ALAIN DE LIBERA / LA VOLONTÉ ET L'ACTION



Lecture du cours dans l'édition Vrin (2019). Résumé court sur la page de l'éditeur et résumé détaillé de chacun des cours de l'année 2014-15 sur le site du Collège. 

Ceci n'est pas un résumé mais un commentaire très personnel, quelques réflexions suggérées par la lecture.

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L’une des erreurs majeures du discours philosophique est de confondre la logique (pour laquelle la conclusion du raisonnement est toujours contenu dans ses prémices) et la causalité, qui introduit la notion de temps, donc de changement, de transformation entre le début et la conclusion. Sitôt qu'un événement a dépend de b pour s'accomplir, on peut imaginer d'autres causes venant ultérieurement empêcher ou différer a de produire b. Cette remarque s'applique en particulier à l'analyse philosophique du processus de la volonté. La volonté commence par une volition, qui est un acte mental, et finit par la décision, un autre acte mental pouvant déboucher sur le faire. Ces actes sont successifs, liés au temps et à la durée, donc indépendants a priori de toute règle logique. Il ne faut donc pas confondre implication logique et conséquence causale. Partant, les notions de condition nécessaire et de condition suffisante des mathématiques ne s'appliquent pas stricto sensu aux énoncés séparés par une durée, aussi infime soit-elle. Cela concerne encore une fois la volonté qui est un processus. Sauf le respect qu'on lui doit, cette confusion des genres semble avoir fait dire n'importe quoi à Hobbes, déterministe radical. Et je trouve que A. de Libera, qui le cite amplement, ne souligne pas assez ce problème.

Le problème du libre-arbitre revient donc à s'interroger sur la nature des événements (causes) qui interféreraient avec les facultés propres du sujet dans le processus en question. Le déterminisme s'applique évidemment, - on ne voit pourquoi il en serait autrement -, mais les causes, internes surtout, fluctuent à tout moment. La liberté du sujet, l'amplitude de cette liberté, son degré comme l'on dit en physique, réside précisément dans sa faculté d'indétermination, donc de suspension de l'acte pour mieux faire jouer le concert des volitions qui le précède. Et si l'on devait attribuer à Dieu un rôle dans la volonté du sujet humain, si d'ailleurs l'on doit en attendre quelque chose, il est probablement non pas dans le passage de la volition à l'acte mais dans le spectre et le jeu réciproque de ses volitions. J'aime bien cette hypothèse.

Et l'on voit poindre à ce stade une autre une autre faille logique qui s'immisce insidieusement dans le discours : la régression à l'infini (regressus in infinitum). Selon A. de Libera, Hobbes dit qu’à l'instant t la volonté est entièrement nécessitée, c’est-à-dire entièrement déterminée par des facteurs externes et internes qu'on pourrait en théorie nommer. Une telle affirmation pourrait à la rigueur être considérée comme vraie selon les axiomes d’une certaine mathématique élémentaire. Mais qu'est-ce que cet instant t ? Dans la vraie vie, l'instant n'a aucun fondement comme point. L'instant dont parle le locuteur qui se risque très imprudemment à utiliser ce mot serait fait, d'emblée, d'une infinité d'instants. Alors lequel doit-on considérer de ces points qui n'existent pas pour un processus foncièrement temporel tel que le processus psycho-physiologique qu'est la volition ? Dans cet infiniment petit tout peut se loger, toutes les influences, toutes les inclinations. 

Retour à l'enthymème : « je pense donc je suis » où la majeure du syllogisme est absente, à savoir : « Celui qui pense est ». Je réalise que cette assertion (axiome ? proposition ?) aboutit à une définition très accueillante, mais aussi très floue et très arbitraire de l'être humain (quod), en aucun cas de la personne humaine (quid), et encore moins du soi (quis). Une définition générique en somme. Et pan pour Descartes! Ce n'était qu'une incidente.

La volonté envisagée comme un arc complet, un processus, par lequel la volition, sommet de l'arc, est « informée » en amont par l'intellect (délibération, jugement) et par le désir, puis déclenche en aval l'acte. Le temps s'introduit subrepticement dans le processus, je l'ai dit. On peut en rendre compte en disant que l'intellect via le jugement s'applique à l'avenir et qu'au contraire le désir se rapporte à l'immédiat. Mais ce qui me semble beaucoup plus pertinent c'est de dire que le temps qui passe est un véritable gouffre où tous les jugements et tous les désirs sont susceptibles de se précipiter. Jusqu’à l’échelle infinitésimale, le temps nourrit la volonté autant qu'il l'assèche. C'est cela le rôle du temps dans la volonté. Rien d’abstrait. Je pense même qu'une partie du processus est subconscient car la conscience n'est pas aussi sensible que le subconscient aux besoins du corps. Le sommeil et l'inconscient mettent l'intellect en sourdine nous rendant ainsi plus sensibles aux échelles infimes, qui sont celles du corps, et, partant, plus sensibles à la vraie durée (celle de Bergson).

Par ailleurs le désir semble lié à l'énergie vitale, promotrice de l'action, alors que la délibération intellectuelle a plutôt tendance à retenir le faire, serait-ce que pour se donner encore du temps. Je placerai donc personnellement le désir bien avant l'intellect dans le schéma. On est loin de la raison et des critères de l'intellect.

Ambiguïté de la définition du dernier stade de l'arc de la volonté, à savoir le passage à l’acte. Qu’est-ce que cet acte exactement ? Est-ce le faire, c'est-à-dire la modification du milieu extérieur (par exemple une décision qui concerne autrui) ou est-ce un pur acte mental, c'est-à-dire un état arrêté de la conscience, un état stabilisé, stable ou métastable, qui permet, dans une certaine mesure, de ranger quelque part dans son esprit la forme ultime, le produit, du processus, sous réserve d'avoir à y revenir plus tard ? Dans l'acte mental volontaire, on voit bien que l'intellect est en quelque sorte poussé à se déterminer. C'est typiquement ce qu'on fait quand on doit adopter une opinion, une croyance, une foi (exemple : le pari de Pascal qui me semble l'archétype d'un acte volontaire).

VN (vouloir que ne pas), comme vouloir (V), est un arrêt de la volonté. NV (ne pas vouloir) est une manière de remettre à plus tard. N'est-ce pas quand même également un acte ? Par exemple chez l’aboulique (akrasie), même la perspective d'un bien assuré peut aboutir à un NV. 

La grande question serait de savoir si l'on peut simultanément vouloir et nouloir (cas du Christ et de la prière de Gethsémani). Mais est-on capable d'y apporter une réponse humaine puisque le terme simultanément n'a pas de signification absolue ? Il est certain qu'il nous apparaît souvent qu’au même moment de la vie on a en nous le V et NV, qui d'une certaine manière ne sont pas incompatibles si nous manquons d’information ou si nous sommes dépourvus de désir. Mais avoir simultanément le V et le VN, le vouloir et le nouloir, deux volontés fermes qui s'opposent, c’est plus troublant et c'est irrationnel en apparence. En matière de morale, le péché du chrétien c'est l'affrontement du principe d'abstention affirmée qui est nouloir (VN) et la trangression du même principe, qui est vouloir (V). Autre façon de voir : le péché n'est-il pas en vérité une oscillation, qui ne peut se stabiliser, entre le VN et le V, chacune des volontés occupant sa place propre dans le temps ? Mais qu'est-ce que ça change au fond, le seul problème important étant l’application du principe d'incompatibilité entre nouloir et vouloir au problème de Gethsemani donc, plus largement, celui de la liberté du vouloir ?

Le mystère demeure. Mais si liberté de la volonté il y a, où réside-t-elle exactement? Si l'on est capable simultanément de vouloir et de nouloir, je dis bien simultanément (notion intangible pour l'esprit encore une fois), cette faculté d'indétermination radicale qui nous caractérise en tant qu'espèce, quel avantage nous procure-t-elle sur le reste de la création? Je n'ai évidemment pas de réponse à suggérer mais pour conclure je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement entre la volonté et l'amour, une autre faculté humaine, un autre processus. Dans la passion amoureuse il n'est pas rare en effet d'avoir l'impression d'aimer et de haïr en même temps. Chacun l'a vécu.

Je complète ce billet après une relecture des derniers chapitres, particulièrement ardus, consacrés à la comparaison des modèles "logiques" aristotélicien et augustinien de la volonté. Lors de mes premières lectures, je ne comprenais pas l'insistance de l'auteur à développer le premier, alors que le second s'impose pour moi d'emblée. Je comprends mieux maintenant pourquoi une comparaison était nécessaire afin de bien saisir la pertinence du second.

Passant sur le détail et même sur la conclusion, je me contenterai de reprendre mon argumentation plus haut sur les "failles logiques" qui peuvent s'immiscer dans le discours et en obscurcir le sens et j'en ajoute deux [j'entends ici "logique" au sens large. Ce peut être un simple défaut de la structure linguistique] : 

(1) la notion d'être (encore elle!) n'a de sens qu'au présent. Ce qui sera n'est pas, ce qui l'a été non plus.

(2) Le vouloir suppose un "faire" qui le suivra, quelle que soit la nature de ce faire. On peut d'ailleurs imaginer une langue (elle existe peut-être) qui ne dissocie pas le vouloir du faire, qui ne connaisse qu'un mot: le "vouloir faire". Donc, ces deux actes qui pourraient nous apparaitre incompatibles au temps t selon le principe aristotélicien de non-contradiction, à savoir: "vouloir que p" et "vouloir que non-p", en même temps ne le sont pas puisqu'ils concernent toujours l'instant d'après. 

En résumé, je trouve que beaucoup de théories que De Libera décrit dans ce cours sont fondées sur des failles logiques ou des défauts des langues (vocabulaire, structure) dans lesquelles ils ont été exprimés. En définitive, trop de faux problèmes et de fausses controverses. Et encore, j'ai laissé Dieu et la théologie de côté dans ce commentaire ! Ce thème de la volonté s'y prête particulièrement et je me demande si l'auteur n'aurait pas pu franchement l'aborder dans cet esprit critique.

Gilles-Christophe, juin 2020