H. BERGSON - LES DEUX SOURCES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION


HENRI BERGSON
ESSAI SUR LES DEUX SOURCES
DE LA MORALE ET DE LA RELIGION
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE
L'OBLIGATION MORALE
LA RELIGION STATIQUE
LA RELIGION DYNAMIQUE

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L'OBLIGATION MORALE

L'ORDRE SOCIAL ET L'ORDRE NATUREL

Au premier examen, l'obligation sociale constitue un ordre muet qui s'impose en bloc. Ce tout indissociable n'a toutefois que l'apparence de la nécessité qui régit les phénomènes de la vie, car les sociétés humaines sont formées d'être libres par essence et le rôle de la société c'est essentiellement de masquer les écarts à la règle, l'individu découvrant d'abord le mal en lui et non en ses congénères, qu'il croit généralement meilleurs que lui. L'ordre social se présente quand même avec tous les caractères de l'ordre naturel et les commandements, qui ne sont à l'origine que des impératifs, sont vus comme de véritables lois physiques, avec tout cela comporte d'inéluctable. La religion renforce la dimension morale du commandement tout en lui conférant une sorte de justification idéale, moins grossière que le simple impératif social. L'obligation morale est en définitive pour la société ce que la nécessité est pour la nature.

L'INDIVIDU DANS LA SOCIÉTÉ / LA SOCIÉTÉ DANS L'INDIVIDU

Même chez l'être le plus isolé, le « moi » que Bergson appelle le « moi social », c'est à dire cette part de nous qui entretient un dialogue tacite et permanent avec sa société de référence, ce « moi social » fonctionne activement. Il donne comme illustrations le mode de vie de Robinson Crusoe et celui du garde forestier de la nouvelle « In the Ruck » de Kipling. Toutefois, la conscience morale est à la fois plus complexe et plus subtile et elle ne relève pas entièrement de ce « moi social », comme le témoigne le remords ressenti à la suite d'actes qui peuvent paraître véniels, comme de froisser l'amour-propre de quelqu'un ou de se montrer injuste avec un enfant. Autre chose : l'angoisse morale du criminel non découvert s'explique certes par l'image que lui renvoie la société, mais non pas tant à cause de la laideur morale de son crime, que de l'isolement radical qu'il crée. Le quidam en situation ordinaire adhère quant à lui le plus souvent au programme moral tracé par la société, ceci sans plus de réflexion ni de résistance. Il s'agit d'une forme d'abandon confiant, d'habitude, où tension et résistance ne se manifestent que dans de rares occasions. Dans ces situations, et seulement dans celles-ci, la conscience peut se réveiller et réaliser qu'obéir c'est finalement résister à l'envie de désobéir, que c'est en somme résister à sa propre résistance. Reconnaissant volontiers la signification pratique de cette attitude morale dans certaines situations, Bergson refuse de la généraliser et de l'ériger en principe transcendant rendant compte de l'essence du devoir, faisant ainsi allusion à la notion d'impératif catégorique de Kant qui règne sur la philosophie occidentale (voir plus bas).

RÉSISTANCE AUX RÉSISTANCES / DE L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE

D'une manière générale Bergson doute en effet que l'obligation morale résulte purement et simplement d'une « résistance à notre résistance » au devoir et plus encore que sa détermination soit à la base de nature rationnelle. C'est, selon lui, comme si l'on disait que la locomotion était une résistance aux rhumatismes ! Même quand il y a délibération intérieure face au devoir, ce qui, in fine s'affirme, ce qui dicte la conduite c'est une force que Bergson appelle le « tout de l'obligation » (moi : une notion qui me reste obscure malgré ma bonne volonté), laquelle ne peut être réduite à la raison. La raison n'agit que comme force régulatrice : c'est en quelque sorte le volant de l'automobile et non son moteur. C'est postérieurement que les règles de l'intelligibilité se sont immiscées dans le corpus complexe de l'obligation morale pour lui conférer rétrospectivement sa cohérence et sa logique. Mais celui qui suit son devoir ne raisonne pas pour autant.

L'OBLIGATION ET LA VIE

Bergson reconnaît que l'impératif catégorique, à savoir le « il faut parce qu'il faut », concerne des attitudes et les actes qui sont tellement ancrés dans l'habitude qu'ils relèvent presque de l'instinct. Pour cette partie du devoir, un simple relâchement, une prise de conscience momentanée, ne font que bander le ressort qui nous y rappelle. Cette correspondance entre l'instinct et l'habitude comme support, en quelque sorte biologique, du devoir est développé par Bergson dans la comparaison, classique chez lui, entre les deux lignées évolutives animales divergentes aboutissant aux sociétés les plus sophistiquées : les hyménoptères et l'homme. Chez les hyménoptères l'instinct regroupe tous les mécanismes de régulation sociale et il s'exerce comme une nécessité immuable et absolue. Chez l'homme, c'est l'intelligence qui remplit ce rôle de régulation sociale mais aussi d'adaptation et d'évolution. Le postulat de Bergson c'est que l'intelligence convertit en habitudes ce qui est utile au bon fonctionnement et à l'ordre de la société. En somme, une forme d'économie collective qui libère l'intelligence fabricatrice pour d'autres réalisations permettant à la société d'évoluer (j'interprète juste un peu). Et ce monde des habitudes, qui est immense et essentiel dans la vie des collectivités humaines, recouvre des règles qui, même si elles ne sont pas sensu stricto imposées par la nature comme chez les hyménoptères, constituent l'essentiel de la loi morale. En un sens, la morale est analogue au langage, comme produit de l'usage et non de la nature, dont on se sert comme d'une forme particulière d'instinct, et qui s'entend comme un tout. Ainsi, l'obligation morale, surtout évidemment dans les sociétés humaines primitives, est assimilable à un fonctionnement vital, tout à fait comme s'il relevait d'une nécessité biologique.

LA SOCIÉTÉ CLOSE

On voudrait faire croire que les sociétés humaines évoluées sont, du point de vue de l'obligation morale, « ouvertes », comparées aux sociétés primitives qualifiées alors de « closes ». De même, on incline à penser que dans les sociétés évoluées, on est passé insensiblement de règles morales concernant essentiellement la sphère domestique, à celles de la cité pour en arriver à celles de l'humanité dans son ensemble. Comme s'il y avait une évolution quasi-organique de la loi morale, co-extensive à l'histoire des peuples, et aucune différence de nature, aucun saut qualitatif entre ces étapes. Bergson remet en question cette vision des choses : il pense que les sociétés dites évoluées, comme la nôtre, restent pour l'essentiel des sociétés closes et qu'il y a une différence de nature, et non simplement de degré, dans la conception humanitaire de l'obligation morale par rapport à son application domestique ou citoyenne. Comme le montre la légitimation toujours très actuelle de la guerre, le premier impératif des sociétés dites avancées reste de défendre l'individu et le groupe contre l'autre, contre l'étranger. Seule la religion et la philosophie franchissent le saut en prenant en considération l'amour de l'humanité pour la première et la dignité de la personne pour le second. (pour la religion, peut-être Bergson fait-il référence au christianisme primitif et à ce qu'il en reste dans les rares microcosmes où souffle encore l'esprit divin ? Car du point de vue sociologique et historique la composante humanitaire de la morale religieuse m'apparaît comme une véritable imposture, toujours à l’œuvre)

L'APPEL DU HÉROS

Une morale accomplie, absolue, ne peut se limiter à l'obligation dite naturelle, laquelle est confondue avec l'obligation sociale. Cette morale absolue, non naturelle (donc surnaturelle, je crois que le terme lui brûle les lèvres) est liée aux sentiments de dévouement, de charité, à l'esprit de sacrifice, l'amour de son prochain, etc.. Elle peut certes être appréhendée par la raison mais elle ne prend authentiquement corps que dans des personnes hors du commun, des héros, tels que les prophètes juifs ou les saints du christianisme. Et, contrairement à l'obligation morale qui nous pousse à bien agir, cette morale-là nous appelle au devoir, nous qui ne sommes ni saints ni héros, notamment par le désir de ressembler aux modèles, donc par un processus d'attraction (et peut-être même de pure mimétisme , voir René Girard ?).

L'ÂME CLOSE ET L'ÂME OUVERTE

Bergson se pose alors la question du terme de l'effort que l'homme est prêt à consentir pour faire advenir cet amour de l'humanité propre à l'âme « ouverte ». Il rappelle d'abord l'attitude morale de base, celle de l'âme « close », où le particulier et la société marchent de front dans un pur souci de défense de l'individu et du groupe. En regard, il pose l'âme ouverte comme détachée de toute appartenance particulière, de tout contenu, animée d'un mouvement irrésistible ne relevant selon lui ni de l'instinct naturel ni de l'habitude (comme dans l'obligation morale) mais de la pure sensibilité, de l'émotion. Un peu comme dans la passion amoureuse, ressentie comme une obligation irrésistible contre laquelle toute résistance est vaine (si on dénie toute nature instinctive à cette émotion proprement humaine, alors il faut admettre son origine « surnaturelle », ce que Bergson ne va pas jusqu'à faire), ou comme l'émotion musicale qui s'évade hors du motif concret qui l'a suscitée.

ÉMOTION ET CRÉATION

Bergson semble attribuer cette âme ouverte, transportée hors de l'objet qui l'a fait naître pour occuper une sphère originale, de nature divine (c'est bien Bergson qui ici se risque à employer ce mot), et encore inconnue du commun des mortels, il l'attribue à des créateurs de génie, et non pas bien entendu au commun des mortels qui ne fera selon lui qu'imiter les modèles. Assez curieusement, il présente d'abord comme modèle d'âme ouverte l'écrivain pré-romantique Jean-Jacques Rousseau, et ceci en rapport avec son sentiment exacerbé de la nature, donc hors de toute considération purement humaine (on se serait plutôt attendu comme exemple princeps à une illustration de la charité tirée de l'expérience des grands mystiques !). Bergson a donc une conception essentiellement historique de la sensibilité humaine et notamment du sentiment amoureux, qu'il présente comme une invention des mystiques chrétiens passée dans le monde pour rendre compte de la passion amoureuse entre deux êtres (B. escamote au passage les possibles analogies entre cet amour mystique et l'amour platonicien antérieur). Pour lui, c'est dans la passion amoureuse que se remarque mieux la dissociation entre l'émotion et l'objet qui l'a fait naître.
A ce stade de l'essai, Bergson digresse très longuement sur les mécanismes psychologiques de la création, qu'elle soit scientifique ou littéraire, en valorisant l'importance des émotions comme point de départ de toute invention originale. Il distingue deux types d'émotions créatrices : (1) celles qui sont suscitées par une représentation dont elles finissent par se détacher (voir ci-dessus) et (2) celles qui engendrent elles-mêmes des représentations qui sont alors déposées dans les œuvres. C'est l'émotion qui déclenche l'intérêt pour une question particulière et non pas le seul effort d'attention, aussi intense soit-il. (cette assimilation exagérée et passablement confuse entre création artistique et révélation des grandes vérités morales fragilise selon moi le déni par Bergson d'une origine immémoriale de la morale, déni qu'on était jusqu'à ce stade capable de partager avec lui).

EMOTION ET REPRÉSENTATION

Dans cette partie de l'essai Bergson aborde la genèse sociale de la « deuxième dimension » de la morale, cette morale absolue qui relèverait selon lui de l'âme ouverte et qui serait initiée par les grands modèles de l'humanité, notamment les grands mystiques. Il soutient que l'effet de contagion sociale à partir des initiateurs ne peut pas provenir de l'adhésion spontanée et volontaire à une quelconque métaphysique issue de l’œuvre des créateurs, ni à une morale consacrée par cette métaphysique. Il faut d'abord que la nouvelle morale entre dans les mœurs, qu'elle soit incorporée dans la conscience sociale, qu'elle devienne en quelque sorte patrimoniale, pour qu'on ait ultérieurement quelque chance d'accéder à l'émotion originelle, celle qu'ont ressentie les créateurs. Il compare cette émotion à une étincelle enfouie sous la cendre mais encore susceptible d'être réactivée chez la plupart d'entre nous, jusqu'à déclencher un appel irrésistible vers les plus hautes strates de la conscience morale (mais d'où vient le souffle indispensable qui réactive l'étincelle sous la cendre ? N'est-il pas au cœur de la nature humaine, n'est-il pas notre propre souffle ? Serait-il lui aussi venu d'ailleurs, emprunté, imité ? J'ai de la peine à adhérer à cette conception).

LA RELIGION STATIQUE

DE L'ABSURDITÉ CHEZ L'ÊTRE RAISONNABLE

On est à priori déconcerté par le caractère absurde des religions dites primitives et notamment par leurs rituels et leurs superstitions, que ces religions appartiennent au passé ou qu'elles soient encore pratiquées. Comme le montrent les études scientifiques, on ne peut nier qu'il existe un ensemble de caractéristiques propres aux mentalités primitives, caractéristiques qui ont disparu dans les sociétés dites évoluées. Mais il ne faut pas en tirer la conclusion que la mentalité individuelle profonde a été modifiée par l'évolution, processus qui ne pourrait pas s'expliquer scientifiquement. Ce sont essentiellement les transformations du contexte social qui semblent pouvoir expliquer les modifications de la mentalité primitive.
Le positionnement scientifique sur ces sujets est souvent faussé par le fait qu'on néglige la spécificité et rôle crucial, à côté de  l'intelligence individuelle, de l'intelligence dite sociale, indispensable à la vie au sein du groupe, donc nécessité biologique. Quand on en reconnaît l'importance, on a tendance à l'opposer, par souci de simplification, à l'intelligence individuelle, en refusant d'admettre leur solidarité profonde (critique de Durkheim). Cet oubli du contexte social explique d'ailleurs également les insuffisances de la recherche en psychologie qui a tendance à se cantonner au déterminants individuels.

LA FONCTION FABULATRICE / LA FABULATION ET LA VIE

Parmi les différentes fonctions de l'imagination, il paraît indispensable d'en créer une spécifique pour rendre compte des représentations fantasmatiques engendrant les superstitions. C'est la «fabulation». On peut postuler que le rôle de la fabulation est de contrôler l'intelligence quand, par ses excès ou ses dérives, elle met en danger l'homme. Liée ainsi directement à la survie de l'individu ou de l'espèce, elle serait alors assimilable à une forme d'instinct, un instinct virtuel, travaillant aux côtés de l'instinct réel.
Rapporter la fonction de fabulation a un besoin vital n'est pertinent que si l'on connaît les «exigences fondamentales de la vie».  Dans la mesure où la science a satisfait les attentes de l'intelligence et qu'elle a comblé l'abîme qu'elle avait dans un premier temps créé devant elle, pourquoi la religion subsiste-t-elle ?

SIGNIFICATION DE L’ÉLAN VITAL

Un rappel des caractères de l'élan vital paraît nécessaire à ce stade de l'essai pour préparer le propos ultérieur. Cette notion est décomposée en plusieurs propositions:
- les mécanismes physico-chimiques ne peuvent expliquer la vie;
- le darwinisme n'explique qu'imparfaitement l'évolution ayant abouti aux deux lignées animales perfectionnées que sont d'une part les hyménoptères et d'autre part l'homme;
- l'expérience suggère fortement que l'évolution répond à une poussée interne et non uniquement à l'action de causes externes;
- cette hypothèse de la poussée interne ne doit pas être assimilée à un point de vue finaliste: on peut très bien imaginer l'existence d'une cause interne agissant selon un mode évolutif et non pas selon un plan préconçu;
- la poussée interne agirait en divisant la matière, comme une main qui plonge dans de la limaille de fer et qui y provoque des réarrangements immédiats;
- l'évolution ainsi imaginée se ferait par sauts brusques et non, comme le suggère le modèle darwinien, par l'accumulation insensible des petites variations avec le temps;
- la vie peut être envisagée comme une cause en soi, venant se surajouter à la matière, laquelle représente fondamentalement pour elle un obstacle;
- la vie aboutit, via les deux grandes lignées, à une franche dichotomie entre instinct et intelligence, mais cet aboutissement ne doit pas masquer le fait que ces deux entités forment un tout dans une «réalité simple»;
- la notion d'élan vital permet d'appréhender la vie de l'intérieur dans son unicité, ou plutôt son indivisibilité, tandis que l'aborder par ses causes extérieures la divise à l'infini.
- enfin, les deux traits  importants de l'espèce humaine que sont l'intelligence et la sociabilité doivent être pleinement intégrés au phénomène vital et en particulier dans son évolution générale.

RÔLE SOCIAL DE LA FABULATION

La sociabilité est un caractère fondamental de la vie propre notamment aux deux grandes lignées évolutives accomplies dans le monde animal: les insectes hyménoptères (abeilles et fourmis) d'un côté, l'homme de l'autre. La sociabilité répond au besoin de spécialisation des fonctions et des tâches, déjà présent au sein des organismes individuels avec la spécialisation et la coopération cellulaires. Chez les hyménoptères, c'est l'instinct, immuable par nature, qui permet l'exploitation efficace de la matière. Chez l'homme ce rôle est dévolu à l'intelligence, laquelle est aussi une force de progrès, d'indépendance et d'invention, et donc, à ce titre, capable de nuire à la cohésion sociale. L'instinct, trop débilité chez l'homme, ne constitue pas un contrepoids assez efficace pour prévenir les risques de l'intelligence. La vie utilise alors la capacité de représentation de l'intelligence pour créer des «représentations imaginaires» capables de contrebalancer les pouvoirs excessifs du «travail intellectuel»: c'est précisément ce que recouvre la notion de «fonction fabulatrice».
A un stade déjà avancé de leur évolution, chaque îlot d'humanité a ainsi inventé, via les dieux protecteurs de la cité, des gardiens fictifs, mais personnifiés, de l'ordre social, chargés de protéger le groupe contre les effets délétères de l'intelligence. La création de la mythologie va de pair avec une prise d'autonomie de la question morale, autonomie par rapport à la nature (objet tabou versus dieu sacré), la culture (coutumes comme un tout organique versus lois sur les points essentiels à la défense de la communauté), et enfin par rapport à la notion de responsabilité qui de collective devient individuelle.
 Que reste-t-il de primitif en nous ? Serions-nous encore capables de comprendre les formes primitives de la religion ? Oui sans doute si nous parvenions à creuser dans les strates de culture accumulées avec le temps. Pour Bergson, l'évolution religieuse de l’humanité réside uniquement dans la sphère culturelle. Elle ne s'est pas gravée dans nos gènes, car, si ç'avait été le cas, l'accumulation des variations avec le temps nous auraient rendu radicalement étrangers à nos plus lointains ancêtres au plan moral.  Or nous observons toujours les signes des religions primitives chez certaines peuplades sauvages d'aujourd'hui dont l'évolution culturelle a été lente et superficielle et où la «couche des habitudes» est moins épaisse que chez l'homme «civilisé». Parmi ces vestiges figure la notion de «tabou» qui règle, en particulier,  les questions sexuelles, et qui montre comment l'interdit se fixe sur l'une des choses à laquelle il se rapporte précisément.

ASSURANCE CONTRE LA DÉPRESSION / THÈMES GÉNÉRAUX DE FABULATION UTILE / PROLIFÉRATION DU DÉRAISONNABLE

Certaines représentations produites par l'intelligence semblent destinées à contrecarrer, au niveau individuel tout d'abord, le risque de la perception, propre à l'homme, de l'inéluctabilité de la mort, perception susceptible d'entraîner une déperdition de l'élan vital lui-même. La parade trouvée par la nature, jouant alors pleinement son rôle défensif, c'est, par le biais de la religion, de faire croire à l'homme qu'il se survit à lui-même, d'une manière ou d'une autre.
Les variations autour de ce thème élémentaire sont inépuisables dans l'histoire et la sociologie des religions, mais il semble qu'on puisse en opérer une réduction s'accordant à la sensibilité moderne. D'abord le corps est dissociable en deux éléments autonomes: le corps tactile et le corps visuel. Le corps tactile est celui qu'on présenterait maintenant comme ancré dans la matière; le corps visuel en est détachable: il apparaît sur le miroir de l'eau, il devient image, ombre, fantôme. Il est donc capable de survie. Ensuite, le corps est un souffle, anemos en grec, qui a donné ensuite animus, anima, l'âme. La conception traditionnelle de l'âme dépasse l'individu et se présente comme une «force répandue dans la nature», sorte de provende à la disposition de tous. Et si le corps survit, pourquoi l'âme ne l'accompagnerait-elle pas au delà de la mort ?
Si l'on continue le processus d'introspection permettant de nous immiscer dans les représentations des primitifs, on pressent alors la confusion qui a pu peu à peu se produire entre les «esprits» répandus dans la nature et les âmes des ancêtres, devenus «esprits» eux-mêmes. C'est alors que la fonction de fabulation, fondamentalement saine à son origine, a perdu en quelque sorte la boule et a débouché sur les pratiques animistes les plus absurdes, les plus stupides, voire les plus monstrueuses comme les sacrifices humains.

ASSURANCE CONTRE L'IMPRÉVISIBILITÉ / VOLONTÉ DE SUCCÈS

Si la mort est emblématique, maints autres accidents jalonnent l'existence qui, déclenchant une résistance de la part de l'intelligence, entravent le mouvement-même de la vie. Ces accidents sont liés au risque d'échec inhérent à tout acte humain. L'homme, contrairement à l'animal, anticipe systématiquement le résultat de son action sur la matière. Il ne se laisse pas guider par le seul instinct, par lequel chaque geste entraîne celui qui le suit, mais il se projette au delà du présent immédiat et envisage tous les risques qui pourraient survenir. Confiant, par la nature-même de son intelligence, dans le déterminisme mécanique des phénomènes physiques, il ne peut s'empêcher, et pour la même raison, d'inventer des forces irrationnelles qui prolongeront son acte dans ce qu'il a précisément de mécanique, forces qui pourront tout aussi bien être néfastes. La représentation négative de l'intelligence se mesure ici à l'écart qu'elle met entre l'initiative et l'effet souhaité; la réaction défensive est l'invention imaginaire des forces bénéfiques qui combleront cet écart. Cette tendance est toujours bien ancrée dans la mentalité humaine mais il faut imaginer que le domaine auquel elle s'appliquait était beaucoup plus étendu dans la mentalité dite primitive.

DU HASARD

Cette section est une prise de position par rapport à Lévy-Bruhl qui dans son ouvrage: «La Mentalité Primitive» soutient que les «non-civilisés» substituent en général une explication mystique à une explication mécaniste. Pour Bergson il est clair que pour eux le déterminisme des phénomènes est double, c'est à dire à la fois mécanique et mystique, notamment quand ils concernent directement l'homme. La flèche atteint le guerrier au cœur parce qu'elle a été tirée sous tel angle avec un arc  bandé de telle manière (explication physique), mais cela ne suffit pas: il y avait aussi quelque part une force malintentionnée, esprit ou sorcier, pour prolonger la trajectoire de la flèche jusqu'à sa cible (explication mystique). Ainsi, l'intelligence originelle ne se contente pas d'une simple explication rationnelle mais elle a besoin d'y superposer une représentation «imaginaire» (que Bergson, pour les besoins de sa démonstration n'a pas besoin de qualifier de mystique), qu'on peut désigner sous le terme d'intention.
Chez l'homme dit civilisé, cette dualité dans l'explication des phénomènes, particulièrement quand ils nous touchent de près, existe toujours et pas seulement à l'état de vestige. La part irrationnelle, l'intention rajoutée, se cache derrière le mot «hasard». Le mot semble avoir été forgé à cette fin précise, même si son abstraction apparente estompe les causes trop figuratives que sont les sorciers et les esprits.

MENTALITÉ PRIMITIVE CHEZ LE CIVILISÉ

La mentalité primitive est encore vive dans la mentalité des "civilisés", ainsi que le montrent nos réactions devant la nature, notamment en cas d'événements peu ordinaires. C'est d'ailleurs ce qui peut nous permettre d'accéder intuitivement, ou par la méthode d'introspection, à l'intelligence de la genèse des religions. En prenant comme illustration le témoignage du philosophe William James qui a vécu personnellement le tremblement de terre de San Francisco de 1906, on observe qu'au cœur du péril l'homme déjoue sa propre crainte en construisant spontanément une représentation mentale de protection. En bref, il personnalise l'évènement en faisant de toutes ses manifestations, aussi terribles soient elles, un tout cohérent doté de sens et d'intention, en le rendant par ailleurs familier et presque attendu. L'homme civilisé n'admet pas facilement cette communauté de mentalité avec le primitif à cause d'une double illusion, qui est aussi un double orgueil: (1) que l'hérédité l'aurait avec le temps rendu différent de ses ancêtres (alors que la culture ne s'intègre pas au patrimoine génétique) et (2) qu'il ne serait pas, lui, assujetti aux mêmes nécessités biologiques.

LA MAGIE / ORIGINES PSYCHOLOGIQUES DE LA MAGIE

Si l'on passe à l'attitude générale face au monde indépendamment des événements accidentels qui peuvent y surgir, cette dichotomie existe toujours entre, d'un côté, ce que l'intelligence est à même d'expliquer rationnellement (à une période donnée de l'évolution de la société) et, de l'autre,  ce qu'elle ne s'explique pas. Dans ce monde inexpliqué, vaste lorsque la science est inexistante ou rudimentaire, l'intelligence risque de s'égarer, et le groupe de partir à la dérive. Par réaction, l'inexplicable est l'objet d'une interprétation intense, tout particulièrement lorsqu'il se rapporte à la dimension sociale de l'homme. On le peuple alors d'intentions personnalisées multiples qui organisent une forme de médiation étroite entre l'homme et le monde environnant, un filet serré de dépendances  évitant à la société de sombrer. Les pratiques magiques naissent de là, d'où elles évoluent en religions. La magie est de même nature que la religion mais elle est hétérogène à la science contrairement à ce qu'on peut entendre ici et là.  
En effet, le primitif n'est pas étranger au champ scientifique, aussi élémentaire et restreint ce champ soit-il, car en tant qu'homo faber, il a prise sur l'expérience physique. La science progressera au rythme de l'évolution de la société, mais si son extension se fait bien au dépens de la magie et de la religion, ce n'est pas comme transformation de ces dernières mais bien en tant que champ autonome. Ce qui échappe à la science est doté d'un pouvoir autre que physique, un pouvoir personnalisé et humanisé avec lequel l'homme peut interagir, qu'il peut influencer, convaincre, voire contraindre. La fonction fabulatrice intervient à ce stade pour faire de ces personnalités élémentaires soit des dieux ou des esprits (religion), soit des forces non purement mécaniques et manipulables (magie).
Il est sans doute erroné de chercher l'origine des pratiques magiques dans l'application de cette force immanente que les mélanésiens appellent «mana». Il est plus plausible d'envisager au contraire le «mana» comme le produit «philosophique» de l'expérience magique.
La pratique magique naît du désir d'atteindre ce qui est hors de portée, que ce soit «chose» ou «corps». Au delà d'une certaine limite, le geste mécanique est impuissant, la force naturelle inopérante. Il faut alors prêter en imagination un pouvoir à cette cible, un pouvoir qui la rendra complaisante à notre désir, qui l'inclinera vers nous jusqu'à ce qu'elle soit tangible.

MAGIE ET SCIENCE/ MAGIE ET RELIGION

Rappel des caractères d'autonomie (par rapport à la magie et à la religion) et d'uni-directionalité de la science et du fait que c'est à l'origine le produit de l'intelligence fabricatrice s'appliquant aux tâches quotidiennes de l'homme et à son environnement familier. La structure mathématique de cette intelligence étant en correspondance avec celle de l'univers, la science a fini par pouvoir embrasser le monde matériel tout entier. Mais à la base, le progrès scientifique est lié au besoin de survie et de défense; il n'est pas tant limité par le nombre et la qualité des inventeurs que par la résistance de la société à leurs inventions. Si la magie et la science se battent sur le même terrain et sous la même poussée de l'élan vital, et la science, loin d'être une extension de la magie, essaie d'occuper sa place. Dans les sociétés archaïques endormies faute de concurrence vitale, la magie n'a pas été remplacée par la science et elle a proliféré de manière aberrante. Il est probable que dans les premières sociétés primitives la magie n'avait ni l'importance ni le degré d'absurdité qu'elle revêt chez les peuplades primitives qui ont subsisté jusqu'à nos jours.
La frontière entre magie et religion est plus difficile à tracer, en premier lieu parce qu'il faut s'entendre sur une définition de la religion parmi toutes celles qui existent. Si l'on adopte une définition fonctionnelle de la religion, comme c'est le propos de cet essai, elle partage avec la magie un déterminant commun, à savoir la fabulation en tant que «précaution de la nature contre certains dangers de l'intelligence». Une définition lexicale de la religion fournirait un moyen terme, à mi-distance entre les coutumes les plus archaïques et les conceptions divines les plus sublimes, du type: «adoration de dieux auxquels on s'adresse par la prière», ce qui n'a évidemment rien à voir avec la magie. De fait, si l'origine du mouvement est commune, notamment la «personnalisation» et l'«intention» attribuées aux événements et aux choses, les formes adoptées sont différentes et la religion n'apparaît pas comme une forme évoluée de magie.

CROYANCE AUX ESPRITS / L'ANIMAL TRAITÉ COMME UN GENRE / LE TOTÉMISME

Section où sont évoquées les notions religieuses qui précèdent les dieux eux-mêmes et où est soulignée la valeur de la méthode introspective, consistant à laisser parler l'homme encore primitif en nous et à se défier des idées déclinées à partir de pures abstractions.
Les "esprits" constituent une forme universelle (aussi présentes dans les religions extrême-orientales) et déjà évoluée de la personnalisation et de l'intention, n'allant toutefois pas jusqu'à une personnification complète. Contrairement aux dieux, les "esprits" ne sont pas ubiquitaires mais ils restent attachés à des objets ou à des lieux, comme ceux des sources, des arbres et des maisons. Ils ont pu être transformés culturellement en divinités (comme les nymphes et les dieux lares dans la religion romaine) mais leur nature les différencie à peine de la réalité physique d'où ils émanent. Leur évolution vers des dieux personnifiés aurait pu être liée à l'influence du culte concomitant des morts. Ces derniers étaient en effet également assimilés à des esprits, mais ceux-ci détachés de leur origine matérielle et, par essence, identifiables à une personne précise.
Le culte des animaux est une autre forme intermédiaire précédant leur propre transformation en dieux (religion égyptienne). Leur culte est rattaché à la place supérieure qu'ils prenaient dans l'existence primitive, notamment en raison de la valorisation des caractères spécifiques et de l'instinct propres à chaque race. Le totémisme est une illustration affaiblie de ce culte, par lequel l'animal, d'abord vénéré pour ses qualités intrinsèques, est réduit à un genre, ce genre étant adopté comme l'emblème d'un clan. S'ensuit une digression proprement hors sujet sur l'exogamie dans les sociétés claniques (probablement par référence à Durkheim).

LA CROYANCE AUX DIEUX

Les dieux du panthéon gréco-latin, sur lesquels le propos se concentre, ne constituent aucunement, malgré leur caractère plus élaboré,  une rupture par rapport à ce qui précède: ils font partie intégrante de la religion dite «statique», aussi qualifiée d'infra-intellectuelle, propre à une humanité assise et ne progressant pas spirituellement. On peut concéder, si l'on se place dans une perspective historique, que la religion gréco-latine est un stade intermédiaire entre l'animisme des origines et le christianisme, mais ce dernier est à l'évidence de nature radicalement différente, s'imposant comme religion dynamique, supra-intellectuelle, prolongement de l'élan vital lui-même (voir chapitre 3 du même ouvrage: la religion dynamique).
 Les dieux sont des esprits personnifiés, tellement personnifiés qu'en dehors de leurs pouvoirs divins ils ont des traits de caractère humain, même les plus ridicules. Cet anthropomorphisme aberrant ne touche pas les esprits eux-mêmes qui restent le plus souvent sans forme et même sans nom, qui peuvent s'identifier à de purs actes et demeurer pluriels. La religion familière reste d'ailleurs spontanément fidèle aux esprits (mânes, lares, pénates) (laissant les dieux caricaturaux monter aristocratiquement au  Walhalla ou prendre la pose pour les artistes). Et ces dieux finissent par être des entités monstrueuses, transformables à l'envi, au gré des inventions des poètes, des décrets impériaux et des emprunts aux religions voisines, quand ce ne sont pas les souverains eux-mêmes qui s'érigent en dieux de leur vivant.
Cette prolifération et cette totipotence divine a d'ailleurs nécessité quelques ajustements, notamment dans le sens d'une spécialisation fonctionnelle des dieux, de leur sédentarisation relative par rapport à des milieux naturels et des lieux, d'un rattachement plus clair à la cité et aux entités humaines, voire aux individus, un peu à la manière des «esprits» d'origine, dont c'était la vocation de communiquer familièrement avec les hommes (ou, s'agissant de dieux, on a apprivoisé les orientaux, un peu plus près du cœur et de l'âme).

LA FANTAISIE MYTHOLOGIQUE / FONCTION FABULATRICE ET LITTÉRATURE / EN QUEL SENS LES DIEUX EXISTAIENT

L'expression de «fantaisie mythologique» vient spontanément à l'esprit quand on considère les polythéisme. Le caractère fictionnel, de création imaginaire, est particulièrement riche chez les grecs où mythologie et littérature sont étroitement mêlées. Cette propension à la fabulation qui est le propre des romanciers et des dramaturges mais qui, par le moyen des légendes et des contes, est enracinée dans la culture populaire, est très fortement exercée par les enfants; c'est une forme d'«hallucination volontaire», nullement antinomique d'une conduite saine et équilibrée dans la vie. Cette fonction est certainement essentielle, non seulement à la formation de l'enfant, mais également à l'existence, à la survie et à l'équilibre des individus et des sociétés.
Ceci dit, ce n'est pas d'une réflexion sur l'utilité de la fabulation qu'est née la croyance aux dieux du Panthéon. On a tellement de mal à transposer spontanément la foi monothéiste à une croyance en des dieux multiples, qu'il faut rechercher des explications raisonnables. Voici celles qu'on peut avancer: (1) la croyance ne se limite pas à l'individu: c'est le consentement de tous est le garant de la vérité; la société fonctionne de manière circulaire entre l'individu et le groupe, lesquels se conditionnent l'une l'autre. (il me semble que cette explication s'appliquerait aussi bien à la foi chrétienne). (2) Le polythéisme est une religion d'accueil universel de dieux, avatars des «esprits» familiers, mais ces dieux n'existeraient que secondairement, comme pures expressions du divin (on voit poindre ici la sensibilité monothéiste). (3) La croyance est en permanence consolidée par la prière et par la médiation du prêtre, qui lui confèrent une objectivité supérieure, tandis que le sacrifice consacre l'alliance par la chair et par le sang (explication également valable pour les monothéismes).

FONCTION GÉNÉRALE DE LA RELIGION STATIQUE

La religion statique n'est qu'indirectement liée à la philosophie et à la morale. La philosophie est contemplation tandis que la religion est prioritairement action. La liaison avec la morale se fait naturellement sur le terrain de la cohésion sociale et de la défense du groupe.
En résumé, et en évitant les redites assumées du texte, la religion statique, malgré son incroyable complexité, est le résultat d'une intention unique de la «nature» appliquée la lignée humaine, définie par l'achèvement de l'intelligence.  Cette intention est une réaction destinée à corriger la double imperfection humaine, produit de cette intelligence-même, à savoir (i) l'inquiétude face à l'incertitude des choses et (ii) la tendance à agir sans considérer l'intérêt de la société. Il faut  considérer ce mouvement de la nature comme un acte unique, indivisible, et, pour bien le comprendre, ne pas s'arrêter aux obstacles infinis qui jalonnent son parcours.

LA RELIGION DYNAMIQUE

DEUX SENS DU MOT RELIGION

La vie est un grand courant d'énergie qui parcourt la matière. La résistance de la matière provoque des arrêts dans ce courant aboutissant à la création des espèces vivantes. Deux lignées évolutives majeures en ont résulté: celle qui conduit aux animaux sociaux comme les fourmis où l'être n'est rien et la collectivité tout; l'autre qui conduit à l'homme, être doué d'intelligence fabricatrice, foncièrement égoïste et où l'attachement à la vie est « relâché », contrairement aux autres espèces animales.
Pour recouvrer cet attachement, la lignée humaine dispose de deux facultés: l'activité fabulatrice qui par la religion dite «statique» se mue en action, et l'intuition, cette force qui, au lieu de se projeter dans l'exploitation du réel, est capable de remonter l'élan vital jusqu'à sa source. C'est la religion dynamique (dans sa dimension mystique au moins, c'est moi qui souligne). Ce mouvement compense le relâchement inhérent à la nature humaine, lui confère le sentiment de l'amour pour le genre humain tout en le détachant de tout.

POURQUOI EMPLOYER LE MÊME MOT

L'absolu de la religion dynamique est présent chez les grands mystiques. Pour Bergson ils représentent le succès du courant de l'énergie spirituelle à travers la matière. En ce sens, ils sont exceptionnels et peu représentatifs de l'humanité dans son ensemble. S'ils l'étaient alors la lignée humaine ne serait pas fixée, elle n'aurait pas encore atteint cette état de stase propre à toutes les lignées établies. Le mysticisme chrétien représente la borne supérieure de l'état religieux.
Entre le paganisme et le mysticisme chrétien, il existe de nombreux degrés intermédiaires dans lesquels le paganisme introduit, avec les mystères (cultes égyptiens de Isis et Osiris, dionysisme, orphisme, etc..) des éléments de caractère mystique par lesquels les initiés croient possible de se rapprocher du dieu. Réciproquement, dans les religions monothéistes, où le mysticisme est représenté par des personnalités hors du commun, la religion intègre des points essentiels de la religion naturelle (exemples du polythéisme déguisé de l'adoration des saints, des superstitions diverses), mais par ailleurs donne sa confiance et son admiration aux mystiques qui les emmènent sur la voie d'une liaison intime avec Dieu.

LE MYSTICISME GREC

La philosophie grecque, aboutissement d'une démarche essentiellement rationnelle, avec le platonisme, s'est enrichie d'éléments mystiques, qui n'existent pas dans l'aristotélisme. Deux hypothèses: (1) soit l'impulsion initiale est elle-même de nature mystique comme prolongement ou conséquence de l'orphisme puis du Pythagorisme (théorie des nombres), avec l'aboutissement que représente le plotinisme, synthèse mystique de Platon et Aristote, (2) soit les démarches mystiques ont été complètement indépendantes des démarches rationnelles mais ont nourri incidemment la philosophie comme tentatives ayant échoué dans leur intention pure. Bergson penche pour la deuxième hypothèse.
Cependant, le mysticisme grec s'achève en Plotin qui n'a pas été jusqu'au bout de la démarche mystique. Il en est resté au stade contemplatif où l'esprit entrevoit le port sans s'y abriter. Opposition à noter ici entre la dialectique l'intellectuelle grecque et la mysticité orientale.
«Elle porta la pensée humaine à son plus haut degré d'abstraction et de généralité. Elle donna aux fonctions dialectiques de l'esprit tant de force et de souplesse qu'aujourd'hui encore, pour les exercer, c'est à l'école des Grecs que nous nous mettons. Deux points sont pourtant à noter. Le premier est qu'à l'origine de ce grand mouvement il y eut une impulsion ou une secousse qui ne fut pas d'ordre philosophique. Le second est que la doctrine à laquelle le mouvement aboutit, et où la pensée hellénique trouva son achèvement, prétendit dépasser la pure raison. Il n'est pas douteux, en effet, que l'enthousiasme dionysiaque se soit prolongé dans l'orphisme, et que l'orphisme se soit prolongé en pythagorisme : or c'est à celui-ci, peut-être même à celui-là, que remonte l'inspiration première du platonisme. On sait dans quelle atmosphère de mystère, au sens orphique du mot, baignent les mythes platoniciens, et comment la théorie des Idées elle-même inclina par une sympathie secrète vers la théorie pythagoricienne des nombres.»

LE MYSTICISME ORIENTAL

La religion statique indienne (brahmanisme, puis jaïnisme puis bouddhisme) a une origine et des caractéristiques de base très semblables à la religion grecque. Il existe aussi l’équivalent des moyens d'atteindre des états mystiques, moyens psycho-physiologiques avec le soma (breuvage mystique) et spirituels avec le yoga.
Mais ici la spiritualité et l'intellectualité sont très liées du fait que la connaissance n'est pas une fin mais un moyen. Le bouddhisme a intellectualisé la religion en lui assignant comme but le dépassement de l'état de désir et de vouloir, un but qui concerne d'ailleurs aussi bien les hommes que les dieux eux-mêmes. Pour remonter le courant de la vie et atteindre l'état de Nirvana, des degrés sont nécessaires représentant autant d'étapes mystiques.
Mais il ne s'agit pas pour Bergson d'un mysticisme complet car il ne débouche pas sur l'action même si, comme dans le christianisme, la compassion pour le genre humain en est un élément fondamental. Son côté profondément pessimiste n'est pas compatible avec l'engagement social actif qu'implique le mysticisme chrétien. L'influence chrétienne s'est quand même traduite chez des grands mystiques indiens comme Ramakrishna et Vivekananda.
« Jamais ce mysticisme ardent, agissant, ne se fût produit au temps où l'Hindou se sentait écrasé par la nature et où toute intervention humaine était inutile. Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de malheureux à mourir de faim ? Le pessimisme hindou avait pour principale origine cette impuissance. Et c'est le pessimisme qui a empêché l'Inde d'aller jusqu'au bout de son mysticisme, puisque le mysticisme complet est action. Mais viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable la délivrance devient possible dans un sens tout nouveau la poussée mystique, si elle s'exerce quelque part avec assez de force, ne s'arrêtera plus net devant des impossibilités d'agir ; elle ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d'extase ; au lieu de s'absorber en elle-même, l'âme s'ouvrira toute grande à un universel amour. Or ces inventions et ces organisations sont d'essence occidentale ; ce sont elles qui ont permis ici au mysticisme d'aller jusqu'au bout de lui-même. Concluons donc que ni dans la Grèce ni dans l’Inde antique il n'y eut de mysticisme complet, tantôt parce que l'élan fut insuffisant, tantôt parce qu'il fut contrarié par les circonstances matérielles ou par une intellectualité trop étroite. C'est son apparition à un moment précis qui nous fait assister rétrospectivement à sa préparation, comme le volcan qui surgit tout d'un coup éclaire dans le passé une longue série de tremblements de terre. »

LE MYSTICISME CHRÉTIEN

Description par Bergson des états mystiques chrétiens sur la base des relations qu'eux-mêmes ont pu en faire. Rejette d'abord la qualification de pathologique des certains états intermédiaires (vision, extase, ravissement), états auxquels les grands mystiques eux-mêmes ne s'arrêtent pas. Puis description dans un magnifique morceau de littérature (cf. extrait à suivre) de l'ascension et de ses différents degrés, chaque stade étant associé à une forme d'inquiétude, voire même, au stade précédant la réalisation finale, un véritable trou noir ressenti par tous les grands mystiques. Puis stade ultime où l'adhésion totale à Dieu, sans recul, sans plus de contemplation, débouche sur la ferveur et l'action, toujours dans la plus grande simplicité et la plus grande humilité.
« Une imperceptible inquiétude, qui planait sur l'extase, descend et s'attache à elle comme son ombre. Elle suffirait déjà, même sans les états qui vont suivre, à distinguer le mysticisme vrai, complet, de ce qui en fut jadis l'imitation anticipée ou la préparation. Elle montre en effet que l'âme du grand mystique ne s'arrête pas à l'extase comme au terme d'un voyage. C'est bien le repos, si l'on veut, mais comme à une station où la machine resterait sous pression, le mouvement se continuant en ébranlement sur place dans l'attente d'un nouveau bond en avant. Disons plus précisément : l'union avec Dieu a beau être étroite, elle ne serait définitive que si elle était totale. Plus de distance, sans doute, entre la pensée et l'objet de la pensée, puisque les problèmes sont tombés qui mesuraient et même constituaient l'écart. Plus de séparation radicale entre ce qui aime et ce qui est aimé : Dieu est présent et la joie est sans bornes. Mais si l'âme s'absorbe en Dieu par la pensée et par le sentiment, quelque chose d'elle reste en dehors : c'est la volonté , son action, si elle agissait, procéderait simplement d'elle. Sa vie n'est donc pas encore divine. Elle le sait ; vaguement elle s'en inquiète, et cette agitation dans le repos est caractéristique de ce que nous appelons le mysticisme complet : elle exprime que l'élan avait été pris pour aller plus loin, que l'extase intéresse bien la faculté de voir et de s'émouvoir, mais qu'il y a aussi le vouloir, et qu'il faudrait le replacer lui-même en Dieu. Quand ce sentiment a grandi au point d'occuper toute la place, l'extase est tombée, l'âme se retrouve seule et parfois se désole. Habituée pour un temps à l'éblouissante lumière, elle ne distingue plus rien dans l'ombre. Elle ne se rend pas compte du travail profond qui s'accomplit obscurément en elle. Elle sent qu'elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c'est pour tout gagner. Telle est la « nuit obscure » dont les grands mystiques ont parlé, et qui est peut-être ce qu'il y a de plus significatif, en tout cas de plus instructif, dans le mysticisme chrétien. La phase définitive, caractéristique du grand mysticisme, se prépare. Analyser cette préparation finale est impossible, les mystiques eux-mêmes en ayant à peine entrevu le mécanisme. Bornons-nous à dire qu'une machine d'un acier formidablement résistant, construite en vue d'un effort extraordinaire, se trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d'elle-même au moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et remplacées par d'autres, elle aurait le sentiment d'un manque çà et là, et d'une douleur partout. Mais cette peine toute superficielle n'aurait qu'à s'approfondir pour venir se perdre dans l'attente et l'espoir d'un instrument merveilleux. L'âme mystique veut être cet instrument. Elle élimine de sa substance tout ce qui n'est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l'utilise. Déjà elle sentait Dieu présent, déjà elle croyait l'apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s'unissait à lui dans l'extase ; mais rien de tout cela n'était durable parce que tout cela n'était que contemplation : l'action ramenait l'âme à elle-même et la détachait ainsi de Dieu. Maintenant c'est Dieu qui agit par elle, en elle : l'union est totale, et par conséquent définitive. Alors, des mots tels que mécanisme et instrument évoquent des images qu'il vaudra mieux laisser de côté. On pouvait s'en servir pour nous donner une idée du travail de préparation. On ne nous apprendra rien par là du résultat final. Disons que c'est désormais, pour l'âme, une surabondance de vie. C'est un immense élan. C'est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu'elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu'elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, l'acte décisif, le mot sans réplique. L'effort reste pourtant indispensable, et aussi l'endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient d'eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et « agie », dont la liberté coïncide avec l'activité divine. Ils représentent une énorme dépense d'énergie, mais cette énergie est fournie en même temps que requise, car la surabondance de vitalité qu'elle réclame coule d'une source qui est celle même de la vie. Maintenant les visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester du dehors à une âme désormais remplie d'elle. Plus rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul se rend compte d'un changement qui l'élève au rang des adjutores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire d'ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu'il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu'on pourrait appeler l'humilité divine ? »

MYSTICISME ET RÉNOVATION

Déjà, quand le mysticisme s'arrête à l'extase, celui qui le ressent à envie de descendre sur terre pour annoncer la bonne nouvelle mais son souffle est court, la parole ne suffit pas. Seul le grand mystique peut passer à l'action et exprimer l'inexprimable autrement que par des discours.
Le sentiment essentiel c'est celui de l'amour universel, exactement celui de Dieu pour sa création. Apparenté à la fraternité des philosophes et à la sympathie instinctive pour son prochain, il est cela et beaucoup plus. Il va contre les instincts naturels, par exemple de protection de son clan, il est surnaturel (c'est moi qui parle ici), car il rejoint l'élan créateur divin pour achever la création elle-même, pour donner à l'homme la dimension qu'il n'a pas encore acquise.
Mais comment propager cet amour, frère de l'élan vital, comment continuer l’œuvre de la création, alors que l'homme dans sa généralité est d'abord un animal devant assurer sa survie dans le monde ? Deux moyens potentiels s'offraient à l'humanité: (1) le progrès technique visant à le décharger progressivement de ces tâches matérielles pour lui laisser le temps de la spiritualité; ou (2) un effort beaucoup plus patient et progressif à partir des îlots de spiritualité et d'apostolat que représentent les couvents et les ordres religieux.
Pour faciliter leur tâche, les mystiques n'agissent d'ailleurs pas sur un terrain vierge : la religion est déjà présente, sous une forme rationnelle, intelligible, avec ses mots et ses images : c'est le terreau avec lequel ils travaillent. De plus elle est elle-même le produit non seulement de leurs actions initiatrices mais aussi des philosophies et formes religieuses antérieures. Bergson traduit cela en disant que la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science. Bergson apporte ici sa contribution à la réhabilitation des prophètes juifs comme les précurseurs des grands mystiques chrétiens au rang desquels figure le Christ lui-même.
« Les philosophes eux-mêmes auraient-ils posé avec une telle assurance le principe, si peu conforme à l'expérience courante, de l'égale participation de tous les hommes à une essence supérieure, s'il ne s'était pas trouvé des mystiques pour embrasser l'humanité entière dans un seul indivisible amour ?
(….)
" Bien différent est l'amour mystique de l'humanité. Il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d'une idée. Ce n'est ni du sensible ni du rationnel. C'est l'un et l'autre implicitement, et c'est beaucoup plus effectivement. Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l'amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l'interroger le secret de la création. Il est d'essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l'aide de Dieu, parachever la création de l'espèce humaine et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme lui-même. Ou, pour employer des mots qui disent, comme nous le verrons, la même chose dans une autre langue: sa direction est celle même de l'élan de vie ; il est cet élan même, communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l'imprimer alors à l'humanité entière et, par une contradiction réalisée, convertir en effort créateur cette chose créée qu'est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt. »

L'EXISTENCE DE DIEU

Bergson pose que la spécificité des manifestations mystiques permet de poser autrement la problème de l'existence et de la nature de Dieu. Il constate en effet que nous vivons toujours sous l'influence de la conception aristotélicienne de Dieu. Or ce Dieu, qu'on peut résumer comme la pensée de la pensée est issu de la conception des Idées platoniciennes, qui est elle-même une divinisation du travail social et individuel, une façon de fixer la réalité en principes intangibles qui permettent de mieux la contrôler et s'en servir. Cette forme de divinisation retire à la vie son mouvement et dégrade le temps. Il n'y a pas, dans cette façon d'approcher de la notions de Dieu, de véritable expérience de la présence de Dieu.
« C'est toute cette métaphysique qui est impliquée dans la conception aristotélicienne de la divinité. Elle consiste à diviniser et le travail social qui est préparatoire du langage, et le travail individuel de fabrication qui exige des patrons ou des modèles : l’eidos (Idée ou Forme) est ce qui correspond à ce double travail ; l'Idée des Idées ou Pensée de la Pensée se trouve donc être la divinité même. Quand on a ainsi reconstitué l'origine et la signification du Dieu d'Aristote, on se demande comment les modernes traitent de l'existence et de la nature de Dieu en s'embarrassant de problèmes insolubles qui ne se posent que si l'on envisage Dieu du point de vue aristotélique et si l'on consent à appeler de ce nom un être que les hommes n'ont jamais songé à invoquer.
(….)
" Bien différent est l'amour mystique de l'humanité. Il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d'une idée. Ce n'est ni du sensible ni du rationnel. C'est l'un et l'autre implicitement, et c'est beaucoup plus effectivement. Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l'amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l'interroger le secret de la création. Il est d'essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l'aide de Dieu, parachever la création de l'espèce humaine et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme lui-même. Ou, pour employer des mots qui disent, comme nous le verrons, la même chose dans une autre langue: sa direction est celle même de l'élan de vie ; il est cet élan même, communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l'imprimer alors à l'humanité entière et, par une contradiction réalisée, convertir en effort créateur cette chose créée qu'est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt. »

VALEUR PHILOSOPHIQUE DU MYSTICISME

Pour analyser cette valeur, nécessité de formaliser d'une certaine manière l'expérience mystique dans le langage rationnel de la philosophie. Si possible en réunissant plusieurs "lignes de fait" car la formalisation en un système clos et définitif ne semble pas un objectif viable. Le préalable à toute formalisation c'est que l'expérience mystique existe.
Le premier point qui peut intéresser le philosophe, en dehors de l'expression et des formes proprement mystiques, c'est la liaison directe, déjà postulée précédemment dans cet essai, entre l'expérience mystique et l'élan vital et son corollaire : l'évolution créatrice. Le mystique a le privilège et la capacité peu commune de pouvoir revenir, grâce à une intuition, un instinct, extraordinaires, de remonter jusqu'à la source de cet élan créateur et d'en être une force vive, sous la forme qu'on peut nommer Amour. Plus que tout un chacun, le mystique participe en effet de Dieu comme centre rayonnant de l'Amour universel. Un second point relie particulièrement le mystique au philosophe qu'est Bergson c'est son intelligence à fuir les "faux problèmes", notamment celui d'un néant qui serait censé précéder l'être, de l'existence ou non de Dieu etc. Le philosophe et le critique seront aussi tentés de comparer le mouvement et l'acte mystique à la création musicale ou littéraire supérieure lorsque celle-ci remonte très haut la source de l'inspiration, et dépasse les moyens ordinaires du langage tout en restant soucieux de communiquer.
« Maintenant, il y a une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sûre, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu'en un point de l'âme d'où part une exigence de création. Cette exigence, l'esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu'une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L'écrivain tentera pourtant de réaliser l'irréalisable. Il ira chercher l'émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s'expliciter en signes issus d'elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l'écrivain se demande à chaque instant s'il lui sera bien donné d'aller jusqu'au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s'être prêtés à son jeu. Mais s'il aboutit, c'est d'une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c'est d'un capital indéfiniment productif d'intérêts et non plus d'une somme à dépenser tout de suite, qu'il aura enrichi l'humanité. Telles sont les deux méthodes de composition littéraire. Elles ont beau ne pas s'exclure absolument, elles se distinguent radicalement. A la seconde, à l'image qu'elle peut donner d'une création de la matière par la forme, devra penser le philosophe, pour se représenter comme énergie créatrice l'amour où le mystique voit l'essence même de Dieu. »

LE PROBLÈME DU MAL

Dans un long préambule où on a du mal à percevoir la relation au problème du mal qu'indique le sous-titre, Bergson distingue deux « dimensions » du corps: (1) corps «immense» co-extensif à la conscience et (2) corps «minime» qui agit hic et nunc. Pour Bergson, il est hasardeux de prétendre que l'homme est perdu dans l'univers sous prétexte que nous ne pouvons résoudre la complexité de cet univers en le décomposant avec les outils de l'intelligence. Il est implicite que Bergson rattache l'intelligence au « corps minime ». En revanche, ce qui le frappe c'est la capacité naturelle de notre conscience à appréhender l'univers dans une forme de totalité dépassant les bornes de la sphère individuelle, ce qui témoigne de la pertinence de l'idée du « corps immense ».
Dans la première partie de cette section, difficile à saisir à la première lecture, avant d'aborder le problème spécifique du mal et de la souffrance, Bergson récapitule en fait toutes les raisons déjà évoquées qu'il a d'être «optimiste» par rapport à la destinée ou à la vocation spirituelle de l'humanité. Pour le mal et la souffrance, il avance (de manière assez peu convaincante pour moi, surtout après les désastres humanitaires et les hécatombes du XXè siècle) l'idée que cette notion est à la fois relative et variable du point de vue de la conscience humaine; que l'expérience mystique est un témoignage vivant du dépassement possible de cette limite; qu'on ne peut nier l'existence de Dieu au motif que s'il existait sa puissance infinie aurait prévenu le mal pour la raison que la toute puissance est une notion aussi illusoire que celle du néant.

LA SURVIE

Son optimisme foncier concerne également la question de la survie de l'esprit après la mort (ou de l'âme car Bergson ne veut pas faire de différence entre ces deux termes). L'expérience « commune » incline à penser selon lui que l'âme survit au corps. L'expérience privilégiée des mystiques en est un autre témoignage convaincant, de nature vitale également. Le débat sur ce sujet est faussé par l'opposition entre les « pour » et les « contre » qui, les uns et les autres, édifient des systèmes définitifs et totalisants autour de cette idée. Les « pour » ont bâti a priori leur définition de l'âme, sur la base de systèmes philosophiques emprisonnés dans les lieux communs du langage. Les « contre », quant à eux, s'enferment dans une forme de non-entendement radical, basé sur l'acceptation de l'idée de néant, lequel, si on les prend aux mots, n'a pas lui-même de raison d'être !
En opposition frontale avec ces conceptions artificielles, le Dieu de Bergson est ouvert: il attend d'autres manifestations de l'expérience, d'autres «lignes de fait», comme celles, pour lui très convaincantes, que fournit l'expérience mystique.
« Il est vrai que cette solution ne satisfera d'abord ni l'une ni l'autre des deux écoles qui se livrent un combat autour de la définition a priori de l'âme, affirmant ou niant catégoriquement. Ceux qui nient, parce qu'ils refusent d'ériger en réalité une construction peut-être vide de l'esprit, persisteront dans leur négation en présence même de l'expérience qu'on leur apporte, croyant qu'il s'agit encore de la même chose. Ceux qui affirment n'auront que du dédain pour des idées qui se déclarent elles-mêmes provisoires et perfectibles ; ils n'y verront que leur propre thèse, diminuée et appauvrie. Ils mettront du temps à comprendre que leur thèse avait été extraite telle quelle du langage courant. »
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE, 2015