H. BERGSON - MATIÈRE ET MÉMOIRE


HENRI BERGSON
MATIÈRE ET MÉMOIRE
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE


AVANT-PROPOS
CHAPITRE I. DE LA SÉLECTION DES IMAGES POUR LA REPRÉSENTATION - LE RÔLE DU CORPS
CHAPITRE II:  DE LA RECONNAISSANCE DES IMAGES - LA MÉMOIRE ET LE CERVEAU
CHAPITRE III: DE LA SURVIVANCE DES IMAGES. LA MÉMOIRE ET L'ESPRIT
CHAPITRE IV : DE LA DÉLIMITATION ET DE LA FIXATION DES IMAGES . PERCEPTION ET MATIÈRE . ÂME ET CORPS
RÉSUMÉ ET CONCLUSION

AVANT-PROPOS

L'avant-propos annonce que l'essai va traiter des rapports entre matière et esprit dans une perspective délibérément dualiste et en privilégiant la mémoire comme élément illustrant la jonction entre ces deux notions. Bergson insiste sur le fait que la conception qu'il adoptera pour la matière est celle du sens commun, autrement dit qu'il se placera délibérément à mi-chemin entre une conception purement cartésienne et mécaniste, par laquelle la représentation mathématique est considérée comme étant l'essence-même de la réalité, et une conception idéaliste à la Berkeley par laquelle notre représentation de la réalité est une pure fiction.
Pour définir la relation psychophysiologique, nous disposerions de deux conceptions si l'on s'en tenait à ce qui a été écrit: (1) l'épiphénoménisme qui  tient que la pensée est une fonction du cerveau et l'état de conscience un épiphénomène de l'état cérébral et (2) l'associationisme qui relie directement la conscience à un certain état physiologique du cerveau. Or dans les deux cas on fait l'hypothèse qu'on posséderait la clé du fonctionnement, comme si l'on pouvait "pénétrer à l'intérieur du cerveau".
Pour Bergson, la vie mentale et la vie cérébrale sont solidaires mais leur association est très localisée, comme l'est "le vêtement au clou". Pour lui la vie cérébrale concerne uniquement ce qui peut s'extérioriser en mouvements dans l'espace dans nos comportements. Se contenter du cérébral, c'est consentir à ne percevoir que les mouvements des acteurs dans une pièce de théâtre: "la vie comme pantomime".
[On note déjà que Bergson ne définit pas le cérébral et le mental, ou plus exactement qu'il ne juge pas nécessaire, en tête de son essai, de faire une étude critique des usages antérieurs, et notamment philosophiques, des mots qu'il va sans doute utiliser à l'envi dans la suite de son essai. Idem évidemment pour les termes de conscience, de pensée, d'âme et d'esprit. Or tout ici est source potentielle de malentendu car la pensée peut croire travailler sur le fond alors qu'elle ne fait qu'approcher le contenu fluctuant des mots. Pour juger de la pertinence de ma remarque, j'ai recueilli dans le très complet "Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi)" les définitions philosophiques des mots clés pointés plus haut: Cérébral ; Mental ; Pensée ; Esprit        ;  Âme ]

CHAPITRE I. DE LA SÉLECTION DES IMAGES POUR LA REPRÉSENTATION - LE RÔLE DU CORPS

Action réelle et action possible

Bergson se représente d'emblée le monde matériel sous la forme d'images, images interagissant les unes sur les autres, se déduisant les unes des autres. Parmi ces images du monde matériel (qu'on suppose engendrées par de pures perceptions), il convient de distinguer celles qui subissent l'influence des affections du corps. Ces images ont un statut particulier: elles nous relient au mouvement et à l'action par le biais de la conscience. La conscience apparaît ici comme une instance supérieure qui assisterait au jeu des sensations, à l'émergence des affections et aux délibérations intérieures qui en résultent. Par rapport à l'ensemble des images du monde matériel, les images qui passent par le corps sont donc riches d'une valeur ajoutée résultant de l'interaction avec cette autre image qu'est le corps. A noter que dès que l'activité devient automatique, la conscience tend à s'effacer.
Toutefois, le systéme nerveux et les centres cérébraux ne sont qu'une partie du corps qui n'est lui-même qu'une partie infime du monde matériel. Les images engendrées par notre cerveau, donc par notre corps, sont donc pour l'essentiel, et de par leur nature-même, équivalentes aux autres images du monde matériel. C'est à dire qu'elles ont la propriété de se déduire les unes des autres (comme dans un jeu clos où s'appliqueraient les lois de conservation de l'énergie). Elles ne changent pas la nature de  notre représentation du monde extérieur, leurs deux particularités étant (1) de "rendre ce qu'elle reçoivent" sous la forme de mouvement et d'activité; et (2) d'être capables de moduler la réflexion qu'elles reçoivent des autres images et, conséquemment, l'action qui s'ensuit.
Mais ce pouvoir spécifique des images du corps est réduit à zéro par le seul fait d'interrompre l'influx nerveux centripète : les images de la matière, quant à elles, demeurent non affectées. La perception du monde matériel, opérée via le corps, n'est donc qu'un infime sous-ensemble des images du monde matériel; elles n'ont pour finalité que le mouvement et l'action.
[ Cette introduction est déconcertante en raison de son caractère très abstrait. Il me semble que ce caractère d'irréalité, ou d'idéalité, est lié à l'usage du mot images dont Bergson ne donne pas de définition. Il est très difficile en effet de concevoir un référentiel d'images du monde matériel qui s'inscrirait dans une sorte d'éternité inviolable et qui ne serait pas lié à un support de perception biologique donc corporel (pour moi une image est nécessairement associée à la perception, à l'intelligence, à l'imagination, donc à une fonction ou un organe du corps). Ou alors ces idées du monde matériel qui ne subissent pas l'influence de l'image du corps seraient bien des produits de la perception mais des perceptions indépendantes de ces affections du corps qui forgent l'image du corps. Pas facile à concevoir sans précision sur ce que sont l'image du corps, d'une part, et les affections dont elle serait le siège, d'autre part. Si ces images du monde matériel ne résultent pas d'une perception, il faudrait les relier à Dieu, comme dans la conception platonicienne des Idées. Ce ne serait pas pour me déplaire mais je pense que je fais erreur en interprétant ainsi. Il m'apparaît aussi des plus ardus d'imaginer par quel mécanisme ces images du monde matériel agissent et réagissent les unes sur les autres, selon les lois de la nature. Je tenais à noter ces difficultés de compréhension pour mieux voir comment elle sont levées par la suite. ]

La représentation

Bergson refuse de croire que notre représentation de l'univers résulte purement et simplement des mouvements moléculaires qui sont déclenchés par la perception au niveau des centres nerveux. Il a l'intuition d'une différence radicale de nature entre les images que produisent ces phénomènes physiologiques et notre représentation du monde. Pourtant nous sommes généralement abusés et nous pensons que notre perception de l'univers dépend de ces mouvements internes de la substance cérébrale. La vérité c'est que le cerveau et ses satellites ne peuvent être isolés ainsi, déconnectés, du corps dans son ensemble, du milieu environnant, du cosmos.
Les deux types d'images du monde matériel décrites plus haut sont bien issus de notre perception humaine (et non pas, comme j'en émettais l'hypothèse, venues de Dieu), mais les images qui édifient notre représentation du monde seraient dissociables par nature de celles qui nous lient à nos mouvements dans l'espace et, d'une manière générale, à l'action. L'objet majeur de l'interrogation c'est que les mêmes images semblent entrer dans deux systèmes différents: (1) l'un où elles sont relativement stables et inertes et n'évoluent que par modifications réciproques sans affecter l'ensemble de la représentation; et (2) l'autre où une seule image, celle du corps, est capable de modifier toutes les autres.
[ Il existe donc bien selon Bergson deux types d'images produites par la perception, mais les unes, celles du corps, ont la propriété de modifier toutes les autres, qui, elles, ne se modifient et n'évoluent que singulièrement et graduellement au contact les unes des autres. Reste que Bergson ne peut rattacher les images stables, celles qui édifient notre représentation de l'univers, à un quelconque mouvement moléculaire dans le cerveau. Il semble bien pourtant faire intervenir la conscience mais ne parle pas à ce stade d'esprit ou d'âme. Que sont ces images et qu'est-elle cette conscience qui se les représente ? ]

Réalisme et idéalisme

Si l'on compare les deux modes de représentation du monde, à savoir le réalisme et l'idéalisme, on constate que le premier est centré sur le référentiel des images stables et décentrés, celles qui sont considérées comme ne subissant pas l'influence de l'image du corps, tandis que le second se rapporte essentiellement aux images ayant subi cette influence.
Mais dans ces deux modes de vision du monde, l'achèvement de la perception nécessite l'addition d'une image complémentaire empruntée au système "concurrent". Cet emprunt introduit une relative incongruité au résultat final de la perception lui conférant une sorte de mystère, de nature accidentelle. Pour le réalisme, rendre compte de l'acte de perception c'est ainsi imaginer le cerveau réalisant une sorte de synthèse des synthèses revêtant un caractère quasi-magique et qu'on décrira comme un épiphénomène produisant une certaine phosphorescence. Pour l'idéalisme, a contrario, la perception ne sera cohérente et compatible avec les règles élémentaires de l'intelligibilité, que si elle postule une harmonie préalable entre sensibilité et entendement.

Sélection des images

Si aucun de ces deux systèmes n'est suffisant en lui-même pour rendre compte de la perception, peut-on dire que la perception elle-même est un mode de connaissance au sens spéculatif et scientifique du terme ? Bergson annonce d'emblée qu'il ne peut en être ainsi. Or pour les deux systèmes, perception et connaissance semblent ne faire qu'un: le réaliste considère que la perception est une science confuse qu'il s'agit de remettre en ordre selon les bons standards, tandis que l'idéaliste considère que c'est la science absolue dont nous ne pouvons extraire qu'une forme de symbolisation.
Non, car la perception chez les vertébrés supérieurs n'est que l'aboutissement sophistiqué d'un mécanisme élémentaire de transmission par le systéme nerveux d'une excitation initiale et de sa transformation en mouvement. L'évolution a raffiné à l'extrême l'arc réflexe, notamment en élargissant le nombre et le champ des réponses possibles, en y attachant donc les notions de volonté, de liberté et d'indétermination, en mettant en rapport les capacités spatiales de la perception aux capacités temporelles de l'action qui s'ensuit. Mais la nature élémentaire de la perception reste inchangée et sa sophistication n'a pas inauguré une dimension nouvelle, à savoir la perception comme mode de connaissance.
La perception consciente (Bergson fait-il une distinction entre perception consciente et représentation ?) est un mécanisme complexe formé de deux composantes: (1) la perception immédiate et (2) la mémoire, laquelle est elle-même source de deux "phénomènes": (i) le rappel des évènements du passé ("la nappe de souvenirs") et (ii) leur contraction.
Si l'on s'en tient à la perception "pure" ou "instantanée", c'est à dire dégagée de l'influence de la mémoire, on perçoit la différence entre l'"être" des images et leur représentation par la perception consciente (la représentation semble bien ici le résultat direct de la perception consciente). On sent confusément que la représentation est une diminution de l'être, un appauvrissement considérable: des images possibles du monde matériel nous extrayons pour la représentation des formes stabilisées, externes, détachées des autres images (qui leur sont pourtant indissociables), et éclairées d'un seul côté. (C'est là qu'intervient la sélection des images du sous-titre de ce chapitre). Et cette "prise" que nous avons sur le monde matériel est conditionnée à notre action possible sur lui. Comme le dit bergson: "Notre représentation des choses naîtrait … de ce qu'elles viennent se réfléchir sur notre liberté". L'image optique de la réflexion parfaite de la lumière, sans réfraction à l'intérieur de l'objet, s'impose finalement à Bergson pour décrire la perception. Il va même jusqu'à y voir un phénomène de "mirage".
Pourquoi pouvons-nous avoir l'impression, erronée, que la perception consciente est le résultat d'un pur mécanisme cérébral ? Parce qu'en fait nous pensons que la perception dépend du mécanisme cérébral alors que ces deux termes ne sont que deux images de même nature dépendant d'un troisième terme, qui leur est en quelque sorte supérieur en terme de causalité, et qui est l'indétermination du vouloir. On attend maintenant que Bergson nous explique cette notion d'indétermination du vouloir et en quoi ce n'est pas une image de plus, de même nature que les deux autres termes qui en dépendraient, et, pourquoi pas, dépendant d'un terme supérieur !
[ Section difficile qui m'a demandé de nombreuses lectures pour en extraire une compréhension acceptable. La difficulté pour moi tient pour moi (1) au  contour assez flou des concepts qui se cachent derrière les mots: perception, perception consciente, représentation, connaissance; et (2) à la richesse en idées différentes dont certaines ne sont qu'annoncées ici et qui s'intercalent sans développement aux idées principales. On imagine que ces idées en suspens seront traitées plus tard. ]

Rapport de la représentation à l'action

Long développement sur l'indissociabilité du complexe: image → ébranlement sensoriel → acheminement centripète → intégration centrale → construction des réponses motrices possibles (source de l'indétermination) → traduction motrice. La représentation forme un tout et ne peut faire l'économie d'une seule de ces composantes: la perception consciente n'est donc pas localisée aux seuls éléments sensoriels: elle intègre pleinement les centres moteurs.
Nous nous trompons lorsque nous pensons que notre connaissance du monde extérieur (au plan métaphysique et non pas strictement scientifique) est construite à partir de notre corps comme centre. Pour les raisons indiquées plus haut, les images rapportées au corps ne préservent pas le caractère extensif et hétérogène de la réalité externe.  Si nous gardons en nous, et presque malgré nous, une idée juste et pleine de cette réalité externe intangible, c'est que les images préexistent avant que l'image du corps les transforment pour former la représentation définitive. Reste à savoir comment ces images peuvent se concevoir indépendemment du corps : quelle est leur génèse (ou ontogénèse) ?

L'image et la réalité

Sans évoquer à ce stade de l'essai la genèse des images indépendantes de celle du corps, Bergson décrit les deux hypothèses concurrentes rendant compte de notre reconstruction du monde matériel. La première, celle qui a sa faveur, respecterait les qualités et la nature "extensive" des images initiales émanant des différents sens, a priori encore indépendantes de l'image du corps. La seconde, qui est retenue par les psychologues, utiliserait uniquement les images inextensives et abstraites déjà rapportées au corps et les assemblerait artificiellement pour approcher au mieux la réalité matérielle. Cette dernière hypothèse semble intuitivement moins  plausible pour Bergson et en tout cas impuissante à respecter le caractère extensif de la réalité matérielle.
Ces deux constructions hypothétiques nécessitent une forme d'éducation par laquelle les matériaux initiaux (images indépendantes du corps dans le premier cas, images dépendantes du corps dans le deuxième) sont mis en rapport, accordés avec les besoins du corps (à noter que même dans le premier processus cette phase de rapport au corps est inévitable mais qu'elle est postérieure), puis joints entre eux pour constituer la vision de l'objet matériel.
 Bergson souligne le caractère très réducteur de la notion d'énergie spécifique des nerfs qui tend à effacer la spécificité et la qualité des sensations elles-mêmes, donc le caractère extensif de l'objet matériel. Ce disant, il postule l'existence de moyens de perception beaucoup plus affinés et en sympathie avec la réalité matérielle que ceux que la science de son époque décrit. Je ne vois pas bien toutefois comment cette remarque se relie au reste.

L'image et la sensation affective

Description de la subjectivité, c'est-à-dire de la contribution des états affectifs dans notre représentation de la réalité matérielle. Pour les réalistes comme pour les idéalistes, l'affectivité, qui amplifie la perception, quelquefois jusqu'à la douleur, introduit la notion utile d'extension aux images dépendantes du corps, dont ils font leur matériau unique et qui sont inétendues par nature. L'objet matériel s'identifierait ainsi à la projection dans l'espace d'une affection devenue inoffensive.

Nature de la sensation affective

Cette conception impliquerait qu'affection et perception seraient de même nature et qu'elles diffèreraient simplement par leur intensité, l'extrême étant la douleur. Or l'exemple même de la douleur suggère qu'affection et perception sont de nature différente. Dans une perspective finaliste, la douleur apparaît en effet comme une sensation, propre au systèmes nerveux évolués, qui se retourne en quelque sorte sur elle-même sans se convertir en action dans l'espace externe, une excitation littéralement repoussée par la portion d'organisme qui en est le siège et, qui plus est, non proportionnée à la nature du danger qu'elle signale. En résumé, si la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps, l'affection, quant à elle, en mesure le pouvoir absorbant.
La différence de nature entre affection et perception se conçoit mieux quand on restreint la définition de l'affection à l'action "réelle", celle qui se limite au corps, par opposition à l'action "virtuelle" impliquée par la perception et qui s'adresse aux objets extérieurs.

L'image, isolée de la sensation affective

Pour tout ce qui suit, très complexe, articuler le développement autour de l'idée principale de la conception bergsonienne qui lie la perception pure (donc détachée de la mémoire) non pas à l'affection, mais à l'action.
Le psychologue considère, à tort selon Bergson, la perception comme un agrégat de sensations inextensives provenant de nos différents sens et qui sont reconstituées au terme d'un processus d'intégration en une image possédant les caractéristiques de l'étendue. Cette hypothèse est peu plausible, notamment parce que on ne voit pas comment l'unité et l'extensivité pourraient être créées a posteriori à partir de matériaux aussi partiels et hétérogènes que ceux fournis par les sens, fussent-ils associés. Pour assurer cette unité supérieure, les psychologues sous-entendent un ordre supérieur siégeant dans le mécanisme de la sensation lui-même, une conscience des neurones en somme, que Bergson réfute.
 Il pense que les sensations fournies par nos sens sont tellement hétérogènes et disjointes qu'elles ne peuvent pas rendre compte de l'unité de la perception pure, même si l'on postule un mécanisme d'intégration très complexe et très sophistiqué de ces sensations au niveau des centres nerveux. Pour lui, il faut admettre l'existence d'un ordre supérieur préalable qui expliquerait l'apparente convergence de ces sensations élémentaires.

Extension naturelle des images

Cet ordre supérieur, Bergson, en voit la manifestation dans le phénomène vital lui-même et plus précisément dans l'action propre à la vie, tout autant que dans l'affection. La représentation pure est ainsi le résultat, d'une part, de la réorganisation par le corps, en tant que siège de la vie, des images externes dont la qualité et la nature étendue initiales sont préservées dans le processus; et, d'autre part, de la modification par les images externes de l'image du corps. On retrouve ici l'idée pivot, déjà exprimée plus haut, d'un troisième terme qui chapeauterait nos conceptions de la représentation, d'une part, et des mécanismes cérébraux, d'autre part, troisième terme que Bergson appelle l'indétermination du vouloir et qui est tout aussi bien l'action en puissance.
Il reste qu'on ne comprend toujours pas bien l'origine de ces images externes qui ne sont pas affectées dans leur qualité et leur étendue par la sensation affective. Détachées du corps, en tout cas de ses purs mécanismes sensoriels, il semble qu'elles s'annoncent comme des émanations de l'esprit lui-même. J'espère ne pas me tromper car cette idée est vraiment une révélation pour moi. L'esprit, dont j'admets l'existence séparée sans trop de résistance intellectuelle, se manifesterait donc dans la simple perception des choses à l'entour, dans notre habitus quotidien en somme, et non pas simplement dans nos conceptions plus éloignées sur Dieu ou l'immortalité. On voit donc dans ce chapitre mises en avant deux positions clé (et polémiques) de Bergson:(1) le dualisme, qui postule l'indépendance de l'esprit par rapport à la matière et (2) le vitalisme, qui confère à la vie une finalité transcendant les mécanismes physico-chimiques, ici figurée par le vouloir et ses corollaires: l'indétermination et l'action. Le dualisme rendrait compte ici de l'esprit comme source des images externes entrant en contact avec l'image du corps, tandis que le vitalisme expliquerait le processus spécifique de traduction en action de ces images par l'une d'entre elles: celle du corps.

La perception pure

Cette perception pure est «un état de droit » et non un «état de fait » car la mémoire vient s'y greffer spontanément qui pourrait se définir comme une conscience créant un lien entre les perceptions primitives successives qui s'accumulent au cours du temps, et non pas comme un ensemble de perceptions atténuées. Le noyau dur, le primum movens reste bien la perception pure qui nous donne un accès immédiat à l'extériorité des choses. Tandis que le passé n'est qu'une idée et que la mémoire est analogue à la contemplation, le présent, quant à lui, est idéo-moteur et la perception est activité. La mémoire doit donc être considérée comme étant d'une nature différente à celle de la perception: en en faisant simplement une perception atténuée les psychologues sont impuissants à expliquer son mécanisme.
De même le réalisme et l'idéalisme sont dans une impasse de ce point de vue, les deux systèmes ayant en commun de nous dénier l'accès immédiat à l'être des choses. Pour les réalistes, la réalité existe mais elle ne peut être reconstruite que par un long et savant effort métaphysique et scientifique; pour les idéalistes l'être du monde extérieur n'est pas concevable et nous ne pouvons qu'en faire une symbolisation.

Passage au problème de la matière

C'est la mémoire qui entache la nature primitivement supra-objective de la perception primitive et qui crée cette impression, propre tant aux réalistes qu'aux idéalistes, qu'une connaissance immédiate de la matière nous est refusée. Et voici par quel processus, cette subjectivation opère. D'abord, la perception pure saisit au présent la réalité (je dirais, peut-être abusivement, l'être) des choses sous la forme d'instantanés infiniment divisibles, le moteur étant toujours de mesurer les images reçues à celle du corps, ceci en vue de l'action. Dés qu'un instantané est formé, il prend son rang dans un passé en formation continue dont la mémoire assure le lien et la cohérence, introduisant ainsi la subjectivité dans ce qui était connaissance immédiate et séparant irrémédiablement l'objet du sujet, la matière de l'être connaissant.
On peut concevoir que la distance entre sujet et objet serait abolie si l'on parvenait à diviser à l'infini les espaces de temps séparant les instantanés de la perception, rendant ainsi inutile leur liaison par la mémoire. La perception pure restituerait ainsi la matière dans son étendue, sa durée et sa qualité originelles alors que la science ne l'envisage que comme une succession de moments mathématiques.

Passage au problème de la mémoire

L'introduction de la notion de mémoire est importante à deux titres: (1) pour elle-même en tant que fondement de celle d'esprit et (2) pour valider par comparaison la thèse, qui est celle de cet essai, de l'existence d'une perception pure de nature différente. Comme le concept de perception pure a permis de renvoyer dos à dos le réalisme et l'idéalisme, celui de mémoire permet d'en faire de même pour le matérialisme et le spiritualisme. Contrairement à la postulation de la perception pure, ces deux doctrines refusent à la matière le droit de n'être que ce qu'elle est et d'être tout ce qu'elle est. En effet le matérialisme, pour rendre compte ne serait-ce que de la conscience est obligé d'ajouter un pouvoir supérieur à la matière, une sorte de phosphorescence, tandis qu'au contraire le spiritualisme en soustrait abusivement  certaines propriétés pour en enrichir sa propre conception de l'esprit.
Le rapport de la matière à la perception pure n'est autre que celui du tout à la partie et la thèse bergsonienne dénie à la matière, - et en premier lieu au système cérébral, la faculté de créer toute forme de représentation consciente. La conscience (et sans doute, par extension, l'esprit) repose essentiellement sur la mémoire; donc si l'on pouvait démontrer que le système cérébral ne peut rendre compte à lui seul de la mémoire alors on apporterait la preuve en retour de la véracité de la perception pure.

Matière et mémoire

Il semble donc que l'étude de la mémoire s'impose pour Bergson comme une étape en vue de la validation de son hypothèse sur cet état de droit, sinon de fait, qu'est la perception pure. En retirant de la matière ce que la conscience y ajoute, il restaurerait ainsi la fusion primitive du sujet et de l'objet et érigerait l'esprit en une réalité indépendante: cette démonstration, qui donnerait un caractère de validité à une hypothèse  qui n'est encore que plausible,  fait l'objet des deux chapitres suivants.
[ J'ai mal interprété plus haut la nature, ou la genèse, de la perception pure selon Bergson. Emporté par un élan d'adhésion, j'avais cru y voir la marque de la circulation de l'esprit. Ces dernières sections lèvent le doute: ce serait un contre-sens absolu que de le voir ainsi. Le seul élément d'explication que Bergson apporte sur le fondement de la perception pure c'est sa visée activiste et utilitariste en somme. Mais on ne sait toujours pas sur quoi, et notamment sur quelles capacités, elle repose; et il prend bien soin de soustraire à ces capacités tout forme de puissance spirituelle. En disant cela, je ne faisais sans doute que mettre en avant mes propres convictions spiritualistes. Mais, pour revenir à Bergson, il faudra voir s'il arrive jamais à expliquer les fondements de la perception pure, lesquels ne peuvent être que physiologiques puisqu'il tient à la rattacher exclusivement au corps, au corps comme partie intégrante de la matière. Mon interrogation, qui est aussi une incompréhension, vient peut-être du fait que je n'ai pas encore mesuré à quel point la mémoire est un obstacle au libre jeu de nos facultés physiologues de perception. ]

CHAPITRE II:  DE LA RECONNAISSANCE DES IMAGES - LA MÉMOIRE ET LE CERVEAU

Les deux formes de la mémoire

Bergson dissocie franchement deux formes de la mémoire qu'on a tendance à associer, voire à confondre, comme si elles participaient d'un même processus conscient et qu'elles étaient inscrites dans les mêmes structures cérébrales. Or elles sont pour lui essentiellement irréductibles l'une à l'autre. La première de ces mémoires (mémoire-souvenir) retient tous les évènements de notre vie dans leur unicité et leur irréversibilité temporelle. La seconde (mémoire-motrice) rattache certains de ces évènements à l'action motrice du corps par le biais de l'apprentissage, de la répétition et de l'habitude (exemple de l'apprentissage par foyer). La seconde mémoire est à l'évidence intégrée à nos mécanismes sensori-moteurs, ce qui n'est pas le cas de la première.
Évidemment ces deux mémoires sont reliées dans certaines phases particulières de leur fonctionnement respectif. Ainsi la mémoire motrice prélève-t-elle dans la mémoire-souvenir, celles des images qu'elle peut intégrer avec efficace dans un schéma sensori-moteur au moyen d'un processus d'apprentissage et de répétition. Mais le corollaire de cette sélection rigoureuse, c'est au contraire un processus dominant d'exclusion des images inscrites dans la mémoire-souvenir qui ne contribueraient pas à l'action et au mouvement du corps au présent. S'il y a collaboration entre les deux mémoires, il y a donc surtout antagonisme.

Mouvements et souvenirs

Le point-clé reliant la perception actuelle à une perception passée est celui de la reconnaissance. Certains expliquent la reconnaissance par l'association spontanée de la perception première avec des images en contiguïté avec elle (avec certains éléments de contexte, en somme). Or cette explication ne fait que déplacer la reconnaissance sur les images contiguës et replace implicitement au centre le mécanisme d'identification entre la perception présente et son équivalent passé.
Pour expliquer cette identification on a généralement recours à l'hypothèse de traces enregistrées par le cerveau capables de se connecter le moment venu avec la perception présente. Si tel était le cas, comment expliquer, dans certaines maladies telles que la cécité psychique, que la reconnaissance ne se produit pas même si les images visuelles sont intégralement conservées, et, inversement, que l'éclipse de ces images visuelles autorise néanmoins un certaine forme de reconnaissance.
C'est qu'il existe deux types de reconnaissance. La première est essentiellement motrice, elle compose avec la perception naissante [donc surtout avec la mémoire à très court terme] dans un processus qui trouve sa consolidation progressive et se prolonge en mouvement. La reconnaissance tiendrait ici dans la conscience d'une organisation progressive. Elle est illustrée, entre autres exemples, par notre façon habituelle de dessiner de mémoire d'un trait continu et non pas en reliant des points, aptitude abolie en cas de cécité psychique.
La seconde reconnaissance, celle qui va retrouver dans la mémoire-souvenir l'analogue voire l'identique à la perception présente, nécessite une suspension dans le processus moteur utile. A la faveur de cette suspension, l'image choisie parmi toutes les représentations possibles, vient s'intégrer dans la perception actuelle pour s'en faire adopter.

Souvenirs et mouvements

[ Ici je résume probablement abusivement le propos de Bergson qui, soucieux, de prendre en compte les découvertes scientifiques de son temps sur les troubles des mémoires visuelles et auditives pour assurer sa théorie, est selon moi sinueux et inutilement compliqué. J'aurais préféré qu'il expose in extenso sa théorie comme une hypothèse puis qu'il la mette à l'épreuve de l'expérience clinique en soulignant d'une part ce qui ne peut pas faire de doute et d'autre part ce qui reste indémontré ]
Pour comprendre ce second mode de reconnaissance, il faut partir du phénomène moteur intégrant progressivement et sélectivement des couches de plus en plus éloignées de la mémoire pour l'incorporer au présent et constituer ainsi une représentation en réflexion. Ce recrutement ne peut se concevoir comme le simple prélèvement de souvenirs circonscrits, de forme achevée et définitive, qui auraient été gravés tels quels dans la substance cérébrale. Mais plutôt comme un effort d'ajustement et de recomposition progressif commençant par l'attention, attitude traduisant l'arrêt des mouvements extérieurs pour libérer les facultés de l'esprit. L'attention se sert d'un véhicule (ou élément organisateur) qui est l'idée [aussi appelé de temps en temps schème], qui fait fonctionner un circuit revenant incessamment à son point de départ tout en élargissant son "cercle de réminiscences".
Les données cliniques utilisées par Bergson pour corroborer sa théorie sont complexes. [Pour les résumer, elles demanderaient de ma part des lectures complémentaires.] Celles auxquelles il semble attacher le plus d'importance se rapportent aux aphasies sensorielles. Toutes convergent, selon sa propre interprétation, vers l'hypothèse que ce ne sont pas les souvenirs eux-mêmes qui sont affectés mais le processus intégratif.
[ Cette vision intégrative, aussi plausible que séduisante, sous-entend que le souvenir n'existerait pas en soi comme une entité empreinte de manière indélébile dans la matière cérébrale, que l'on pourrait mobiliser d'emblée à l'occasion de tel ou tel stimulus sensoriel. On pourrait même aller plus loin (peut-être que Bergson le fait-il plus loin dans l'ouvrage) et aller jusqu'à dire que le souvenir n'existe pas en soi et que sa «localisation» est par conséquent un faux problème. Le souvenir n'aurait pas de spécificité en tant que souvenir et ne serait qu'une idée comme les autres, c'est-à-dire le résultat d'un processus intellectuel spécifique, propre à un moment donné, dans une situation donnée. Le souvenir comme projet en somme. Dans une telle hypothèse,il serait moins ambigu de ne considérer qu'une seule forme de reconnaissance, la première, la motrice, et un seul schéma d'organisation, celui que propose Bergson, avec ses diverses couches de mémoire. Dans ce schéma simplifié, reste donc à expliquer la formation des idées elles-mêmes, notamment en ce qu'elles bâtissent sur de l'ancien et qu'elles font intervenir un processus d'apprentissage qui ne serait pas purement automatique comme c'est le cas dans le «par coeur» par exemple ].

Réalisation des souvenirs

Un des arguments forts selon lesquels le souvenir ne peut être dissocié de son actualisation [et qu'en fait il n'existe pas en soi], est une catégorie commune d'aphasie où l'affaiblissement de la mémoire se traduit d'abord par la perte des noms propres, puis celle des noms et enfin celle des verbes. La mémoire des verbes est conservée plus longtemps car elle est directement liée à une action du corps, donc plus facilement intégrée au circuit dont il a été question plus haut, retrouvant plus facilement le flux du schème moteur.
Pour résumer, il y a trois acteurs indissociables dans le schème moteur de la mémoire appliquée au langage parlé: l'idée, qui est en sorte une matrice active et plastique, les sons bruts et les souvenirs. La science a tendance à les isoler en entités indépendantes, croyant ainsi pouvoir mieux les étudier, mais elles ont essentiellement partie liée.

CHAPITRE III: DE LA SURVIVANCE DES IMAGES.

LA MÉMOIRE ET L'ESPRIT

Le souvenir pur, le souvenir-image, et la perception

Bergson, distingue le souvenir pur, le souvenir image et la perception. Tout en soulignant leur intégration et leur indissociabilité,il en fait des entités de nature différente, critiquant la tendance des psychologues à considérer le souvenir pur et le souvenir image comme des sensations atténuées. Pour lui la perception se définit au présent comme la résultante des sensations et du mouvement. Mais le présent roule sans arrêt sans solution de continuité et fabrique immédiatement du passé. La perception recrute immédiatement des images-souvenir qui appartiennent à un passé certes très récent mais qui, objectivement, ne sont pas autre chose que du passé. On peut ainsi, sans rupture de signification, de proche en proche et de loin en loin, extrapoler la perception au présent, qui n'est jamais un présent absolu, à la perception qui recrute des images souvenir beaucoup plus reculées dans le temps.
Pour donner consistance à cette conception du roulement continu et de proche en proche entre perceptions, souvenirs-images, et souvenirs purs, Bergson réitère sa dénonciation d'une part de l'associationisme qui, en supposant que chaque état mental en suggère d'autres par association aléatoire, fige la nature des images, et en nie le libre jeu et l'instabilité foncière; et d'autre part de la mémoire envisagée comme perception affaiblie. De fait, l'associationnisme nie l'interaction continue des trois termes (perception, souvenir-image, souvenir pur) et réduit l'ensemble à deux termes de même nature: la perception et la mémoire, autrement dit la sensation et l'image, la seconde n'étant qu'un état affaibli de la première. Pour Bergson, il y a bien une différence de nature entre les deux et non pas simplement de grandeur.
Pour clarifier sa position, Bergson pose ici clairement sa propre définition du présent: ce n'est pas une coupe arbitraire dans l'écoulement du temps, c'est l'état actuel de mon devenir, un ensemble de sensations et de mouvements, la matérialité de notre existence, un pur état sensorimoteur.
[En adoptant cette définition, Bergson place-t-il la conscience, qui est présente par essence, c'est peut-être même notre seule antenne sur le présent, hors du temps ? ]

De l'inconscient

La réponse à ma question vient à point: oui la conscience s'identifie bien au présent, comme je l'avais pressenti, et la conscience est bien selon la définition de Bergson,  associé à l'agissant. [ce qui suppose alors une très large définition de l'action motrice ou corporelle, incluant en particulier la pensée].
L'inconscient peut-être considéré comme formé de tous les états de conscience passés et comme perdus (série temporelle). Il faut en admettre l'existence de la même manière que nous admettons l'existence de perceptions potentielles (ou des objets) ayant rapport à des lieux que nous n'avons pas sous les yeux au présent (série spatiale).
Mais quid du souvenir pur qui est selon Bergson, d'une nature différente de celle de la sensation et nullement une sensation atténuée, et qu'il décrit comme essentiellement impuissant et sans attache par lui-même avec le présent ?

Temps et espace, conscience et existence

Ces deux distinctions, qui forment entre elles un espace à quatre dimensions, entrent dans un raisonnement subtil, mais essentiel, de Bergson.
Temps et espace: nous ne les concevons pas de la même manière. Le temps s'impose à nous sous forme d'états internes, non matérialisables. Nous ne lui prêtons d'existence qu'en liaison avec la conscience que nous en avons. Ainsi lorsque le passé se manifeste à nous pour concourir au présent, c'est-à-dire pour s'intégrer à une réaction sensori-motrice actuelle, il passe par la conscience. Nous ne nous ne sommes pas naturellement disposés à prêter aux souvenirs une existence en dehors de cette manifestation consciente, donc à les localiser dans quelque inconscient. Cette infirmité s'explique d'autant mieux que les souvenirs sont le plus souvent contingents, difficilement soumis à des principes d'ordre ou de spatialité. Par contre, notre esprit est plus propre à objectiver et à matérialiser les données spatiales. Nous leur attribuons spontanément une existence indépendante de la conscience que nous pouvons en avoir.
Dans cette partie de son essai, Bergson revient sur la conception, erronée selon lui, que la mémoire est gravée dans les centres nerveux. Cette conception est l'expression de notre difficulté à concevoir le temps autrement que sur un mode spatial, voire linéaire, donc à l'intégrer dans la matière.  Autre tendance réductrice de notre entendement spontané: attribuer systématiquement un contenant à un contenu donné. Pour lui le cerveau étant une image du corps, une perception, il ne pourrait lui-même contenir, ou emmagasiner, d'autres images, d'autres perceptions. Ainsi considérée la mémoire du corps comprend les systèmes sensori-moteurs que l'habitude  a organisés, autant dire une mémoire quasi instantanée
[Je trouve le raisonnement peu convaincant ici. Même si je suis prêt à partager cette intuition que les souvenirs n'ont aucun support matériel, même si je crois à l'inconscient comme entité autonome, je n'en ai encore aucune preuve].

Rapport du présent au passé

La conscience peut-être considéré comme une lueur qui éclaire les états du passé les plus propres à concourir au présent. La loi de la vie étant une loi d'action, ces états semblent privilégiés par rapport à ceux qui sont cachés dans les replis profonds de la mémoire et dont on peine à croire la survivance. Pourtant ceux-ci franchirons le seuil de la conscience quand l'action cèdera la place au rêve. Les souvenirs qui ne concourent pas à l'action présente portent la marque de la singularité et des différences, ils ont leur place précise dans le temps et dans l'espace, tandis que les autres vont au devant du même, de l'habitude et du général. Mais plus fréquents sont les souvenirs mixtes qui empruntent à l'un et l'autre type. A leur confluent: l'idée générale.

L'idée générale et la mémoire

Comme préalable à l'étude de l'idée générale et de la mémoire pure: élucider les deux notions de ressemblance et de généralité ou faire la différence entre les deux doctrines du nominalisme et du conceptualisme.
[ Selon les définitions du TLFI  le conceptualisme et le nominalisme s'opposent tous les deux au réalisme en s'accordant sur le fait que les universaux (peut-être les idées générales de Bergson) sont des constructions de l'esprit (conceptualisme) ou de simples signes (nominalisme) émanant des individus. Le nominalisme ne fait donc que radicaliser la position conceptualiste ]
Le nominaliste part de l'extension en donnant un nom à ce qui lui paraît comme une série d'objets. Le conceptualiste part de la compréhension: il distingue d'emblée toutes les qualités dont est constitué un objet et il fait de chacune un genre. Le nominaliste part des objets et arrive au général, qui n'est pour lui qu'un signe (compréhension). Le second part de l'idée générale et arrive aux objets. Mais dans la réalité du fonctionnement psychologique, l'esprit ne fait pas la différence entre ces deux mouvements : ils sont effectués en même temps dans un processus itératif de va-et-vient. Les ressemblances sont perçues dans le même moment que l'imposent les besoins sensorimoteurs (ressemblance automatiquement jouée), puis l'esprit conçoit une ressemblance intelligemment pensée. Le processus se raffine progressivement ensuite, "l'entendement dégageant de l'habitude des ressemblances l'idée claire de la généralité, et la mémoire greffant des distinctions sur les ressemblances spontanément abstraites" . On aboutit ainsi à l'idée générale, dont l'émergence dans la pensée doit beaucoup à la mémoire reculée, la mémoire mobilisée dans ses strates de plus en plus profondes, la mémoire pure.

L'association des idées

Ce qui, de la mémoire pure, s'offre d'abord à la conscience ce sont donc des idées. Les idées ne se succèdent pas dans notre esprit par contiguïté ou ressemblance. Elles ne sont pas des entités autonomes et indépendantes attendant d'entrer en contact les unes avec les autres, comme le pense les associationnistes.
" Pourquoi une image qui, par hypothèse, se suffit à elle-même, viserait-elle en effet à s'en agréger d'autres, ou semblables, ou données en contiguïté avec elle ? Mais la vérité est que cette image indépendante est un produit artificiel et tardif de l'esprit. En fait nous percevons les ressemblances avant les individus qui se ressemblent, et, dans un agrégat de parties contiguës, le tout avant les parties. Nous allons de la ressemblance aux objets ressemblants, en brodant sur la ressemblance, ce canevas commun, la variété des différences individuelles. Et nous allons aussi du tout aux parties, par un travail de décomposition dont on verra plus loin la loi, et qui consiste à morceler, pour la plus grande commodité de la vie pratique, la continuité du réel. L'association n'est donc pas le fait primitif; c'est par une dissociation que nous débutons, et la tendance de tout souvenir à s'en agréger d'autres s'explique par un retour naturel de l'esprit à l'unité indivisée de la perception. "
Il faudrait donc considérer la mémoire comme une totalité dont nous extrayons des ressemblances puis d'où nous isolons des images isolées en fonction des besoins du présent, de ce que Bergson appelle les nécessités fondamentales de la vie. Les associations par ressemblance ou par contiguïté ne concerneraient pas alors des images isolées et n'attendant que d'entrer en collision avec d'autres images isolées, mais seraient des rappels de mécanismes sensorimoteurs, d'habitudes motrices qui ont été déjà mises en jeu antérieurement .
[ Le glissement des idées vers les images, et inversement, est troublant ici, pour ne pas dire déstabilisant, commes si ces termes étaient interchangeables. Est-ce que dans la mémoire pure, les images sont des idées et les idées des images, ou, mieux encore, qu'il n'y a dans la mémoire pure ni idées ni images mais seulement des précurseurs communs et indifférentiés aux deux ? ]

Plan du rêve et plan de l'action

On pourrait imaginer deux situations extrêmes: dans la première le sujet est réduit à la réalisation des besoins immédiats et son recours à la mémoire est minimale (plan de l'action); dans la seconde il vit avec la totalité de sa mémoire sans recours à l'action (plan du rêve). Ces deux situations sont irréalistes: la réalité se situe à des plans intermédiaires ou une interaction utile s'effectue entre action et mémoire. La mémoire se présente comme un tout indivisible qui répond à l'appel du présent en se modifiant par contraction ou expansion et selon les deux modes de la ressemblance et de la contiguïté.

L'attention à la vie

Finalement, l'ensemble du processus mental qui lie l'action à la mémoire pourrait être représenté par une pyramide qui s'appuie sur le présent par son sommet. Elle  est en équilibre lorsque les processus sensori moteurs fonctionnent correctement. A contrario cet équilibre est rompu dans le sommeil et dans certains états pathologiques. Cette pointe fichée dans le présent et qui régit l'équilibre de toute la pyramide peut-être résumée sous l'expression d'attention à la vie. Elle repose donc sur les centres nerveux envisagés comme formant un réseau extrêmement complexe de fibres conductrices centripètes ou centrifuges dont un des rôles est de recruter la mémoire pour la mettre au service de l'action au présent.
En revanche la mémoire elle-même n'est pas inscrite dans la substance nerveuse. Même certains troubles aphasiques liés à la perte de la reconnaissance auditive ou visuelle ne reposent pas sur l'altération organique de certaines parties des circonvolutions cérébrales. Dans des troubles spécifiques, ce qui est réellement touché ce sont les régions sensorielles et motrices correspondant à ce genre de perception et surtout les annexes qui permettent de les actionner intérieurement, rendant le souvenir impuissant.
" Tous les faits et toutes les analogies sont en faveur d'une théorie qui ne verrait dans le cerveau qu'un intermédiaire entre les sensations et les mouvements, qui ferait de cet ensemble de sensations et de mouvements la pointe extrême de la vie mentale, pointe sans cesse insérée dans le tissu des événements, et qui, attribuant ainsi au corps l'unique fonction d'orienter la mémoire vers le réel et de la relier au présent, considérerait cette mémoire même comme absolument indépendante de la matière. En ce sens le cerveau contribue à rappeler le souvenir utile, mais plus encore à écarter provisoirement tous les autres. Nous ne voyons pas comment la mémoire se logerait dans la matière; mais nous comprenons bien , – selon le mot profond d'un philosophe contemporain , – que " la matérialité mette en nous l'oubli " (Ravaisson , La philosophie en France au XIXe siècle). "

CHAPITRE IV : DE LA DÉLIMITATION ET DE LA FIXATION DES IMAGES . PERCEPTION ET MATIÈRE . ÂME ET CORPS

Le problème du dualisme

Le corps sélectionne les souvenirs qui pourront entrer au service de l'action, mais l'esprit, de son côté, fait pression sur le corps pour se mettre au service de l'action. La perception pure nous place dans la matière, tandis que la mémoire nous fait pénétrer dans l'esprit. Pour Bergson, matière et esprit sont bien dissociés, le premier étant le siège de l'étendue et de la quantité, le second celui de l'inextension et de la qualité. Il rejette à la fois le matérialisme qui fait dériver l'esprit de la matière, et l'idéalisme pour lequel la matière est une construction de l'esprit. Pourtant matière et esprit, tout en étant de nature différente, sont liés l'un à l'autre et indépendants. Plus exactement,comme postulé antérieurement dans le chapitre III de cet essai, ils admettent un terme intermédiaire qui les articule l'un à l'autre. Ce terme intermédiaire c'est la perception concrète, au service du mouvement du corps,  dérivant de l'apport de la mémoire alors que la perception pure en serait totalement émancipée. La perception pure ne se dissocie pas pour Bergson de la matière comme étendue indivisible et non plus divisée. Corrélativement, la mémoire pure est plus ou moins divisée selon l'état de tension ou de relâchement de la continuité des souvenirs, diminuant ou allongeant l'intervalle de la quantité à la qualité.
[ En quoi la perception pure se différencie-t-elle de l'intuition bergsonienne et surtout de la perception immédiate de la  phénoménologie ? cette dernière est elle aussi indemne que la perception pure de toute impureté provenant de la mémoire, de toute contamination par le souvenir ? La conception par Bergson d'une dualité perception pure/mémoire pure, forme de dipôle entre lesquels des forces s'organisent qui permettent à la mémoire devenir au service de l'action motrice me semble très pertinente comme schéma souple et ouvert susceptible d'évolution et d'amélioration. La distinction entre matière et esprit chez Bergson ne porte donc pas tant sur leur irréductibilité de nature que sur leur complémentarité active via la perception pure et la mémoire pure. ]
[ Il n'est pas clair pour moi si pour Bergson mémoire pure et perception pure sont des conceptions théoriques limites, jamais réalisées dans la réalité. Il ne me déplairait pas qu'il en soit ainsi: cela n'ôterait rien à la force du modèle. La force du modèle est telle qu'on pourrait en faire le support d'une école de méditation où le sujet, face à un objet ou à un paysage, serait invité à parcourir en pensée le trajet qui va de la perception pure à la mémoire pure en passant par tous les états intermédiaires annoncés par Bergson. Le progrès consisterait tant à affiner la gradation entre les états intermédiaires qu'à s'approcher au plus près des états limites ]

Méthode à suivre

L'intuition bergsonienne est probablement cette perception pure qui laisse intouchée l'étendue et l'indivisibilité du réel, avant que la perception concrète ne la décompose en posant les faits, les mots, les objets. Mais alors serait-il possible de recomposer cette étendue et cette indivisibilité a posteriori à l'aide d'une méthode qui rétablisse la liaison organique entre les éléments dissociés pour les besoins de l'action, une méthode qui se démarquerait ainsi tant de l'empirisme qui se contente d'articuler mécaniquement les faits, que du dogmatisme qui en fait une synthèse artificielle ? Comment reconstituer la courbe originelle par un travail d'intégration semblable à celui du mathématicien ? Appropriée à l'étude de la vie intérieure, comme il l'avait fait dans Les donnees immediates de la conscience, la méthode consisterait à replacer la conscience dans la durée pure, c'est à dire dans le milieu-même où baigne l'intuition. C'est cette méthode qui lui avait permis de comprendre, ou plutôt de réaliser, que la vie avance non pas comme la conséquence inexorable de ce qui précède, comme le prétend le déterminisme, mais comme nouveauté permanente, méthode qui débouche sur une théorie de la liberté s'affranchissant du carcan du déterminisme.
" La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent; mais la durée où nous agissons est une durée ou nos états se fondent les uns dans les deux autres, et c'est là que nous devons faire effort pour nous replacer par la pensée dans le cas exceptionnel et unique où nous spéculons sur la nature intime de l'action, c'est-à-dire dans la théorie de la liberté . "
Est-il possible d'étendre cette méthode permettant d'accéder à une connaissance vraie, et non plus simplement utile, de la matière ? De même que la vie de l'esprit ne peut être adéquatement connue si on se contente de la dérouler sur la trame d'un temps indéfini et vide, de même la matière ne peut l'être dans un espace amorphe et inerte.
[ Ces principes de méthode me semblent d'autant plus sains que c'est bien la route qui a été suivie par la science dès la fin du XIXe, donc du vivant même de Bergson, et largement avant la dernière édition de cet ouvrage en 1939. La physique, en particulier, par la relativité notamment, a largement dépassé les conceptions classiques, qu'il dénonce, du temps et de l'espace. Pour moi, il n'y a pas de solution de continuité entre connaissance utile et connaissance vraie, de même que la frontière bouge sans cesse entre science et métaphysique. Bergson semble ne pas prendre en compte les avancées scientifiques dans le domaine de la physique de son temps, comme si ses conceptions, justes dans le fond, ne devaient jamais pouvoir être mises à l'épreuve de la science. Il semble qu'il considère que les domaines réservés de la métaphysique le soient de toute éternité. ]
[ Ces pages entretiennent aussi une certaine ambiguïté entre connaissance dite utile et connaissance dite vraie. Pour Bergson il semble que toutes les connaissances provenant des laboratoires ne soient qu'"utiles" dans la mesure où elles ne mobilisent pas l'intuition pure non plus que cette méthode, dont il donne une idée ici, qui consisterait à se replacer a posteriori dans le temps pur ou la durée pure (que de pureté !). Il semble qu'il ignore totalement la distinction entre science appliquée et science fondamentale, cette dernière étant beaucoup plus spéculative que l'autre et orientée vers la connaissance vraie dont parle Bergson. ]

Perception et matière

A ce stade de son propos, Bergson reprend les différents arguments de Zénon d'Elée sur le mouvement, autrement dit le trajet indivisible, et la trajectoire, c'est-à-dire de notre représentation symbolique en segments indéfiniment divisibles et séparés par des points.
[De manière assez incompréhensible, Bergson exploite ici à l'envi sur plusieurs pages ce poncif éculé des anciens traités de philosophie alors que le calcul différentiel et les intégrales ont montré, dès le XVIIe siècle, que ces absurdités étaient liées à une ignorance de la notion mathématique de limite ! A notre époque les arguments de Zénon montrent tout simplement l'illusion qui peut s'attacher à une représentation trop sommaire du mouvement dans un espace et un temps homogènes.]
La science contemporaine, Bergson le concède enfin, aspire à restituer la continuité universelle, et en ce sens elle rejoint l'élan spontané de la conscience et de sa perception des données immédiates (voir l'ouvrage antérieur de l'auteur). Mais c'est le processus vital lui-même qui détermine l'être vivant dans son action de décomposition de la réalité en fonction de ses besoins. Elle dessine dans le réel des corps distincts qui ne représentent la matière qu'artificiellement, ceci au sens propre. Ainsi des corps chimiques et, au delà, des atomes, qu'on représente s'entrechoquant comme des billes, solidité et choc étant deux propriétés sans rapport avec celles de la matière. Là encore, Bergson reconnaît que la science s'est affranchie de cette vision, qu'on pourrait qualifier de corpusculaire [ou de monadique], pour une représentation privilégiant les liaisons et les forces d'interaction, bref pour ce qui fonde la continuité.

Durée et tension

Nous est-il possible de percevoir le mouvement comme qualité et non comme quantité décomposable à l'infini ? Il semble que ces deux façons d'envisager le mouvement soient incompatibles pour la perception immédiate car celle-ci est mixte: nous saisissons en effet à la fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous. Si l'on compare sous cet angle de vue nos perceptions immédiates du temps et l'espace, toutes deux composantes du mouvement, alors le temps est immanquablement rapporté à la durée telle que la conscience peut la vivre: elle est donc tributaire de notre capacité biologique à distinguer les instants en respectant leur contenu, autrement dit leur qualité.  Par comparaison, l'espace est une réalité purement extérieure que nous sommes capables de diviser à l'infini sans contradiction avec la perception immédiate que nous en avons.
Qui plus est: le temps est élastique, sa fréquence et sa qualité suivent un cours, dont les détails échappent pour la plupart à la conscience. Pour se représenter adéquatement, donc idéalement, le temps, il faudrait que la conscience ait la capacité de ralentir très considérablement son cours jusqu'au point où tous les évènements significatifs seraient perceptibles et respectés dans leur autonomie. Lorsque nous convertissons mentalement le temps en espace, nous facilitons notre emprise sur le réel en réduisant le mouvement à un pur espace, donc à une  réalité extérieure indépendante de la perception immédiate que nous avons du temps.
Si le mouvement est de l'espace intégré au temps, la matière, à commencer par la plus inerte, peut-être vue comme une intégration extrêmement complexe de mouvements internes, d'"ébranlements" liés et solidaires, dont nous ne percevons que des états particuliers et disjoints. La matière s'écoule en quelque sorte. L'autre effort que Bergson demande ici à l'imagination, [ce qui pourrait là aussi être proposé en exercice de méditation], c'est de se figurer tous les états successifs (et irréductibles) dont est constitué chaque mouvement ou chaque complexe de mouvements, comme portés par une continuité indivisible.

Étendue et extension

Notre perception de l'espace [on ne saisit pas bien ici si pour Bergson espace et étendue se confondent] est tributaire de notre pouvoir sur la matière, et inversement. Elle implique que nous interposions sur la matière un filet à mailles plus ou moins extensibles qui retient ce qui est utile à l'action. Dans ce processus, la mémoire est essentielle; elle contribue à fixer en qualités sensibles le flux des choses en ajustant le plus exactement possible la durée passée à la durée présente de telle manière que le présent ne soit rien d'autre qu'un éternel recommencement, un mécanisme doté d'un déterminisme absolu.
[ Pour échapper à cette nécessité, il faudrait pouvoir échapper aux mailles du filet. A ce stade du texte, qui n'est qu'une très brève transition, on ne saisit pas si Bergson pense que la liberté est possible ]
Pour bien distinguer ces moments solidifiés par la perception, et aussi pour mieux les relier entre eux, nous concevons un schème abstrait qui permet de les ordonner spatialement et temporellement, à savoir le temps homogène et l'espace homogène. Cette conception de notre action sur la matière, on pourrait dire de notre interaction avec la matière, permet de dépasser les deux positions classiques, à savoir la métaphysique dogmatique (ou réalisme) qui considère que la durée et l'étendue sont bien telles que nous les percevons, et la philosophie critique de Kant (et l'idéalisme) qui en fait une des formes de notre sensibilité. Vitale et non plus spéculative, cette vision permet de conclure que la durée et l'étendue appartiennent réellement aux choses mais que notre perception interpose un filet, l'espace homogène et le temps homogène, pour "diviser le continu, fixer le devenir et fournir à notre action des points d'application".
Ces conceptions classiques ont en commun qu'elles postulent une discontinuité radicale entre les ordres du sensible et, partant, entre l'étendue et la qualité. Le réalisme dresse d'emblée une barrière entre, d'une part, l'étendue telle qu'il la projette dans la matière, et, d'autre part, les qualités, qui sont les produits de la sensibilité. L'idéalisme (Berkeley) efface les correspondances de fait entre les sens et associe à chacun des cinq sens une représentation particulière du réel. Ainsi pour lui notre représentation de l'espace serait-elle le produit du toucher. Pourtant il est impossible de ne pas être frappé par l'étroite correspondance entre les deux séries visuelle et tactile et de ne pas leur postuler une forme de liaison. L'explication la plus plausible de cette correspondance et de cette communauté est que les sensations participent elles-mêmes de l'étendue, qu'elles y baignent et qu'elles y contractent toutes les liaisons qui rendent compte de leur continuité.
Ainsi les qualités, que les sens perçoivent mais qui appartiennent au réel, doivent-elles être considérées comme extensives, plus exactement co-extensives, solidaires de l'étendue, et non pas discontinues, irréductibles entre elles [La transition vers cette conclusion est des plus elliptiques mais on est prêt à suivre Bergson sur ce point]. Par comparaison à l'étendue, l'espace peut être considéré comme une réduction de l'étendue à visée utilitariste, dans lequel le mouvement est privé de qualités.
En définitive, les distinctions établies précédemment entre perception pure, mémoire pure et cette étape intermédiaire où la mémoire se fait l'auxiliaire de la perception pour que le vivant exerce efficacement son pouvoir sur la matière, permettent d'effacer les ruptures de continuité que les doctrines classiques établissent entre la matière et l'esprit et qui ont tendance à reléguer l'explication dans le domaine .du mystère. Comme le dit Bergson:
" Ces deux termes, perception et matière, marchent l'un vers l'autre, à mesure que nous nous dépouillons davantage de ce que nous pourrions appeler les préjugés de l'action ".

L'âme et le corps

Telle que décrite antérieurement dans cet ouvrage, la mémoire intervenait comme partenaire à part entière de la perception, pour adapter la réaction du corps à la réalité extérieure. Dans cette section finale du chapitre, elle prend une autre dimension, ou, plus exactement, elle prend toute sa dimension: celle qui la relie à la perception pure (et non plus à la perception utile), c'est-à-dire cet état [limite sans doute] où le sujet et l'objet coïncident. Alors sa fonction ne se restreint pas à adapter la perception à un cadre spatial, donc divisible et limité, mais bien à un contexte temporel extensif. L'esprit apparaît alors comme l'instance qui "lie les moments successifs de la durée des choses". Et l'augmentation de cette capacité de liaison dans la lignée animale va de pair avec la conquête de l'indépendance et la liberté du vivant par rapport à la matière.
Cette position respecte le dualisme classique entre esprit et matière, déjà posé comme postulat méthodologique au début de l'ouvrage, tout en proposant une connexion entre les deux, une connexion d'autant plus satisfaisante qu'elle permet d'envisager tous les degrés intermédiaires de coïncidence entre les deux termes. Ainsi, chaque niveau croissant d'organisation du système sensori-moteur correspond à une capacité accrue de l'esprit à user de la mémoire comme une force de nouveauté et d'avenir et non comme une simple capacité à reproduire le passé dans l'avenir.
[ Comme souvent, les conclusions de Bergson sont optimistes et convaincantes comme par un effet de sympathie avec l'auteur. On est prêt à le suivre. Pourtant les transitions de la phase terminale de son raisonnement sont escamotées. Tout se précipite soudainement vers la conclusion alors qu'en d'autres points du texte les redites et le délayage sont fréquents. Ce qui manque selon moi dans cette dernière section c'est l'explicitation des fonctions assignées à la mémoire, à savoir d'une part comme partenaire de la perception "utile", celle qui débouche sur l'acte opéré par le corps, et d'autre part celle de substance quasi-intégrale de l'esprit, instance de liberté et d'autonomie du corps par rapport à la matière. Je ne comprends pas bien non plus le sort qui est réservé à la perception pure dans ce pouvoir d'affranchissement par rapport à la matière. Quelle est la nature de sa liaison avec la mémoire pure ? On est obligé d'en supposer une mais Bergson est resté court sur ce point, pourtant crucial selon moi. Enfin, comme Bergson réfute avec vigueur la théorie selon laquelle les souvenirs auraient une base organique, on attendait sur ce point une théorie alternative. Je n'en ai pas vu dans cet ouvrage. On croit comprendre à la fin du chapitre que, globalement, elle repose bien sur des mécanismes sensori-moteurs, donc sur une base organique, et que ce qui est mis en cause au début c'est plus l'idée d'un dépôt (ou d'une gravure) autonome des souvenirs, divisibles à l'infini, dans le cerveau. ]

RÉSUMÉ ET CONCLUSION

I. Le corps est un instrument d'action et non de représentation. Il construit (ou contient) le schéma réflexe qui va de la perception à la réponse, il relaie les effets de la mémoire dans cette réponse, mais les centres nerveux n'expliquent pas la perception et ils n'emmagasinent ni les souvenirs ni les images. Le dualisme radical ainsi créé entre corps et esprit est un préalable à leur mise en rapport.
II. En effet, les conceptions classiques (matérialisme, idéalisme), en postulant que la perception et la mémoire, - on peut dire aussi le physique et le moral,- sont de même nature, ne permettent pas de comprendre leur rôle respectif. En particulier l'idéalisme, notamment l'idéalisme Kantien, pour lequel les perceptions, celles du corps-matière comme celles de l'esprit, sont les représentations symboliques d'un réel inatteignable, se trouve contraint de faire quand même une différence entre sensibilité et entendement, cette dernière notion impliquant l'existence d'une représentation plus absolue que l'autre, plus vraie, plus fiable, plus scientifique. Quant au matérialisme, qui ne voit que matière dans l'esprit, il est obligé de postuler que la conscience est un épiphénomène émanant des "mouvements cérébraux". Idem pour le dualisme dit "vulgaire" qui semble osciller tour à tour entre les deux autres conceptions. Dans les trois cas, on nie la dualité des substances respectives de la mémoire et de la perception, on les met sur un même plan, et, partant, on passe à côté des valeurs de nouveauté et de liberté qui résulte de leur influence réciproque.
En vérité le corps peut être considéré comme un pur centre d'action, la perception et la mémoire conjugant leur effort pour orienter l'action du corps. Dans ce schème collaboratif, la fonction de la mémoire est d'évoquer les perceptions passées en vue de l'action actuelle, mais aussi de nous émanciper du rythme de succession des choses en créant des liens entre moments dissociés par le flux du temps.
III. Si, comme cette thèse le propose, le corps est un pur centre d'action, on peut concevoir que la perception, dans sa signification limite, comme "perception pure", est extérieure à tous les mécanismes cérébraux. Elle consiste à prélever dans la réalité extérieure les seules images qui peuvent intéresser cette autre image qu'est le corps. Cette notion d'images soumises à sélection permet de baser la notion d'objectivité non pas sur l'adéquation de la représentation mentale à la réalité mais sur la pertinence du choix opéré par la perception sur l'infinité des images qui lui sont présentées par cette même réalité. La connaissance de la réalité n'est donc ni subjective comme pour l'idéalisme anglais, ni relative, comme dans l'idéalisme kantien. On peut dire qu'elle est partielle [le mot n'est pas utilisé par Bergson], le rapport entre le "phénomène" et la "chose" [probablement le "noumène"] étant celui de la partie au tout.
Le corps est un centre d'action, et la "perception consciente" [il manque une définition à ce sous-ensemble] est orientée, non pas vers la connaissance donc la spéculation (comme l'envisagent le réalisme et l'idéalisme), mais vers l'action. Pour ce faire, elle tend à se rendre maîtresse de l'étendue en y désignant un "centre d'action" et en y posant un  "filet infiniment divisé" qui n'est autre que l'"espace homogène" de la science. Ici encore, la perception sélectionne et prélève. Elle n'est ni subjective ni relative, elle est partielle et orientée. La perception est donc un engagement dans l'action et les "ébranlements" de la substance cérébrale qui la continuent sont une "action commencée" mais pas une cause, ni un duplicat.
IV. La perception de notre propre corps, au lieu de dessiner des actions seulement possibles, comme c'est le cas pour la perception des objets extérieurs, dessine des actions réelles. Cette perception ne se traduit pas en "images" mais en "sensations affectives". Images dans l'espace et sensations affectives sont irréductibles l'une à l'autre et l'on se trompe à donner aux dernières la qualité inextensive des premières. Au contraire, les sensations affectives, plutôt que matériaux permettant de construire des images de l'espace [critique du sensualisme ?] devraient être envisagées comme sources de contamination de la perception pure.
V. Comme l'affectivité, la mémoire module la perception pure. Si l'on s'en tenait à la perception pure, en effet, on peinerait à voir où la notion d'esprit vient se greffer dans le schème proposé ici. La mémoire l'y introduit en injectant le passé dans le présent, mais ceci de telle manière que celui-ci n'est pas la pure reproduction de celui-là et que la conscience individuelle puisse ainsi échapper à la pure nécessité et au pur déterminisme.
VI. Les deux thèses sous-jacentes de cet ouvrage sont (1) que la mémoire est autre chose qu'une fonction du cerveau et (2) qu'il y a une différence de nature, et non pas simplement de degré, entre la perception pure et le souvenir pur. La thèse selon laquelle les souvenirs ne sont pas gravés tels quels dans la substance cérébrale est corroborée par l'observation médicale:
  • les amnésies touchant des pans entiers de l'existence ne correspondent à aucune lésion précisément localisable;
  • les troubles de la mémoire associés à des localisations cérébrales précises, type aphasies et maladies de la reconnaissance visuelle et auditive, ne concernent pas les souvenirs eux-mêmes mais la faculté de rappel qui les met au contact de la situation présente, autrement dit de la reconnaissance;
  • On observe que cette reconnaissance peut s'effectuer selon deux modalités différentes:
  • reconnaissance passive, automatique, qui admet bien un siège cérébral au niveau des centres moteurs;
  • reconnaissance active au moyen d'images-souvenirs qui se portent au-devant de la perception présente. Les lésions cérébrales qui affectent ce mode de reconnaissance active sont sensori-motrices et suggèrent que ce qui est touché c'est un mécanisme générique par lequel toute une catégorie de souvenirs (de même nature sensorielle) sont empêchés d'accéder à la conscience, et non pas les souvenir considérés isolément.
VII. La thèse complémentaire à la précédente est que mémoire et perception sont de nature radicalement différente. Considérer le souvenir comme une perception affaiblie, comme le fait l'idéalisme anglais, est démenti par l'expérience intérieure. La mémoire est non pas une "régression du présent dans le passé" mais au contraire "le progrès du passé au présent", et le souvenir en action peut être envisagé comme une succession de plans de conscience qui, partant d'un état virtuel source qu'on appellera le souvenir pur, aboutit au présent agissant. Dans cette façon de voir, le souvenir pur est une manifestation de l'esprit et le problème soulevé ici est d'ordre métaphysique et non plus simplement psychologique.
VIII. Le fonctionnement de la mémoire a été trop simplifié dans l'associationnisme. Dans cette doctrine les souvenirs sont sélectionnés par ressemblance ou contiguïté, comme s'ils étaient tous situés sur un même plan. En fait il y a un nombre inépuisable de plans de conscience virtuels entre celui de l'action et celui de la mémoire pure. Certes on peut concevoir que les habitudes purement motrices sont confinées au plan de l'action et qu'elles extraient les souvenirs selon le mode de la contiguïté et de la ressemblance. Mais s'agissant des images (par opposition aux mouvements), le choix des souvenirs est moins asservi à l'action présente et il peut se faire de manière plus souple, plus libre, plus expansive, dans les mille plans de conscience qui séparent l'action du rêve.
[On ne peut pas dire que la thèse de Bergson sur le recrutement des souvenirs soit très audacieuse à ce stade d'exposition. Disons qu'elle propose un cadre d'interprétation suffisamment vague pour ne pas être réfutable.]
IX. La thèse de  cet ouvrage permet de comprendre comment le dualisme, tel qu'il est explicité plus haut, permet de mettre en rapport l'esprit et la matière et de résoudre la triple opposition de (1) l'inétendu à l'étendu, (2) de la qualité à la quantité, et (3) de la liberté à la nécessité.
[ En préalable, Bergson reconnaît ici que la perception pure, c'est à dire une perception qui serait instantanée, indemne de toute sensation affective et sans participation de la mémoire, n'existe pas, que c'est un idéal, une limite. Et il semble bien situer son propos sur les "trois oppositions" au niveau de la perception concrète. ]
(1) L'extension, intermédiaire entre l'étendue divisée et l'inétendu pur, est la qualité la plus apparente de la perception. La perception tend en effet à diviser l'étendue à l'infini pour les besoins de l'action, traduisant l'étendue en espace. Les sensations, avec leur accompagnement affectif, sont par nature extensives mais elles tendent à perdre cette nature dans le processus de perception. L'entendement, habile à créer des distinctions logiques, ne conserve que les extrémités du processus, à savoir d'un côté une étendue indéfiniment divisible, et, de l'autre, des sensations absolument inextensives.
(2) De même que la perception concrète réconcilie l'étendu et l'inétendu via l'extension, de même elle abolit la frontière entre qualité et quantité, autrement dit entre conscience et mouvement, via la tension qu'elle opère entre les moments de la durée.
(3) La notion de nécessité gagnerait à ne pas s'affirmer sur un mode absolu. [Je résume abusivement, et interprète à ma manière, le propos de Bergson qui est ici trop abscons pour moi]. On pourrait la résumer comme l'équivalence mathématique des moments successifs de la durée les uns aux autres. Cette vision est tentante et elle peut-être considérée comme vrai si l'on prend comme référence la nature, qu'on imagine qu'elle n'invente rien, qu'elle est en quelque sorte une "immense conscience régulée" contenant d'emblée tout ce qui nous apparaît à nous, aliénés à notre propre durée, comme un devenir. Mais si l'on en reste plus modestement à la conscience humaine, le schéma proposé dans cet ouvrage permet de rendre compte que liberté et nécessité se disputent notre terrain humain grâce à la très grande sophistication de notre système nerveux, et tout particulièrement à notre capacité à nous affranchir, par la mémoire, de l'écoulement inexorable du temps.
[ Bergson aurait pu s'abstenir de faire ce résumé-conclusion où ses intuitions initiales tournent finalement court. Ou plutôt qu'elle se contentent de rejoindre un certain bon sens, et ceci après bien des détours. On se serait contenté du feu d'artifice des quatre chapitres précédents de l'ouvrage qui stimulent activement la pensée du lecteur sans l'obliger à l'intégrer dans un système qui s'avère assez pauvre au fond. C'est dommage que Bergson ait toujours voulu systématiser sa pensée. Les idées les plus stimulantes de l'ouvrage sont à mon avis celles relatives à la mémoire pure et à la perception pure. Ce sont des postulats, des conceptions limites, intéressantes en tant que telles. Mais Bergson semble s'interdire de leur conférer pleinement ce caractère virtuel, comme un mathématicien avec un axiome. Il serait intéressant maintenant de voir comment ses conceptions sur la mémoire et la perception sont compatibles avec nos connaissances scientifiques actuelles, et quels prolongements ou quels rapports elles ont avec la phénoménologie en particulier. ]
RÉSUMÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE, 2016