Cinq messages à V. sur la religion et la foi.

Juillet 2020

Je vous suis très reconnaissant de m'accorder votre écoute, dans le prolongement de ce bref échange sur la foi et la théologie initié à C. Je ne voudrais donner l'impression d'en abuser. 

Ma position personnelle de fragilité vis à vis de la foi catholique doit être fort banale et pourtant cette errance spirituelle est l'une des choses les plus importantes dans ma vie, … ceci depuis toujours. A près de 70 ans je tourne autour, avec des interrogations renouvelées, des études, des lectures, et une faim, non satisfaite, d'échanges spirituels. 

Je construis ce que je peux appeler ma foi, non pas en dehors de la religion catholique mais à sa marge. Les Évangiles et l'Imitation sont pour moi des repères essentiels et je m'intéresse d'assez près à la philosophie médiévale. J'ai toujours le Christ à portée de pensée et malgré cela je ne fréquente pas l'Église. Ma rationalité ne fait pas obstacle à l'essor spirituel ni à la réceptivité aux signes de la surnature. Je respecte et crains le sacré et les sacrements, ainsi que ceux qui le représentent. Je me demande même si je n'en suis pas trop impressionné. 

Je vois pourtant trois raisons essentielles à ma déficience : (1) le manque d'humilité qui m'éloigne en particulier de la prière et de la célébration collective, (2) l'isolement spirituel qui me prive des échanges dont mon excès d'intellectualisme me rend trop dépendant et (3) la circonspection quant à la tolérance et à la générosité d'une grande partie du clergé. 

Souvent j'envie les fidèles pour qui la croyance est immédiate, qui prient quotidiennement, et qui vont régulièrement aux offices, et qui, dans l'anonymat et la pénombre de l'église, s'entretiennent secrètement avec Dieu. Je n'en suis pas du tout capable ni de me reposer jamais dans une foi bien assurée. J'ai l'esprit bien trop intranquille pour cela. 

Mais, à près de 70 ans, j'ai comme l'impression qu'Il est mon ultime interlocuteur. Je devrais dire ma destination. Et, si c'était possible, je crois que je serais prêt à sacrifier mon orgueil intellectuel pour faire humblement partie de la communauté de ceux que je crois être de vrais croyants. 

Mais il est trop tard pour emprunter des voies qui ne me seraient pas purement personnelles. 

Je voudrais simplement me permettre d'ajouter à quel point j'ai senti que votre parole portait lors de cette simple (mais très renseignée) visite guidée à C. Les fidèles vous en sauront gré plus tard, je le ressens ainsi. 


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Tout d'abord je remercie votre directeur d’autoriser cet échange. Je voudrais mériter la confiance que vous et lui voulez bien m’accorder. Il peut paraître paradoxal qu'un homme plus que mûr et dont la vie est derrière lui recherche l'oreille et la confiance d'un jeune homme qui a encore presque tout à attendre de l'existence. C'est ainsi : votre parole intelligente, juste et fervente de C. a suffi à me convaincre. L'expérience pèse peu face à ce que je me permettrai d'appeler la grâce. Ce paradoxe n'étonnera pas les vrais croyants sans doute. 

De plus je pense que nos deux âges se rejoignent dans le sérieux accordé aux engagements existentiels, un sérieux qu'on a tendance à oublier dans l'entre-deux de la vie, de la vie ordinaire au moins, celle qui fut et reste la mienne. 

Je me permets aujourd'hui de vous entretenir de deux situations vivantes qui ont en commun de questionner l'approche des sacrements par qui ne croit pas en être digne. 

Le premier questionnement regarde la médiation que tout fidèle pourrait espérer du prêtre autour de la mort. Autrement dit pour préparer le passage et être en état d'obtenir le salut

Le dernier subterfuge que mon esprit ait trouvé pour ne plus être obsédé par cette question taraudante du salut, c'est de remettre en cause la notion du soi, c'est à dire de l'individu unique qu'on prétend que je pourrais être. Subterfuge en effet car celui en moi qui aspire au salut n'est-ce pas précisément celui que seul Dieu peut reconnaître mais auquel je suis, moi qui vous parle, aveugle ? J'ai d'ailleurs récemment décrété, pour mon confort, qu'un tel être individuel n'existait pas, que je suis fragmenté, dispersé, que chaque instant qui passe instaure un nouveau moi-même qui ne reconnaît pas le précédent et que le suivant ne reconnaîtra pas. Par exemple, il y a alternativement en moi le spiritualiste fervent et le sceptique raisonneur, voire le nihiliste destructeur, trois grandes catégories qui peuvent encore se décliner en mille nuances. 

Dans de telles conditions, lequel de ces "moi" devrais-je présenter à Dieu in extremis ? Celui du tout dernier moment ? Mais c'est quoi l'ultime moment...? etc. etc... 

Je vous rassure : cet escamotage intellectuel fait en général long feu. Il y a bien en ce corps-mien (cette âme-mienne) une instance durable qui aspire au salut et qui ne désarme pas si aisément. Est-ce bien, comme je le dis plus haut, cette part de moi que seul Dieu peut identifier ? Et si c'est le cas, le pourrait-il sans une intercession consacrée par l'église ? 

À ce sujet, j'envie ces aristocrates du XVIIe siècle qui étaient accompagnés par un directeur pour traverser ces zones de turbulence de l'existence, soit préparation à la mort, soit aussi conversion au sens qu'on donnait à l'époque à ce mot (c'est à dire non pas tant conversion à la religion que soumission entièrement consentie à elle). 

Mon second questionnement concerne l'eucharistie. Face à ce qui est le sacrement des sacrements, l'engagement décisif pour le chrétien de base, je me sens comme frappé d'interdit, au propre comme au figuré. Souvent je m'imagine en rêve dans la situation de recevoir l’hostie et j'en ressens une grande terreur car, à cause de Paul et des canons moraux, je n'en suis certes pas digne. Je trahirais tant celui qui La donne que ceux qui sont sûrs de la mériter. Je ne vois vraiment pas comment vous pourriez me rassurer sur ce point. 

Je n'espère pas de réponse directe à mes questions mais un simple écho chrétien. Je ne veux surtout pas vous amener sur un terrain que vous jugeriez trop extérieur à votre état. Je serai simplement apaisé de savoir que vous avez, un jour, pensé à moi dans l'une de vos prières. 

Avec toute ma gratitude. 


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Si vous me l'autorisez, je reprends ici un des points sur lesquels portent mes scrupules chrétiens. Ce serait à d'autres de dire s'ils méritent ce qualificatif. 

J'aimerais revenir en effet aujourd'hui sur la notion d'examen de soi, notion courante de la pratique chrétienne, de la vie spirituelle en général. 

J'y vois une nécessité et un risque. 

Nécessité quand la foi est inquiète, qu'on a besoin de la fortifier et, pour ce faire, de s'entretenir avec Dieu via le for intérieur, vigie et organe de liaison avec ce qui nous dépasse. 

Risque quand l'exigence intérieure, indissociable de l'examen de soi, se transforme en complaisance narcissique, en habitude sans enjeu véritable, en confort spirituel (car il en est ici du spirituel comme de l'intellectuel). 

L'attitude supérieure chrétienne ne serait-elle pas plutôt d'être pleinement tourné vers le monde, d'être au monde ? D'empêcher en tout cas que le retour réflexif vers soi nuise à cet essor vers les autres et vers Dieu, Dieu envisagé alors dans sa nature transcendante plutôt qu'intérieure et affective ? En somme, de s'oublier le plus et le mieux possible. 

Oui, certainement, l'altruisme et le dévouement pouvant même toucher à l'héroïsme. Mais ce faisant l'être d'exception s'oublie-t-il vraiment ? Est-il ailleurs qu'en lui, n'est-il que tout aux autres ? 

Non sans doute, car le héros comme l'être humble, l'être en perfection comme l'être humilié et l'être de peu, tous aspirent au salut. Non pas évidemment par les œuvres et la démonstration de leur valeur personnelle au regard du monde mais par leur rattachement sincère à l'universelle condition, à la commune source

Cette recherche du lien originel ne nécessite-t-elle pas, à un moment ou à un autre, de rassembler ses forces intérieures ? Et l'examen de soi n'apparaît-il pas alors comme un simple moyen, mais un moyen indispensable ? Une condition pour retourner, mieux armé, vers le monde, pour être à même de se donner à autrui dans un cycle sans fin, comme une respiration. 

J'essaie de me garder de la rumination intérieure sans effort de dépassement, de me garder de la pure contemplation d'une âme où Dieu n'aurait pas la place qui lui revient, c'est à dire : toute la place. 

Mais l'actualité du monde (cf. le Liban ces derniers jours) nous rappelle l'inanité de ces minuscules scrupules individuels. Est-il un lieu de notre esprit, ou plus largement de l'Esprit, où la représentation de ces deux réalités (aspiration individuelle à la paix voire à la béatitude, d'un côté, partage de la douleur d'autrui et du sort collectif, de l'autre) soient compatibles ? C'est probablement le terrible dilemme des réguliers, lesquels s'abstraient du monde pour mieux contribuer à le sauver. 

Avec l'espoir que ces propos rencontrent certaines de vos propres interrogations et avec toute ma gratitude pour votre écoute. 


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Je reste dans le doute sur la réception de ces propos, ceux d'un homme arrêté au seuil et cherchant l'éventuelle impulsion qui pourrait lui permettre de le franchir. Je poursuis cependant sur ma lancée, l'écriture étant un moyen qui prend toute son importance lorsque j'imagine que c'est vous qui me lisez. 

Je prends le risque de parler aujourd'hui du climat spirituel dans lequel je vis, qui m'est si personnel qu'il est probablement peu orthodoxe. Il fait probablement obstacle à la vraie foi. Ce serait à vous de me le dire. 

J'en parle avec un certain plaisir car c'est une véritable conquête de l'esprit. Pas une conversion, pas brutale en tout cas, mais une évolution graduelle, tardive, liée à l'expérience. Ce climat religieux se traduit par un accueil très élargi de l'âme, tant aux percepts qu'aux concepts. 

En particulier l'idée du Dieu trinitaire m'avait longtemps intrigué comme une forme de sophistication intellectuelle, produit de croisement entre la théologie et la philosophie. Une construction tellement subtile que je me demandais comment elle pouvait être reçue par des âmes simples. Et bien, peu à peu, peut-être du fait de mon intellectualisme, je suis parvenu à en faire un cadre de référence qui m'accompagne dans l'existence. Un credo, en somme, qui n'aurait pas besoin d'être récité dans une quelconque prière car il résulte de l'assimilation en moi de réflexions vitales, années après années. N'est-ce pas, à ma manière, refaire le cheminement des Pères de l'Église ? 

Cet accueil en l'esprit de notions religieuses que le pur intellect regarde avec circonspection au premier abord concerne aussi les aspects mythiques et surnaturels des textes sacrés. En vieillissant j'ai acquis la capacité de ne plus faire de barrière étanche entre la raison et la croyance (car il s'agit ici bien plus de croyance que de foi). Bien que scientifique de profession, je n'applique plus avec autant d'intransigeance qu'autrefois les critères de vérité à tout ce qui concerne l'humain, l'humain se définissant par référence au divin (car dire qu'il se définit par rapport à l'homme m'apparaît une lapalissade). Ce qui échappe à la raison classique prend une place croissante en moi, se rattache à moi comme une nouvelle peau. J'ai été influencé ici, entre autres, par la lecture d'un auteur anglais du début du XXe : Chesterton. 

J'aurais beaucoup à dire sur ce thème. 

Mais voyez le résultat : j'ai fait le chemin à l’envers ! Je suis devenu quasi chrétien à la suite d'une longue expérience que je qualifierai de culturelle. Il m'a fallu presque toute une vie pour me rendre à l'évidence. Comme tout cela doit vous sembler manquer de naturel et de spontanéité par rapport à la foi du bon chrétien, par rapport à votre foi à vous, si simplement et spontanément exprimée à C. ! 

Mais c'est désormais mon univers tant mental que sensoriel, mon habitude en somme, et toute cette accumulation de strates de réflexion critique ne m'entrave pas dans certains sentiments religieux élémentaires comme ceux qui accompagnent la quête du salut. 

Encore une fois, n'hésitez pas à me renvoyer vers d'autres contacts si vous ne vous sentiez pas vous-même interpellé par mon propos ou en mesure d'y répondre. 



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J'en arrive au terme de cet appel au dialogue. J'ai essayé de traduire en mots mon questionnement spirituel, ma difficulté, sans doute rédhibitoire, à entrer dans une quelconque pratique religieuse et à approcher le sacré. Ces quatre messages m'ont permis de préciser ma position, pour moi-même d'abord, ma voix souhaitant porter au-delà. Je vous remercie d'avoir autorisé cette ébauche de confession, même s'il s'avérait que c'est dans le désert. 

Cette recherche d'un correspondant spirituel est un maillon essentiel mais fragile de ma démarche qui s'explique aussi par mon besoin d'une intercession, d'un accompagnement. Mon inquiétude étant de ne pas être capable de franchir seul les dernières étapes. 

Il y a en effet chez moi un sentiment d'urgence dû à l'âge. J'ai l'impression que les choses ne sont pas tout à fait en ordre alors que les échéances peuvent se précipiter à mon insu. 

Je suis certain qu'il existe quelque part des instances ouvertes qui permettent l'échange spirituel et le partage d'expérience. Peut-être doutez-vous de ma conformité avec l'esprit de votre propre communauté, ce que je peux comprendre dans un contexte de grande diversité des obédiences. 

De mon côté j'ai simplement perçu intuitivement la force de votre vocation, qui fut un signe et un appel. 

Avec toute ma gratitude.