à l'action en cours ou projetée. Lorsque le cerveau relâche la tension de son contrôle (de son «attention à la vie»), alors des phénomènes mentaux se déclenchent, physiologiques comme le rêve, ou plus ou moins pathologiques comme certaines aphasies. Bergson illustre son propos avec cette description de la remémoration instantanée de la vie entière, telle qu'elle est éprouvée par des personnes échappant miraculeusement à la mort:
" Il se produit aussi bien chez un alpiniste qui glisse au fond d'un précipice, chez un soldat sur qui l'ennemi va tirer et qui se sent perdu. C'est que notre passé tout entier est là, continuellement, et que nous n'aurions qu'à nous retourner pour l'apercevoir; seulement, nous ne pouvons ni ne devons nous retourner. Nous ne le devons pas, parce que notre destination est de vivre, d'agir, et que la vie et l'action regardent en avant. Nous ne le pouvons pas, parce que le mécanisme cérébral à précisément pour fonction ici de nous masquer le passé, de n'en laisser transparaître, à chaque instant, que ce qui peut éclairer la situation présente et favoriser notre action : c'est même en obscurcissant tous nos souvenirs sauf un - sauf celui qui.nous intéresse et que notre corps esquisse par sa mimique - qu'il rappelle ce souvenir utile. Maintenant, que l'attention à la vie vienne à faiblir un instant, - je ne parle pas ici de l'attention volontaire, qui est momentanée et individuelle, mais d'une attention constante, commune à la nature et qu'on pourrait appeler «l'attention de l'espèce», - alors l'esprit, dont le regard était maintenu de force en avant, se détend et par là même se retourne en arrière; il y retrouve toute son histoire. La vision panoramique du passé est donc due à un brusque désintéressement de la vie, né de la conviction soudaine qu'on va mourir à l'instant. Et c'était à fixer l'attention sur la vie, à rétrécir utilement le champ de la conscience, que le cerveau était occupé jusque-là comme organe de mémoire."
Le fait que la vie mentale soit beaucoup plus vaste que la vie cérébrale, notamment en matière de perception, pourrait expliquer, selon Bergson, que nous soyons, - lorsque, à la faveur de certaines circonstances, l'attention à la vie se détend, capables de mieux capter à distance les interférences venant des autres. Ce qui expliquerait la télépathie. Plus audacieux encore, cette autonomie postulée de l'âme par rapport au corps, lève le tabou de la  survivance de l'esprit après la mort, thème également évoqué dans l'essai précédent.

Avenir de la recherche psychique

Dans la dernière partie de sa conférence, Bergson s'interroge sur les raisons du délaissement de la recherche dans ce domaine et y perçoit avant tout des causes historiques et culturelles. Il se plaît à imaginer, par une sorte d'anticipation rétrospective,  que la science aurait pu évoluer de manière radicalement différente depuis son émergence chez les philosophes de l'antiquité. L'évolution des sciences vers une abstraction et une mathématisation du réel et une mécanisation des phénomènes, lui semble dans un premier temps presque accidentelle. On aurait en effet pu partir d'une vision intégrant  la conviction d'une force invisible, spirituelle, agissant au cœur de l'homme,  de la vie, voire même du monde physique (notons ici les analogies avec la philosophie de la nature telle que la formulaient les romantiques allemands). Cette conception générale de la science aurait probablement débouché sur des applications totalement différentes, notamment dans les domaines de la psychologie, de la biologie et de la médecine.
" Je me suis demandé quelquefois ce qui se serait passé si la science moderne, au lieu de faire converger tous ses efforts sur l'étude de la matière, avait débuté par la considération de l'esprit, si Kepler, Galilée, Newton, par exemple avaient été des psychologues. Nous aurions certainement eu une psychologie dont nous ne pouvons nous faire aucune idée aujourd'hui, pas plus qu'on n'eût pu, imaginer, avant Galilée, imaginer ce que serait notre physique: cette psychologie eût probablement été à notre psychologie actuelle  ce que notre physique est à celle d'Aristote. Étrangère à toute idée mécanistique, la.science eût retenu, au lieu de les écarter a priori, des phénomènes comme ceux que vous étudiez: peut-être la «recherche psychique» eût-elle figuré parmi ses principales préoccupations. Une fois découvertes les lois les plus générales de l'activité spirituelle (comme le furent, en fait, les principes fondamentaux de la mécanique), on aurait passé de l'esprit pur à la vie: la biologie se serait constituée, mais une.biologie vitaliste, toute différente de la nôtre, qui serait allé chercher, derrière les formes sensibles des êtres vivants, la force intérieure, invisible, dont elles sont les manifestations. "
Se sentant sans doute un peu trop enivré par sa profession de foi vitaliste et spiritualiste, Bergson se ravise quelque peu dans la conclusion de sa conférence en reconnaissant que cette trajectoire scientifique hypothétique aurait abouti à une impasse face à la connaissance de la matière et de ses lois. Il plaide donc fort raisonnablement pour la mise en œuvre à l'avenir d'une voie moyenne qui puisse prendre en compte les spécificités de la recherche en psychologie.
On pourrait s'étonner que dans cet essai, qui traite essentiellement des conceptions et des méthodes scientifiques, Bergson ne mette pas en place de manière explicite la dichotomie entre la recherche réductionniste, qui vise à décomposer le réel en autant de phénomènes simples susceptibles d'être traités de manière autonome selon la méthode expérimentale, et la recherche holistique qui s'efforce d'établir d'emblée les relations complexes entre des phénomènes proprement indissociables, comme c'est souvent le cas dans les faits étudiés par les sciences humaines. Cette dichotomie est toutefois sous-jacente à son propos et si elle n'est pas formulée directement, c'est probablement qu'au moment de la rédaction, l'élaboration des concepts épistémologiques correspondants étaient encore dans l'enfance (à vérifier). 
LE RÊVE  (1901)

RÔLE DES SENSATIONS VISUELLES
Rôle des sensations visuelles dans le rêve: internes (paupières) et externes (lumières et ombres de la pièce où on se trouve). Exemples: la bougie évoque le feu, la lune une apparition virginale. Notion de «phosphènes» (selon le Larousse= sensations devant l'œil d'éclairs lumineux, bleutés ou blancs, mieux visibles la nuit et qui se répètent souvent au même endroit).

RÔLE DE L'OUÏE

Idem pour l'ouïe, qui se traduit en illusions de conversations, cris, concerts , etc. Mais son influence est moindre que celle des perceptions visuelles.

RÔLE DU TOUCHER

Importance équivalente à l'ouïe. Exemple sensation chemise (légèrement vêtu dans la rue), ou pied dans le vide (vol). Également, différences de pression des organes, notamment en cas d'affections particulières (notion de «toucher intérieur»).
"Résumons ce qui précède. Dans le sommeil naturel, nos sens ne sont nulle-ment fermés aux impressions extérieures. Sans doute ils n'ont plus la même précision; mais en revanche ils retrouvent beaucoup d'impressions «subjectives» qui passaient inaperçues pendant la veille, quand nous nous mouvions dans un monde extérieur commun à tous les hommes, et qui reparaissent dans le sommeil, parce que nous ne vivons plus alors que pour nous. On ne peut même pas dire que notre perception se rétrécisse quand nous dormons ; elle élargit plutôt, dans certaines directions au moins, son champ d'opération. Il est vrai qu'elle perd en tension ce qu'elle gagne en extension. Elle n'apporte guère que du diffus et du confus. Ce n'en est pas moins avec de la sensation réelle que nous fabriquons du rêve."

LE RÊVE EST-IL CRÉATEUR ?

Bergson doute que le rêve soit créateur, et les rares exemples qui en ont été donnés (sonate du diable de Tartini, les contes de Stevenson), laissent penser que c'est l'esprit qui continue à travailler à côté du sommeil proprement dit (dédoublement).

RÔLE DE LA MÉMOIRE

Le rêve compose avec les souvenirs, surgissant de manière désordonnée de la mémoire, et s'appelant les uns les autres. A l'état de veille, la mémoire est mobilisée en fonction de son utilité pour l'action présente et à venir. Tout le reste des souvenirs est tenu en respect, présent à l'état de «fantômes invisibles». Pendant le sommeil, parmi la multitude de ces souvenirs, certains peuvent remonter à la surface: ce sont ceux qui sont le plus sollicités par les sensations du dormeur (voir début de l'essai). Ils forment le rêve.
"Mais derrière les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation présente et se révéler au moyen d'elle, il y en a d'autres, des milliers et des milliers d'autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois que notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres détails, et que nous n'oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment. Mais les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière ; ils n'essaient pourtant pas d'y remonter ; ils savent que c'est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j'ai autre chose à faire que de m'occuper d'eux. Mais supposez qu'à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l'action pressante, enfin de ce qui concentrait sur un seul point toutes les activités de la mémoire. Supposez, en d'autres termes, que je m'endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d'écarter l'obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s'agitent, ils exécutent, dans la nuit de l'inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent à la porte qui vient de s'entr'ouvrir. Ils voudraient bien passer tous. Ils ne le peuvent pas, ils sont trop. De cette multitude d'appelés, quels seront les élus ? Vous le devinez sans peine. Tout à l'heure, quand je veillais, les souvenirs admis étaient ceux qui pouvaient invoquer des rapports de parenté avec la situation présente, avec mes perceptions actuelles. Maintenant, ce sont des formes plus vagues qui se dessinent à mes yeux, ce sont des sons plus indécis qui impressionnent mon oreille, c'est un toucher plus indistinct qui est éparpillé à la surface de mon corps ; mais ce sont aussi des sensations plus nombreuses qui me viennent de l'intérieur de mes organes. Eh bien, parmi les souvenirs-fantômes qui aspirent à se lester de couleur, de sonorité, de matérialité enfin, ceux-là seuls y réussiront qui pourront s'assimiler la poussière colorée que j'aperçois, les bruits du dehors et du dedans que j'entends, etc., et qui, de plus, s'harmoniseront avec l'état affectif général que mes impressions organiques composent. Quand cette jonction s'opérera entre le souvenir et la sensation, j'aurai un rêve."

CORPS ET ÂME DU RÊVE

Bergson compare les souvenirs aux âmes à la recherche d'un corps dans les Ennéades de Plotin. Les souvenirs remplissent ainsi notre vie à chaque instant, comblant les interstices creusés par les sensations, par les lacunes de notre intelligence du monde. Analogie également avec le processus de la lecture, où seuls des mots-clés, des mots charnière, suffisent à la compréhension du texte, les vides étant instantanément comblés par les souvenirs (caractères, mots, sens). Selon Bergson, «la lecture courante est un travail de divination abstraite».

MÉCANISME DE LA PERCEPTION NORMALE/ MÉCANISME DU RÊVE

Identité entre veille et sommeil. Les perceptions fournissent les ébauches de représentations, lesquelles sont immédiatement complétées par les souvenirs. Dans les deux cas, Bergson les décrit comme des «Hallucinations insérées dans le réel». Dans le rêve, il n'y a ni occlusion des sens, ni abolition du raisonnement. Les mêmes facultés sont mobilisées dans les deux cas, relâchées dans le cas du rêve et tendues dans l'état de veille. La différence réside donc dans l'"ajustement" effectué par le cerveau entre la nature des perceptions et les représentations qu'il en donne.
"Il est temps de conclure. Où est la différence essentielle entre le rêve et la veille ? Nous nous résumerons en disant que les mêmes facultés s'exercent, soit qu'on veille soit qu'on rêve, mais qu'elles sont tendues dans un cas et relâchées dans l'autre. Le rêve est la vie mentale tout entière, moins l'effort de concentration. Nous percevons encore, nous nous souvenons encore, nous raisonnons encore : perceptions, souvenirs et raisonnements peuvent abonder chez le rêveur, car abondance, dans le domaine de l'esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l'effort, c'est la précision de l'ajustement. Pour qu'un aboiement de chien décroche dans notre mémoire, en passant, le souvenir d'un grondement d'assemblée, nous n'avons rien à faire. Mais pour qu'il y aille rejoindre, de préférence à tous les autres souvenirs, le souvenir d'un aboiement de chien, et pour qu'il puisse dès lors être interprété, c'est-à-dire effectivement perçu comme un aboiement, il faut un effort positif. Le rêveur n'a plus la force de le donner. Par là, et par là seulement, il se distingue de l'homme qui veille."

RAPIDITÉ DE CERTAINS RÊVES / RETOUR DES SOUVENIRS FUGITIFS

Description d'une part de l'instabilité et de la rapidité du processus onirique lié à ce relâchement et d'autre part de la préférence donnée dans le sommeil aux souvenirs insignifiants. Cela s'expliquerait par le relâchement propre à cet état, différent du «réglage» et de l'«ajustement» de règle pendant la veille. Bergson précise qu'il parle surtout du sommeil léger, ne pouvant se prononcer sur le sommeil profond.
Cet essai sur le rêve contient une idée majeure, probablement inspirée par les conceptions et les observations des psychologues de l'époque (1901). Cette idée c'est que les mécanismes mentaux qui sont mobilisés pendant l'état de veille ou pendant le sommeil sont les mêmes: des perceptions externes ou internes, au premier rang desquels la vision,  perceptions schématiques dont les lacunes sont immédiatement peuplées par les souvenirs. Cette collaboration entre perception et mémoire édifie les représentations mentales, qui sont les rêves pour le sommeil. La différence entre veille et sommeil, c'est que dans la veille le cerveau entretient une tension destinée à orienter les représentations vers l'action au présent, tandis que dans l'état de sommeil cette tension est relâchée, permettant ainsi le surgissement de souvenirs sans rapport avec la réalité présente et sans permanence mentale.On aimerait savoir évidemment si ces conceptions sont toujours compatibles avec les connaissances actuelles. Certains de mes lecteurs sont-ils capables de répondre à cette question ?

 LE SOUVENIR DU PRÉSENT ET LA FAUSSE RECONNAISSANCE (1908)

Laissons Bergson définir lui-même ce qu'il entend par la fausse reconnaissance:
"L'illusion sur laquelle nous allons présenter quelques vues théoriques est bien connue. Brusquement, tandis qu'on assiste à un spectacle ou qu'on prend part à un entretien, la conviction surgit qu'on a déjà vu ce qu'on voit, déjà entendu ce qu'on entend, déjà prononcé les phrases qu'on prononce - qu'on était là, à la même place, dans les mêmes dispositions, sentant, percevant, pensant et voulant les mêmes choses - enfin qu'on revit jusque dans le moindre détail quelques instants de sa vie passée."

TRAITS  ET CARACTÉRISTIQUES

Il s'agit donc de cette impression, que tout le monde a ressenti un jour ou l'autre, de vivre à l'identique quelque chose qui nous est déjà arrivé et d'être capable de prévoir dans le moindre détail tout ce qui va survenir à l'instant-même. Ce n'est pas un souvenir sensu stricto car on est incapable de le situer dans le passé. Ce qui advient est inévitable et on est en quelque sorte spectateur de soi-même au moment où cela se produit.

THÉORIES EXPLICATIVES

Pour expliquer cette anomalie psychique, Il faut rejeter d'emblée toutes les formes d'illusion qui pourraient relever d'une vague reconnaissance basée sur des souvenirs évanescents. En effet la fausse reconnaissance concerne les moindres détails et n'est pas du tout imprécise.
Un premier groupe de théories attribuent la fausse reconnaissance à une forme de diplopie de la perception par laquelle deux images seraient générées ensemble, deux représentations de la réalité, qui ne seraient pas parfaitement synchrones, créant ainsi une sorte d'écho de la conscience, de répétition intérieure. Une telle explication aurait pour elle le mérite de la plausibilité mais elle ne semble pas prendre bien en compte deux caractéristiques essentielles de la fausse reconnaissance: (1) le fait qu'une des images est illusoirement rejetée dans le passé, un passé certes nébuleux, mais bien ressenti comme une réminiscence, et (2) que l'illusion est continue et indépendante de l'intensité de l'attention qu'y porte la conscience, contrairement à la réminiscence classique sujette à des hauts et des bas.
Pour Bergson, il faut prendre en considération les explications qui cherchent l'origine de cette anomalie dans la sphère de l'action et non plus seulement dans celles du sentiment ou de la représentation. Il propose donc d'introduire une conception qui avait déjà été évoquée dans son ouvrage «Matière et Mémoire» et qui a été reprise plus récemment par le psychologue Pierre Janet: celle de la psychasthénie. La psychasthénie est un trouble de la synthèse perceptive qui créée une perception rejetée dans le passé, donc considérée par la conscience comme un souvenir. Associée à la double perception, la psychasthénie pourrait donc bien rendre compte de l'ensemble des caractéristiques de la double reconnaissance.

PRINCIPE D'EXPLICATION PROPOSÉ

En préambule de cette partie, Bergson propose de distinguer les états psychologiques qui résultent d'une véritable carence (comme les amnésies, les aphasies, etc.), de ceux qui semblent au contraire se surajouter aux capacités communes, les enrichir en quelque sorte. La fausse reconnaissance, de même que certains états hallucinatoires peuvent être envisagés selon cet angle de vue. Et selon lui ces états surnuméraires pourraient être conditionnés par un principe désigné par lui comme «l'attention à la vie».
Cette perspective originale permet de proposer une orientation nouvelle de la recherche psychologique: au lieu de se demander pourquoi telle ou telle manifestation anormale se produit dans les cas d'exception, on pourrait plutôt s'interroger pourquoi elle ne se produit pas communément. D'ailleurs, ce principe de recherche pourrait pour lui  s'appliquer également au rêves (considérés comme un "plus") par rapport à la veille (considéré comme l'état de base de la conscience).
"....Déjà nous avons regardé de ce biais les phénomènes du rêve. On voit généralement dans les rêves autant de fantômes qui se surajoutent aux perceptions et conceptions solides de la veille, feux follets qui voltigeraient au-dessus d'elle. Ce seraient des faits d'un ordre particulier, dont la psychologie devrait enfermer l'étude dans un chapitre à part, après quoi elle serait quitte envers eux. Et il est naturel que nous pensions ainsi, parce que l'état de veille est celui qui nous importe pratiquement, taudis que le rêve est ce qu'il y a au monde de plus étranger à l'action, de plus inutile. Comme, du point de vue pratique, c'est un accessoire, nous sommes portés à l'envisager, du point de vue théorique, comme un accident. Écartons cette idée préconçue, l'état de rêve nous apparaîtra au contraire comme le substratum de notre état normal. Il ne se surajoute pas à la veille : c'est la veille qui s'obtient par la limitation, la concentration et la tension d'une vie psychologique diffuse, qui est la vie du rêve. En un sens, la perception et la mémoire qui s'exercent dans le rêve sont plus  naturelles que celles de la veille : la conscience s'y amuse à percevoir pour percevoir, à se souvenir pour se souvenir, sans aucun souci de la  vie, je veux dire de l'action à accomplir. Mais veiller consiste à éliminer, à choisir, à ramasser sans cesse la totalité de la vie diffuse du rêve sur le point où un problème pratique se pose. Veiller signifie vouloir. ..."

COMMENT SE FORME LE SOUVENIR

Cette position heuristique peut s'appliquer à l'étude de la fausse mémoire, en retournant la question initiale: pourquoi, au fond, le phénomène de fausse reconnaissance ne se produit-il pas chez tout homme sain et à tout moment ? Poser cette question c'est s'interroger en premier lieu sur la manière dont se composent les souvenirs. Le sens commun nous invite à penser que l'installation du souvenir en nous est strictement contemporain de la perception elle-même. Le contraire, c'est à dire une émergence différée de la mémoire, n'est pas concevable car alors cela supposerait une sorte de division, de morcellement de la vie psychologique en périodes plus ou moins tranchées, plus ou moins indépendantes.
Donc, de ces deux sources qui jaillissent du présent en même temps, l'une, la mémoire, est tenue à distance, en réserve en quelque sorte, tandis que l'autre s'élance vers l'action. Mais attention: le souvenir n'est pas une réplique à l'identique de l'autre, une copie qui irait s'affaiblissant avec le temps: c'en est plutôt, selon Bergson,une «suggestion». La tendance de l'esprit est de croire à une nature identique de la perception et du souvenir, or ils sont de nature différente. Comme métaphore on pourrait dire que le souvenir est le reflet de l'objet dans le miroir. Il déroule une vie virtuelle à côté de la vie réelle et le dédoublement est à la fois continu et permanent.
"....Alléguera-t-on que la perception d'un objet extérieur commence quand il apparaît, finit quand il disparaît, et qu'on peut bien désigner, dans ce cas au moins, un moment précis où le souvenir remplace la perception ? Ce serait oublier que la perception se compose ordinairement de parties successives, et que ces parties n'ont ni plus ni moins d'individualité que le tout. De chacune on est en droit de dire que son objet disparaît au fur et à mesure ; comment le souvenir ne naîtrait-il que lorsque tout est fini ? et comment la mémoire saurait-elle, à un moment quelconque de l'opération, que tout n'est pas fini, qu'il reste encore quelque chose ? Plus on y réfléchira, moins on comprendra que le souvenir puisse naître jamais s'il ne se crée pas au fur et à mesure de la perception même. ...."

LE SOUVENIR DU PRÉSENT/ LE DÉDOUBLEMENT DU PRÉSENT

Pour comprendre la fausse reconnaissance, il suffirait de se mettre dans la peau de quelqu'un qui voit en même temps le présent et son reflet. On retrouverait ainsi toutes les caractéristiques décrites plus haut: impression de déjà vu, complétude des détails, prévisibilité totale, souvenir sans appui dans le passé.

POURQUOI LE DÉDOUBLEMENT EST INCONSCIENT

D'abord, quelle est l'utilité de ce souvenir, de ce reflet dans le miroir ? On pourrait s'en passer au fond. Mais il est évident à qui y réfléchit un peu que la mémoire est avant tout utile à l'action. Son rôle prioritaire, son rôle physiologique, c'est de préparer l'acte à venir et non pas bien entendu de prédisposer à l'écriture des mémoires ni d'évoquer la nostalgie du passé (c'est moi qui parle ici) ! Dans l'esprit évolué de l'homme, le rappel de la mémoire est probablement plus étendu, l'association par ressemblance du présent au passé s'attache à plus de choses que chez l'animal, mais la conscience attentive à la vie, autrement dit l'attention à la vie, résiste à la poussée des souvenirs et ne laisse passer que ceux qui peuvent concourir à l'action présente. Et quoi de plus inutile à l'action présente que le souvenir du présent lui-même ! Ceci explique que le reflet dans le miroir soit entièrement occulté dans l'état psychologique normal, et que seule une certaine forme de relâchement de l'attention à la vie, entraîne l'anomalie de double reconnaissance.

L'INATTENTION À LA VIE/L'INSUFFISANCE D'ÉLAN

Dans quelles situations cette distraction à la vie se produit-elle ? Bergson pense qu'il y a des circonstances au cours desquelles l'élan de conscience qui nous permet de parcourir le présent (sans s'attarder sur le passé) se ralentit. C'est ce qui arrive dans le cas de la fausse reconnaissance. Cette perte d'élan serait corrélatif à un relâchement du contrôle du cerveau sur les souvenirs: le souvenir du présent remonterait alors à la conscience, en même temps que la perception primaire du présent. Bergson pense d'ailleurs que ce processus global peut  s'appliquer à de nombreuses anomalies psychologiques, même à des troubles graves. Il va jusqu'à formuler l'hypothèse que la double reconnaissance sert de première ligne de défense contre des anomalies majeures relevant également de cette perte d'attention à la vie.
Cet essai reprend un des thèmes favoris de Bergson en psychologie: le rôle du cerveau comme organe d'attention à la vie, limitant l'influence de tout ce qui peut entraver la prise en compte de l'action et de la volonté. Il plaide également pour une manière originale d'étudier les anomalies psychologiques qui, comme la double reconnaissance, proviennent d'un surcroît de capacité mentale et non d'une déficience sensu stricto. Ces anomalies sont intéressantes car elles donnent des clés sur les fonctions qui sont réprimées dans le fonctionnement "normal" de l'esprit.  
Son explication sur la formation continue du souvenir simultanément à la perception du présent, est très séduisante et, sans autre connaissance personnelle sur le sujet, je l'adopte sur le champ ! Par contre je reste sur ma faim sur l'intuition du souvenir comme reflet du présent dans un miroir et non pas comme une copie conforme. Je serais prêt à accepter cette vision si un peu plus d'arguments venaient l'étayer. Mon intuition serait plutôt que le cerveau doit tout connaître pour mieux réguler et contrôler. Un "reflet" pour moi ne ferait pas l'affaire.
Enfin je note que dans cet essai,  Bergson n'a pas besoin d'avoir recours à l'argumentation spiritualiste, pour développer complètement ses idées sur le fonctionnement psychique. Je fais appel ici à d'autres lecteurs de Bergson, voire même, on ne sait jamais, à des psychologues, pour éclairer mes lanternes.

L'EFFORT INTELLECTUEL (1902)

POSITION DU PROBLÈME

Certaines opérations de l'intelligence demandent en effort particulier, qui se traduit par une certaine tension intérieure (par exemple l'invention), tandis que d'autres sont compatibles avec un certain relâchement (comme la simple répétition "par cœur"). L'objectif de cet essai est d'identifier les éléments propres à l'effort intellectuel en s'intéressant  dans un premier temps aux opérations de la mémoire. A cette fin, Bergson compare d'abord, et par souci de simplification, la mémoire automatique, qui se situe sur un seul plan de conscience, à la mémoire mnémotechnique construite sur plusieurs plans de conscience.

LA MÉMOIRE SANS EFFORT

Bergson illustre cette mémoire avec l'exemple du dressage que l’illusionniste Houdin infligeait à son propre fils pour l'entraîner à retenir instantanément tous les éléments visuels de son environnement. L'objectif était de saisir d'un seul coup d’œil tous les objets portés par les personnes de l'assistance. Il s'agit dans ce cas d'un entraînement de pure mémoire visuelle, enregistrant de manière automatique les images perçues, de telle façon que le rappel intervienne instantanément. L'intelligence y a peu de part. Ce processus s'applique à tous les apprentissages linguistiques par audition ou énonciation répétée.
La facilité du rappel de la mémoire serait liée ici au fait que les éléments du souvenir sont tous situés sur un même plan de conscience, qu'on qualifiera ici d'horizontal, exactement comme des réflexes moteurs. On se rattache mécaniquement à des images (ou à des mots), chacune attirant inéluctablement celle qui suit sans que d'autres mécanismes intellectuels soient mobilisés.

EFFORT DE RAPPEL

Au contraire, l'effort intellectuel de nature mnémotechnique demande de structurer les éléments à mémoriser suivant un modèle hiérarchique et vertical (et non plus linéaire et horizontal), ceci de manière à aboutir à une représentation simple de la réalité. La multiplicité des images initiales est convertie, au moyen de divers types d'opérations intellectuelles, rattachées à des plans de conscience différents, en une représentation unique (ou «point unique», dans la terminologie utilisée par Bergson) confiée in fine à la mémoire. Bergson adopte la métaphore de la pyramide pour décrire l'ensemble du processus intellectuel : d'abord une montée de la base vers le sommet pour construire la mémoire vers le point unique, puis, dans un deuxième temps, descente du sommet vers la base pour restituer les images dans leur intégralité.
Est-il ou non pertinent de se demander si ce modèle d'interprétation de la réalité, ici appliqué à un processus intellectuel, n'a pas de fortes analogies formelles avec la méthode structuraliste fondée sur le postulat qu'une structuration a posteriori de l'univers physique, social, ou culturel fournit une clé unique pour en pénétrer tant la signification que les manifestations ? Bergson a-t-il en son temps pressenti la valeur heuristique de cette méthode qui est aussi une philosophie ?

INTERVENTION D'UN SCHÉMA

Bergson décrit alors ce que contient ce point unique vers lequel converge le processus intellectuel. C'est une synthèse, une représentation apparemment simple du réel, à partir de laquelle la complexité et la variété originelles pourront être complètement restituées, et non pas, précise-t-il, une forme appauvrie ou abstraite de cette complexité. Il l'appelle aussi «schéma dynamique» pour rendre compte de la propriété essentielle de ce «point unique» de se développer en images multiples, liées entre elles par une structure intelligente.
Bergson illustre son propos par l'exemple des joueurs d'échecs opérant à l'aveugle, c'est à dire sans regarder l'échiquier. Ils sont capables de se représenter tous les éléments d'une partie tout en jouant. Il ne s'agit pas à l'évidence d'une captation visuelle instantanée mais d'une intégration mentale complexe prenant en compte tous les éléments du jeu, une forme d'intégration basée sur des notions d'ordre différent, telles que la portée, la valeur et la fonction de chaque pièce de l'échiquier.
Idéalement, la représentation mentale unique qui en résulte, le fameux «schéma dynamique», permet au joueur de reconstituer l'intégralité de l'évolution de la partie depuis son début. Contrairement à la mémoire automatique, elle est le fruit d'un intense effort intellectuel. Laissons Bergson relater un second exemple puisé dans son expérience personnelle, un effort remémoration basé essentiellement sur des associations linguistiques.

DÉVELOPPEMENT DU SCHÉMA EN IMAGES

Dans le cas particulier de l'effort intellectuel qu'est le souvenir, deux types d'opérations mentales interviennent généralement: (1) une association d'images, liées entre elles de manière «horizontale», souvent de manière automatique, et soutenues par un même plan de conscience; et (2) une intégration de ces images dans un schéma vertical complexe mobilisant plusieurs plans de conscience. On a compris que l'effort de rappel de la mémoire consistera à redescendre du schéma intégrateur, dans lequel les éléments s’entre pénètrent, vers la représentation développée où ils se juxtaposent

L'EFFORT INTELLECTUEL

Deux catégories d'effort d'intellection peuvent être implicitement déduits de l'analyse qui précède: (1) l'intellection du premier genre qui vise à préparer une réponse automatique à une perception plus ou moins complexe (geste utilitaire, réponse à des questions banales dans la conversation courante, écriture automatique, etc...) et (2) l'intellection vraie par laquelle les perceptions ou les images initiales sont traduites en une représentation mentale unique permettant de les mettre en relation, puis de les décliner dans leur vérité première (thèse scientifique, démonstration mathématique, discours, création littéraire et artistique, etc..).
Bergson insiste qu'il ne faut pas oublier que la perception des "images" initiales, comme celle des mots par exemple, est loin d'être simple. Ces perceptions initiales, - et l'on retrouve ici un leitmotiv de Bergson, sont de simples points de repère autour desquels vient s'organiser la mémoire. C'est le souvenir lui-même qui parachève la signification de cette perception, par un travail de reconstruction au cours duquel s'opère la jonction entre la première représentation, et la représentation achevée. Il semble que Bergson veuille insister ici sur le fait que le complexe perceptif initial est paradoxalement une abstraction, tandis que le résultat définitif de l'effort d'intellection est concret, calqué sur la réalité.
Par souci de clarté, je me suis permis d'interpréter la pensée de Bergson, assez difficile à saisir ici. J'ai en effet délibérément considéré que cette enrichissement par la mémoire des perceptions initiales se situait essentiellement en amont du processus d'intellection vraie, donc à la base de la pyramide, et non pas dans le processus d'intégration verticale dont il est question plus haut (voir mes schémas). Malgré des lectures répétées, je reste sur l'impression d'un manque de clarté de Bergson à cet égard. Mais il est possible que selon lui la mémoire interagisse également sur la dynamique du schéma intégrateur lui-même, ce qui ne manquerait pas de sens.

L'EFFORT D'INVENTION

Il s'agit d'une variante particulière de l'effort requis par l'"intellection vraie", s'appliquant à la science, à l'innovation technique, ou à la création artistique. On y retrouve le schéma dynamique décrit plus haut, mais rendu plus complexe et plus subtil encore par une navette de l'intelligence entre les abstractions et les images qui en découlent, remettant en question la version antérieure du schéma pour en créer une nouvelle, et ainsi de suite. Au cours de ce processus réitératif, le schéma se modifie et s'enrichit progressivement au contact même des images postulées, lesquelles s'ajustent de plus en plus étroitement à l'objet.
Là aussi, on ne peut s'empêcher de souligner l'analogie formelle de ce processus d'intellection avec la méthode expérimentale, laquelle soumet des hypothèses successives à l'épreuve des faits expérimentaux, faits et hypothèses interagissant en boucle les uns avec les autres jusqu'à ce que l'ajustement entre les deux soit optimal. Dans la méthode expérimentale, l'hypothèse initiale (= "schéma dynamique" ?) est suggérée par les observations (= "perceptions" ?) et confirmée ou non par les résultats expérimentaux ( = "images").

RÉSULTAT DU SCHÉMA

Le résultat est donc de constituer une représentation claire, spécifique (distincte, isolée) et riche en informations (détaillée). A quels signes reconnaît-on la difficulté du travail accompli ? A l'effort que nécessite l'ajustement entre les schémas abstraits et les images provisoires aboutissant in fine à l'image satisfaisante. Bergson compare cet effort avec celui requis par l'apprentissage de la valse !

Cette conception de l'effort intellectuel, par lequel le "schéma dynamique" transforme des images primaires pour les restituer finalement sous une forme cohérente, n'est pas une pure abstraction théorique: elle se trouve être parfaitement en accord avec les faits. Par contre, la conception concurrente,  celle qui tend à réduire la représentation à des images calquées sur le modèle des objets extérieurs, est pour Bergson une abstraction simplificatrice sans fondement.
A la fin de l'essai Bergson formule à l'envi maintes variantes de mêmes idées sans rien apporter selon moi de nouveau. On a l'impression que c'est plutôt un travail de plaidoirie face à un environnement intellectuel sceptique.

FIN DU RÉSUMÉ

GILLES-CHRISTOPHE, 2014