R.G. Collingwood - The Idea of History (1946)


Voici ma proposition de résumé détaillé (et commenté) de cet ouvrage posthume de 280 pages du philosophe anglais R.G. Collingwood (1889-1943) sur la philosophie de l'histoire, publié en 1946 par Clarendon Press et réédité en version électronique en 2018 by Lume Books. L'auteur y développe ses thèses sur les spécificités de l'histoire comme source de connaissance et comme méthode d'investigation. 

Le principe de mes résumés (voir aussi ceux des ouvrages de Bergson et de Bachelard) est d'essayer de ne perdre aucune des idées principales et de respecter leur articulation et leur développement. J'y insère mes propres commentaires (ici en rouge).

En raison de la densité du propos, j'ai consacré une page séparée du blog à chacun des cinq chapitres. Le sommaire suivant permet d'accéder à chacune de ces pages.

L'ouvrage contient deux parties principales. Les deux premiers tiers sont consacrés à l'histoire de l'histoire, sorte de revue critique en quatre chapitres des grandes conceptions de l'histoire traitée de manière chronologique. Le troisième tiers, intitulé Epilegomena, se distingue assez nettement des autres puisque c'est l'exposé des propres conceptions de Collingwood en matière de philosophie de l'histoire.

On y retrouve notamment, amplement développés, deux thèmes abordés dans son Autobiographie (1939): les complexes de questions/réponses et la ré-effectuation (re-enactement) du passé dans le présent.

Outre qu'il satisfait à une double curiosité intellectuelle (philo et histoire), l'ouvrage de Collingwood a un intérêt plus personnel encore: la méthode historique proposée s'applique à l'histoire du soi (self) en tant que pensée réflexive (reflexive thought) se prolongeant dans la pensée présente. Elle définit donc, à côté de l'histoire stricto sensu, une méthode s'appliquant à l'autobiographie que j'aimerais mettre en œuvre ici dans les années à venir. Elle consiste non pas à rabouter artificiellement des lambeaux épars de la mémoire mais à laisser la pensée rechercher spontanément son chemin d'hier à aujourd'hui, c'est-à-dire, pour l'historien de soi, à attirer la pensée passée dans la sphère du présent. Elle pose en effet l'hypothèse de la continuité, sinon de l'être, du moins de la pensée réflexive individuelle, et fait le pari de son intelligibilité et de sa transmissibilité pour qui la lit ou l'écoute. 

Table des matières
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Historiographie gréco-Romaine

Caractère de l'historiographie gréco-romaine: humanisme et substantialisme

Cette histoire est dite humaniste en tant qu'elle rend compte des activité humaines, de ses buts, ses succès et ses échecs. Peu d'interventions des dieux sauf en tant que personnification de l'activité humaine: seule la volonté humaine est en jeu. Sa faiblesse est cependant de considérer que l'homme est entièrement rationnel et qu'il se conduit avec une vue claire de ce qu'il veut accomplir, de nier le côté expérimental et contingent de l'aventure humaine.

Elle est substantialiste car y domine le sentiment métaphysique de la substance comme forme définitive non affectée par le temps. Notion antinomique à celles de flux, de transformation qui s'appliquent en particulier aux agents humains.

Alors que Hérodote fait une large place aux événements comme conducteurs de l'histoire, Thucydide commence à être affecté par le substantialisme: les événements ne sont intéressants chez lui qu'en tant qu'accidents affectant ces entités substantielles que sont les agents humains. Cette tendance est encore plus affirmée chez Tite-LiveL'histoire est devenue un véritable "solide gelé" (frozen solid). Exemples:

  • Tite-Live et Rome: la Rome éternelle qui est ce qu'elle est dès le début et de toute éternité. 
  • Tacite et Tibère: pour lui la personnalité de fou est installée dès l'origine. Elle n'est que révélée par les événements. Le caractère est une substance que les événements vont permettre d'exprimer.

Dans sa conclusion de ce chapitre, Collingwood pose la question de l'utilité qu'avait alors l'histoire puisqu'elle ne visait pas à rendre compte de l'effet du temps sur les actions humaines et sur l'évolution des agents. Il note un certain pragmatisme platonicien qui s'amplifiera jusqu'au scepticisme quant à l'exactitude historique et un manque de prise de conscience de ce qu'il appelle l'esprit historique (historical thought).

Influence de la christianité

Levain des idées chrétiennes - Caractéristiques de l'historiographie chrétienne - Historiographie médiévale - Historiens de la Renaissance - Descartes - Historiographie cartésienne - Anti-cartésianisme:  Vico, Locke, Berkeley, Hume - Lumières - La science de la nature humaine

Levain des idées chrétiennes 

Deuxième crise de l'historiographie européenne (après celle du 5è siècle avant JC) : celle des 4è et 5è siècles après JC) où l'on assiste à un abandon (1) de la conception optimiste de la nature humaine et (2) du substantialisme avec ses entités éternelles non affectées par le changement historique. L'homme est affecté par le péché originel et guidé non pas par la raison mais par ses désirs et ses passions. Les grands desseins, la sagesse lui viennent de Dieu et de l'action de la grâce.

Dans le même temps, la conception substantielle se dissout peu à peu: les agents et les nations sont des créations de Dieu que Dieu est capable de modifier et de réorienter à sa guise. Même l'âme (soul) est soumise en permanence à l'influence divine. Dieu est bien la substance définitive mais elle reste inconnaissable et avec Saint Thomas d'Aquin on verra peu à peu s'effacer le Dieu substantiel au profit d'un Dieu se confondant entièrement à ses actions, puis avec Berkeley à un pur esprit. Dans ce contexte: 

(1) Dieu est l'origine et le moteur du processus historique et l'homme est un agent de ses volontés. 
(2) Corollairement, les entités réputées substantielles de la phase antérieure (par exemple "Rome") perdent leur définition substantialiste pour n'être que des phases transitoires d'un dessein qui les dépasse. Le temps historique n'est plus un flux de surface qui laisse intactes les substances mais il entraîne ces substances dans son mouvement, la création divine étant permanente
(3) L'histoire prend une dimension universelle: elle englobe l'ensemble de l'humanité, loin du particularisme implicite dans l'historiographie gréco-romaine.

Caractéristiques de l'historiographie chrétienne 

Elle est universelle, providentielle, apocalyptique et périodisée:

(1) universelle: il s'agit d'une "révolution copernicienne" car le centre de gravité n'est plus la Grèce ou Rome.
(2) providentielle puisque tout part de Dieu.
(3) apocalyptique s'agissant du dévoilement d'un plan intelligible avec un point central: la Révélation par Jésus Christ ce qu'il l'a préparée. 
(4) périodisée car il en résulte une division en 2 périodes (avant et après JC)  elles-mêmes subdivisées en époques inférieures, chacune spécifique et marquée par un élément majeur qui la définit.

Un exemple parfait: le travail d'historien de Eusèbe de Césarée (3è - 4è siècle). C'est une révolution de l'esprit, illustrée ensuite par des gens comme Jérôme, Ambroise et Augustin. Réaction très violente contre la culture gréco-latine. Le point de vue de chronologie universelle atteint son summum avec Isidore de Séville au 7è siècle et Bède le vénérable au 8è. La conception apocalyptique de l'histoire s'est maintenue ensuite même si elle a déplacé le moment et la nature de l'événement de révélation. Ce fut selon le cas: la Renaissance, l'invention de l'imprimerie, le mouvement scientifique du 17è, les Lumières du 18è, le mouvement libéral du 19è, le marxisme etc.

Historiographie médiévale

Comme dans l'Antiquité, cette histoire est limitée par la fragilité des sources et des témoignages mais l'histoire est abordée au plan universel comme la geste de Dieu (Gesta dei) et comme un procès (process) derrière un dessein divin dans lequel l'homme s'inscrit pleinement, non comme victime passive mais comme agent servant ces plans ou s'y opposant (et, dans ce dernier cas, comme marqué par le démon).

Elle contient souvent une vision du futur comme devant nécessairement advenir, c'est-à-dire une eschatologie. Cette incorporation (parasite) du futur dans l'histoire est en relation avec la conception d'un Dieu omnipotent par rapport aux actions humaines, donc avec celle d'un déterminisme rigoureux, à la fois inconnaissable et assuré. Il ne s'agit pas d'un nouvel avatar du substantialisme antique mais de la croyance en la transcendance, Dieu n'étant pas une forme éternelle mais une action permanente, pas uniquement originaire et s'exerçant de l'extérieur. On est passé de l'humanisme au théocentrisme.

Une conséquence majeure fut de négliger l'étude des témoignages et des sources humaines, considérées comme secondaires par rapport à l'élucidation du plan divin et, partant, de ne pas aborder l'histoire sous l'angle critique. Cette conception de l'histoire est contraire à l'érudition critique qui sera propre aux historiens du 19è, lesquels rejetèrent en bloc l'historiographie médiévale. Elle nous reste néanmoins "sympathique" car nous avons en commun avec elle la croyance que les grands changements historiques suivent une loi dialectique et répondent à une nécessité qui échappe à l'homme.

Historiens de la Renaissance

On y assiste à un retour à l'homme mais cette fois avec le souci d'érudition, donc de critique des sources, et avec cette différence majeure de conception que l'homme n'est pas une substance mais un être de passion. On remet en cause les solutions de périodisation antérieures (exemple des quatre empires).

Bacon distingue trois royaumes dans la connaissance: la poésie fruit de l'imagination; l'histoire qui relève de la seule mémoire, donc du passé pour lui-même, sans considération de l'avenir ni de son prolongement au présent; et la philosophie produit de l'intelligence. Pour Descartes l'histoire ne peut être source de connaissance, ceci pour quatre motifs:

(1) escapisme: l'histoire est faite pour s'évader de la réalité présente. Toute connaissance était alors rapportée à l'homme connaissant au présent (en dehors de toute notion utilitariste):  on ne concevait pas que faire de l'histoire c'était rapporter le passé au présent. 
(2) pyrrhonisme: doute quant à la fiabilité de l'histoire comme vérité certaine, transposable, généralisable.
(3) anti-utilitarisme: comment se baser sur une connaissance aussi fragile pour se conduire au présent ?
(4) imagination, magnification: l'histoire est le produit de facultés antithétiques au savoir scientifique. On ne concevait pas alors aisément l'histoire critique, basée sur une approche prudente mais authentiquement scientifique de la vérité, développée au début du siècle suivant par Vico.

Historiographie cartésienne

Elle est basée sur un scepticisme de principe mais aussi sur la reconnaissance des principes de la critique. Elle prolonge Descartes en le dépassant: (1) pas d'argument d'autorité (remise en cause systématique de l'autorité des sources); (2) confrontation des autorités; (3) ne pas se contenter des sources écrites mais aussi tenir compte des monnaies, médailles, inscriptions chartes etc. Un bon exemple: Tillemont sur les empereurs romains [Histoire des empereurs et des autres princes qui ont régné durant les six premiers siècles de l'Église (6 vol.), 1690-97, 1701, 1738)].

Leibniz commence à appliquer les mêmes principes à l'histoire de la philosophie avec cette réserve qu'il a eu tendance à rechercher ce qui reste fixe, qui n'évolue pas, ce qu'il appelle la Philosophia perennis. Idem pour Spinoza  avec la critique biblique. Mais la tendance générale du cartésianisme reste néanmoins anti-historique.

Anti-cartésianisme:  Vico, Locke, Berkeley, Hume

Vico (1668-1744) est originaire de Naples. Il soutient contre Descartes que d'autres vérités scientifiques sont possibles que les mathématiques, notamment en histoire. Pour lui le sentiment d'évidence, qui est le critère cartésien par excellence, n'est pas fiable; il faut lui substituer deux principes: celui de la juste appréciation des limites de notre connaissance et celui d'une approche empiriste. Il rejoint donc Hume pour la remise en cause de l'évidence cartésienne et Locke pour l'approche fondée sur l'expérience.

Vico pense que peut être connu ce qui résulte de l'action humaine et l'histoire est scientifique, tout particulièrement quand elle se préoccupe des sociétés, des langues, du droit, des coutumes etc. On peut selon lui reconstituer le procès par lequel toutes ces structures ont été élaborées mais sans considérer ce procès comme la reconstitution d'un plan préétabli ni la prédiction d'un futur.

Contrairement à Descartes, Vico ne se pose pas d'emblée la question de l'être des choses dont l'historien se saisit, une question d'ordre métaphysique qui mène inévitablement au doute. Non ces entités historiques existent vraiment, telles que la langue italienne par exemple. Elles existent vraiment pour la bonne raison que le présent vécu nous met en relation étroite avec ce qu'elles étaient dans le passé. En matière historique, idées et faits se confondent et il n'est pas légitime de les distinguer au plan de l'entendement et de la perception. 

Il pense que l'histoire pouvaient s'attaquer à des périodes reculées en s'aidant d'un certain nombre de principes dont: (1) l'analogie entre périodes séparées, tel entre les temps homériques et le haut moyen-âge, périodes dites héroïques; (2) la récurrence de ces périodes dans un ordre identique comme formant un cycle; (3) le cycle se répète mais en spirale ce qui veut dire qu'aucune situation ne se reproduira à l'identique, donc qu'il n'y a pas de prédiction possible.

Il met met en garde contre cinq erreurs: (1) l'exagération sur la grandeur des nations ou des sociétés; (2) les réflexes nationalistes conduisant à masquer les points négatifs sur un pays; (3) la croyance que les hommes qui font l'histoire des sociétés sont des hommes d'intellect donc que l'évolution des sociétés correspondrait à celle des connaissances humaines; (4) un type de société serait le produit unique d'une généalogie sociale. Pour Vico, deux généalogies sociales indépendantes peuvent engendrer des civilisations analogues; (5) les âges antérieurs étaient mieux à même de connaitre les périodes qui leur étaient plus proches. Pour Vico il n'en est rien: l'histoire peut être reconstruite plus objectivement sur la base des autorités "intermédiaires".

Vico était en avance sur son temps et il fallut attendre deux générations, soit la fin du 18è, pour que sa défense d'une histoire critique libérée des autorités prennent pied, en Allemagne notamment. Il faut souligner encore que son approche empirique de la connaissance rejoint la doctrine de Locke (1632-1704) et que sa critique des idées innées de Descartes est en convergence avec celle de Hume (1711-1776). Ces deux conceptions sont d'ailleurs reflétées dans l'esprit des Lumières, la vision historique des Encyclopédistes et l'intérêt particulier de Voltaire pour l'histoire.

L'empirisme lockien suppose que la connaissance est un produit collectif du temps donc qu'elle a une composante naturelle historique. Tout sceptique radical qu'il soit, Hume, de son côté, réhabilite la pensée historique et la met sur le même pied que les autres sciences: comme toutes les autres, la connaissance historique est relative mais elle est légitime en tant que savoir, dans la mesure où elle ne dépend pas de présupposés métaphysiques. Toutefois Hume fut empêché de saisir toute l'importance de sa philosophie pour l'histoire en tant que discipline scientifique à cause du préjugé de son temps sur la nature humaine en tant que substance douée de permanence. Il subissait malgré lui l'influence d'un puissant préjugé d'ordre métaphysique.

Lumières

Contrairement à Vico, Voltaire et Hume, du fait de leur insistance émotionnelle à critiquer la religion, ne la replaçait pas dans son contexte historique. Ils voulaient plutôt la rayer de l'histoire. C'était faire œuvre de polémiste et non pas d'historien. Dans leurs ouvrages d'histoire ils se sont limités à la période "moderne" (à partir du 15e siècle), considérant qu'on ne pouvait pas connaître avec assez de certitude les périodes reculées et qu'il convenait donc de les ignorer.

Montesquieu et Gibbon abordent quant à eux les périodes de fondation et, chacun à sa manière, traitent de l'histoire de l'Empire romain. Montesquieu  dans Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) considère les sociétés humaines comme des plantes soumises au climat et à la géographie : une vision partielle mais importante pour la suite de la méthode historique. Gibbon dans Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain (en 7 volumes, fin du 18è) retrace l'évolution débutant par l'irrationnel et la barbarie et aboutissant à cet âge d'or que fut la période des empereurs Antonins. 

La conception de l'histoire durant les Lumières peut être rattachée à une nouvelle forme apocalyptique (apocalypse = dévoilement) où tout ce qui a précédé l'âge classique est considéré comme inférieur car non guidé par la raison. C'est, en particulier, le rejet délibéré des temps médiévaux avant la Renaissance. Malgré tout, l'historiographie moderne se dessine derrière le dogmatisme en redonnant sa place au sujet et en mettant en avant l'histoire des sciences et des arts, de l'industrie, du commerce et de la culture humaine en général (Encyclopédie).

La science de la nature humaine

Bien qu'ayant rejeté bon nombre de principes substantialistes, notamment l'esprit comme opposé à la matière, les philosophies des Lumières où disons postcartésiennes, en conservent un très significatif: l'existence d'une nature humaine, fixe et éternelle, ayant traversé le temps et l'espace en dépit des vicissitudes de l'histoire. Même Hume, le sceptique radical, tout en niant l'existence de l'esprit (spirit) comme substance, se rabattait sur l'idée d'esprit comme procès non susceptible d'apprentissage et d'évolution, même si ses "produits" tels que les sciences et les arts sont eux toujours en progrès.  La connaissance de l'esprit était réglée sur celle de la nature. Or, mieux connaître les objets de la nature ne les transforme pas: leur nature reste permanente, inchangée.  Ainsi en allait-il de l'esprit comme objet de connaissance.

Cette conception explique l'optimisme du siècle concernant le gouvernement des affaires humaines.  La question qui se pose à eux est de lever le voile sur le fonctionnement de l'éternelle nature humaine: une fois cette question éclaircie le monde fonctionnera mieux. Ils ne soupçonnent pas que cette connaissance elle-même engendrera de nouveaux problèmes politiques et sociaux.

Seuil de l'histoire scientifique

[Mes commentaires personnels en rouge]

Romantisme - Herder - Kant - Schiller - Fichte - Schelling - Hegel - Hegel et Marx - Positivisme.

Romantisme

Il se traduit par un élargissement de la vision de l'histoire, largement initiée par Rousseau dans la période dite des Lumières, lequel substitue à la notion de despote éclairé par la raison (de Voltaire) celle de volonté populaire. Cette notion est même appliquée aux époques reculées qualifiées antérieurement de barbares où d'obscurantistes. Rousseau réhabilite les sociétés primitives et met en avant leur valeur propre, de même qu'il valorise l'individu humain dans ses formes encore en germe (comme par ailleurs chez l'enfant durant le processus d'éducation). Il s'agit d'un processus sympathique,

En Angleterre, la même fracture dans la vision historique peut être observée à la fin du 18è entre, d'un côté, un Hume, méprisant les cultures non inspirées par la raison, et, de l'autre, un Walter Scott, véritable antiquaire des temps médiévaux.

Il faut veiller à distinguer cette valorisation du passé par les romantiques (ou les pré-romantiques), envisagée comme phase d'un processus évolutif historique, de celle des renaissants pour la civilisation gréco-latine. Pour ces derniers il y a une référence à une période d'équilibre dans l'excellence qui est unique et comme détachée du temps.

Herder

Dans son grand traité en quatre volumes [Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, 1784-1791, Trad. Edgar Quinet, 1834], Herder, inspirateur allemand du Sturm and Drang et ami de Goethe, voit large et replace l'homme au sein de la nature, au sommet de la création, ancré dans son milieu et comme le résultat achevé d'un dessein qui le dépasse et qui est encore en marche. Il replace l'homme dans le temps et l'espace et au sein des êtres qui peuplent la terre. Il développe son système jusqu'à la notion des races humaines considérées chacune comme le produit naturel de son milieu et  représentative d'un ensemble de valeurs morales et spirituelles. Certaines sont considérées comme privilégiées telles celles de l'Europe occidentale.

Collingwood note le côté pernicieux de ses conceptions racialistes en soulignant que pour Herder c'est la race qui détermine le processus historique et non l'inverse donnant ainsi la priorité à celles qui ont en elle le pouvoir de transformer le temps et l'espace.

Kant

Kant applique à l'histoire sa conception générale du double plan de la réalité telle qu'elle s'applique en général à la connaissance:  le phénomène, c'est-à-dire ce que l'homme voit et juge, et le noumène, c'est à dire la vérité essentielle postulée derrière l'apparence. L'histoire est de fait apparentée à la nature,  à savoir, pour l'homme qui essaye de la comprendre, à  un spectacle répondant à un plan, comme les phénomènes physiques répondent à une loi.  

Selon Collingwood, il oublie que l'histoire n'est pas un spectacle comme la nature mais un processus intégralement humain que nous ne pouvons pas juger uniquement de l'extérieur. Il nous faut au contraire la revivre de l'intérieur, la rejouer, la ré-effectuer (re-enact). On voit que Kant reste dans la continuité des philosophes du 18è en réduisant l'histoire à la nature comme Montesquieu l'avait fait en l'expliquant par la géographie et le climat et Herder par la biologie. Ce concept de nature (ou de Nature), on peut dire que c'est un postulat métaphysique venant de très loin: la nature est une entité cachée qui attend qu'on la dévoile (le voile d'Isis). 

A côté de cette vision contestable de l'histoire il y a certes chez Kant celle de l'esprit humain (mind) comme destin à accomplir collectivement, comme liberté s'acheminant vers son but, grâce au travail du temps et à la collaboration entre les hommes. Mais dans ce contexte de libération des forces de l'esprit, la nature reprend néanmoins ses droits chez Kant:  la destinée de l'homme est indissociable de sa nature animale laquelle l'éloigne de l'état idéal de paix, de concorde, de stabilité. Deux forces antagonistes sont à l'œuvre en permanence: d'une part, l'esprit et son bras armé: la raison, dont la destinée est de s'acheminer vers la jouissance complète de sa liberté intérieure; d'autre part, l'espèce biologique qui est qui comme forcée à quitter l'état de nature idéal. 

Comme Voltaire précédemment, Kant est donc généralement pessimiste sur le sens de l'histoire mais tous deux expriment malgré tout une forme d'idéalisme comme si tous les problèmes finiront par trouver une solution. On retrouve ici la division de l'histoire (qu'on peut qualifier d'apocalyptique dans le sens original grec de dévoilement) entre un passé irrationnel et un avenir où triomphe la raison. 

On peut résumer la pensée de Kant sur l'histoire universelle en quatre points:

  1. L'histoire universelle est un idéal faisable mais elle demande l'union de l'histoire avec la pensée philosophique. Les faits doivent être compris autant que narrés et envisagés de l'intérieur et non plus seulement de l'extérieur.
  2. Cette histoire suppose un plan: elle met en évidence un progrès et montre quelque chose qui vient progressivement à l'existence.
  3. Ce qui vient à l'existence est la rationalité humaine, c'est à dire l'intelligence et la liberté morale.
  4. Elle vient à l'existence par réaction à l'irrationalité humaine, force constamment à l'œuvre (passion, ignorance, égoïsme) et paradoxalement nécessaire.

Collingwood critique assez sévèrement les antithèses de Kant entre histoire universelle et histoire particulière et entre pensée historique et pensée philosophique. Il conteste aussi la notion de "plan de la nature" pour rendre compte du progrès: c'est selon lui faire usage d'un langage religieux. Par ailleurs contrairement à Kant, il pense que ce "progrès" n'est pas tendu vers le futur mais vers le présent, le but de l'historien étant de montrer comment le présent vient à l'existence. L'avenir, quant à lui, reste imprédictible. Enfin, ce qui vient à l'existence n'est pas la pure raison car les forces dites négatives (irrationnel, passion, ignorance, violence) restent à l'œuvre. Pour Collingwood ces dernières relèvent  plutôt d'une "volonté aveugle et maladroite pour le bien et d'une sagesse faible et trompée". 

Schiller

Schiller (1759-1805), qui fut professeur d'histoire à l'université d'Iéna, suit Kant pour valoriser  l'histoire universelle et l'associer à la pensée philosophique dans son ouvrage de 1789: Qu’appelle-t-on histoire universelle, et pourquoi l’étudie-t-on ? Par contre il ne projette pas l'histoire vers un futur millénium mais vers le présent tel qu'il se présente à nous. Autre amélioration selon Collingwood: alors que Kant restreint la tâche de l'histoire à l'étude de l'évolution politique, Schiller y incorpore l'histoire de l'art, de la religion, de l'économie.

Fichte

Pour Fichte (1761-1814), le déroulement de l'histoire (le "plan" de Kant) se déroule jusqu'au présent (comme pour Schiller). Il se présente comme un processus dialectique logique passant par les phases successives de thèse - antithèse - synthèse. Exemple:

- thèse 1: phase d'état de nature de la société primitive 
- antithèse 1: phase d'autorité du chef 
- synthèse 1: phase des libertés civiles (type "Rousseau")
- thèse 2: autorité résidant dans le corps social puis 
- antithèse 2: autorité résidant dans le monde objectif de la science puis
- synthèse 2: sympathie universelle, amour du monde au présent.

On peut contester les deux principes mobilisés par Fichte, à savoir (1) que le présent est parfait état d'achèvement et (2) que le développement historique est un processus répondant à une logique interne.  Mais il y a derrière cela une certaine vérité: (1) le présent est en effet plus accompli dans la mesure où nous sommes incontestablement mieux en mesure de comprendre le passé que nos prédécesseurs et (2) le schéma conceptuel de la succession temporelle sous un mode dialectique est une forme d'application à l'histoire du schématisme des catégories par lequel passe toute connaissance selon Kant.

Selon Collingwood si Fichte doit être critiqué, ce n'est pas tant pour sa recherche d'une logique dans le processus historique que pour sa reconstruction trop exclusive à partir de principes à priori (emprunts à Kant) qui néglige la démarche empirique

Différence essentielle entre Kant et Fichte : chez Kant l'histoire est la résultante de deux forces, à savoir le plan de la nature, d'une part, et la nature humaine avec ses passions, la matière sur laquelle le plan doit s'exercer, d'autre part, deux abstractions donc; chez Fichte, seule la dynamique propre au concept agit. C'est elle qu'on retrouvera plus développée et plus mûre chez Hegel.

Hegel

Hegel (1770-1831) a publié des Lecons sur la philosophie de l'histoire (1ère édition en 1822). C'est un composé habile de Kant (développement de l'état), Schiller (vers le présent), Fichte (processus dialectique) et Schelling (procès non seulement humain mais cosmique, développement de la conscience de soi en tant qu'esprit).

Hegel distingue bien l'histoire de la nature et dissocie complètement cette dernière du temps, ou du moins du temps "linéaire" de la science et ne l'envisage que comme un processus cyclique ramenant invariablement les mêmes phénomènes se répétant selon un schéma logique. Cependant l'histoire pour lui ne se répète jamais et les analogies qu'on peut repérer entre deux périodes s'inscrivent en réalité dans une spirale du temps (et non un cercle).

Il est frappant de remarquer que Hegel n'est pas influencé par la doctrine de l'évolution pourtant en germe dès le début du 19è siècle, avant sa pleine expression chez Darwin au milieu du siècle. Ce n'est pas pour déplaire à Collingwood pour qui l'évolution ne s'applique pas à l'histoire. Pour lui en effet, l'histoire n'a rien d'un processus "naturel" car, contrairement à l'étude de la nature, elle se rapporte à un observateur placé au présent (et non dans un référentiel supposé atemporel) et qui s'intéresse à des "actes" (et non à des "événements").

Comme chez Kant l'histoire pour Hegel est l'avènement progressif de la raison humaine dans le champ du présent mais contrairement à Kant il met en avant l'indissociabilité (plutôt que l'antagonisme) du couple passion/raison dans l'avancée de la raison elle-même. Pour lui, c'est la passion, c'est-à-dire ce qui échappe à la concertation intérieure, qui confère à la raison son dynamisme-même.

Comme Fichte, Hegel attribue un fonctionnement dialectique, donc logique, à l'ensemble du processus historique. Toutefois, cette logique de type antériorité/postériorité ne concerne pas les faits eux-mêmes mais ce qui les sous-tend. Lorsqu'on s'en tient uniquement aux faits, on manque à distinguer  les connexions logiques dans la succession. En résumé Hegel attribue l'importance qu'il juge indispensable aux éléments a priori (en langage kantien) mais toujours dans le cadre d'une connaissance mixte où l'empirisme, l'étude des faits, précède la logique et les concepts a priori.

Benedetto Croce (1866-1952), un philosophe italien qui fut un critique sans concession de Hegel considère que la principale erreur de ce dernier fut de manipuler les concepts en termes d'opposition et non de distinction. Or les choses individuelles, - l'histoire étant connaissance de l'individuel -, ne peuvent pas être traitées ainsi de manière dialectique. Collingwood rétorque que si les faits eux-mêmes ne doivent pas en effet subir le traitement dialectique, les concepts sous-jacents aux faits le peuvent très bien. Selon Collingwood la pensée de l'histoire de Hegel s'applique à la pensée absolue mais  difficilement aux États ou à la Politique, comme chez Kant où les principes a priori sont de nature morale. La pensée historique de Hegel pourrait en revanche s'appliquer à l'histoire de l'esthétique et à celle de la religion, car chacun de ces champs historiques forment selon lui  une somme, un tout.

Hegel et Marx

La méthode historique de Hegel fut appliquée au 19è par des historiens comme Baur pour l'histoire de la doctrine chrétienne, Rank pour le protestantisme et surtout Marx pour le capitalisme et l'économie en général.

La faiblesse de Marx tient au fait que pour lui l'économie explique tout: les histoires de la politique, de l'art, de la religion, de la philosophie n'y ont donc pas d'autonomie. Marx reprend la théorie dialectique de Hegel mais en inversant les étapes. Chez  Hegel on part de la pensée (thought) où vivent les idées qui, à la mode platonicienne, viennent d'ailleurs. C'est ensuite qu'on les place dans la nature, le milieu de leurs interactions, puis on les voit s'acheminer étapes par étapes vers l'avènement de l'esprit. Chez Marx au contraire on part de la nature, de la matière même, et le traitement dialectique est postérieur: c'est le matérialisme dialectique.

Pour Collingwood, Hegel n'a su montrer pratiquement l'efficacité de sa méthode historique que sur l'histoire de la philosophie et Marx que sur l'histoire de l'économie; ils ne font partie selon lui que d'une forme d' "embryologie de la pensée historique".

Positivisme

Les historiens positivistes étendent aux faits d'histoire la méthode inductive des sciences expérimentales qui s'applique ordinairement aux faits de nature. Cela consiste (1) à identifier/nommer les faits dans leur détail; s'assurer de leur exactitude et (2) à remonter des faits aux lois qui les gouvernent (induction). Or si la première étape est très fructueuse, au point d'inonder la matière historique de données à exploiter, la seconde est beaucoup plus faible, générant l’insatisfaction tant du lecteur d’histoire que du philosophe.

Auguste Comte (1798-1857) fut alors le champion d'une sorte de super-histoire qu'il appela sociologie et qui aurait eu précisément pour rôle d’induire les lois de la vie humaine. La différence essentielle avec le programme kantien (ou post kantien) était la similitude qu’on accorda au 19è entre histoire et nature, qu’on croyait toutes deux soumises à l'évolution.  Au 18è la nature s’imposait, au contraire, par sa fixité ou sa cyclicité: elle semblait fondamentalement différente de l’histoire. La date-clé est est 1859, année de publication de l'Origine des espèces de Darwin.

Cependant cette orientation vers l'histoire comme science inductive sous la double influence de Comte et de la théorie de l'évolution ne pouvait pas s'imposer en face de l'histoire érudite et critique qui se développait dans les universités allemandes et qui prenait appui sur les études critiques des sources, notamment par le moyen des études philologiques. L’analyse des faits individuels prenait le pas sur l’interprétation et cette insistance placée dans les faits individuels les plus atomiques et les moins suspects de biais d'observation aboutit à une histoire des corpus, une histoire remarquable dans sa puissance à récolter et à organiser des problèmes à petite échelle mais impuissante à traiter ceux à grande échelle.

[La faille majeure du positivisme est que le fait historique, qui est un fait individuel reconnu par le jugement et non par la perception objective, un fait non répétable à l’identique, le fait historique, donc, n’est pas « scientifique » au sens expérimental du terme. Il se prête peu, voire pas du tout, à la généralisation par l'induction, donc à la formation de lois s’appliquant en théorie à tous les faits identiques. C’est bien l’identité entre les faits qui est ici au cœur du problème. Deux faits historiques ne sont jamais identiques et il n’est pas possible de les rendre tels, comme on le fait dans un laboratoire où l’on parvient à reproduire exactement toutes les conditions connues définissant un fait de nature. Cet objectif est alors d’autant plus réaliste que le fait est isolable, détachable d’un contexte plus complexe, voire reproductible par le savant. On notera qu’il ne s’agit pas ici de « tout ou rien » mais bien d’un idéal à obtenir. 

Toutefois, les sciences de la nature sont loin d’être toutes expérimentales, nombre d’entre elles restant observationnelles sans possibilité de tester la reproductibilité stricto sensu des phénomènes étudiés (géologie, épidémiologie, écologie descriptive, etc.). L'histoire peut donc être rapprochée de ces sciences observationnelles non expérimentales du point de l'applicabilité du raisonnement par induction. L’objectif que partagent l'histoire et les sciences observationnelles de la nature, d'un côté, avec les sciences expérimentales, de l'autre, est de définir le plus objectivement possible les faits que l’on étudie. La puissance inductive de ces sciences descriptives de la nature et de l'histoire est moins forte, voire beaucoup plus faible, que celle des sciences physiques mais il n’en demeure pas moins qu’on peut parler, d’induction, de généralisation, donc de lois, au moins de l'existence plausible de telles lois.

On perçoit donc que si l’on se place au point de vue de le seule définition du « fait scientifique», de son identification comme point de départ de la démarche scientifique, il n’y a pas de véritable solution de continuité entre les sciences dures comme la physique expérimentale et des sciences dites molles comme l’histoire, en passant par les sciences de pure observation de la nature. L’identification du fait qui permet dans un deuxième temps d’induire à tous les faits de même nature, donc de généraliser et de formuler des lois, est plus ou moins précise, plus ou moins fiable. Il s’agit dans tous les cas d’approcher la vérité de manière rationnelle, en exerçant son jugement, en toute honnêteté intellectuelle, en livrant toute l’argumentation qui mène à la conclusion, qu’elle soit affirmation ou doute.

La différence essentielle entre l’histoire et les sciences de la nature ne réside pas là. Mais il y en a une.]

Histoire scientifique

Bradley et successeurs - Historiographie de la fin du XIXè - Bury - Oakshott - Toynbee - Allemagne - Windelbland - Rickert - Simmel - Dilthey - Meyer - Spengler - France - Evolutionnisme de Bergson - Historiographie française moderne - Italie: Croce.

A la fin du 19è siècle on assiste à une réaction contre le positivisme en tant que modèle universel. En fait le positivisme est une généralisation de la méthode scientifique s'appliquant originellement aux sciences de la nature et seulement à elle. Les philosophies de l'histoire de cette période apparaissent comme un dépassement du positivisme mais elles sont encore fortement influencées par cette doctrine.

Bradley et ses successeurs, Historiographie de la fin du 19è siècle, Bury, Oakshott, Toynbee

Francis H. Bradley publie en 1874 The presuppositions of critical historyIl s’agit principalement d’une réaction à l'école critique et positiviste de Tübingen de Baur et Strauss qui remettent en cause le Nouveau Testament comme récit historique.

Selon la thèse de Bradley sur l'histoire critique, sur les sources et sur les témoignages, le critère principal de fiabilité c'est l'historien lui-même avec tout ce qu'il apporte de culture et d'expérience personnelles, avec sa capacité à se mettre dans la peau du témoin et à mobiliser des critères d'analogies avec sa propre façon de penser. Ce critère – ou cet ensemble des critères propres à l'historien – de même que son expérience, restent cependant de type scientifique chez Bradley. Il est empreint de positivisme, de croyance en l’existence de lois en histoire, de foi en la valeur de l'induction telle qu’elle est mise en avant par le philosophe logicien John Stuart Mill (1806-1873). Selon Collingwood l'induction, clé de voute de la science expérimentale, n'est pas un principe sine qua non et il n’est pas interdit à l'historien de prendre en compte des faits sortant de la norme, dont les miracles.

Dans ses ouvrages suivants Bradley n'a pas directement traité de la philosophie de l'histoire mais il y est pourtant bien question d’une épistémologie de l'histoire. Dans Principles of logic il s'attaque à la logique positiviste de Mill, notamment à la séparation de l' « abstrait universel » et de « l'abstrait particulier »; il défend au contraire la réalité d'un « concret particulier » et d'un « concret universel », tous deux véhiculés par l'individuel lui-même emporté par le temps. L’individu est donc histoire.

Dans Appearence and reality, a metaphysical essay (1893) il pousse un peu plus loin le raisonnement en disant que la réalité n'est pas autre chose que la somme organique des apparences: un tout qui définit l'âme elle-même, sa vie. Donc l'âme de l'historien, sa vie, son expérience, son jugement personnel son aperception du tout et de l’universel. Bradley suggère l'existence de deux formes de connaissance: d’une part, celle de l'esprit lui-même (mind), connaissance radicalement subjective autant que radicalement réelle, faite de tout ce que l'immédiat roule sur lui-même et qui échappe à la décomposition scientifique et, d’autre part, celle du monde « extérieur » qui peut être analysé puis recomposé plus ou moins artificiellement. La première de ces connaissances est à l'évidence celle qui est requise de l'historien. [Partie difficile qui nécessiterait de lire Bradley, philosophe de tendance spiritualiste. On ne manquera pas de noter les convergences avec Bergson]

Toute l’école réaliste anglaise qui a suivi [et que Collingwood a décrié sans concession dans son Autobiography a récusé la validité de cette première forme de connaissance et nié la scientificité de l'histoire (Alexander, Russell).

Pendant cette période la philosophie est mise à l'écart de l'histoire de manière concertée mais elle entre quand même par la petite porte sous l’influence de l'idée, quasi-métaphysique, en tout cas dogmatique, du progrès humain propre à cette époque. On retourne alors à l'optimisme du 18è : la raison parvient à son plein épanouissement sous le double aspect théorétique (connaissance objective) et éthique (satisfaction des besoins humains). C'est Herbert Spencer (1820-1903) qui représente le mieux bien cette tendance culturelle tandis que Thomas H. Huxley (1825-1895), à la toute fin du siècle dans Evolution and Ethics, nuance sérieusement le propos en posant que le progrès social est antithétique à la loi naturelle.

John N. Bury (1861-1927), historien médiévaliste, prend progressivement conscience de l'originalité de l'histoire comme mode de connaissance et se démarque à la fois du positivisme et de l'idée de progrès mais aussi celle d’une histoire qui se contenterait de fournir du grain à moudre aux sociologues et aux anthropologues.

Collingwood l’étudie comme l'exemple typique d'une émancipation qui a finalement échoué après être passée par une réflexion sur la contingence et la probabilité des événements historiques (convergence en ceci avec l'Antoine-Augustin Cournot des Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes publié en 1872). Il conclut en effet dans son Idea of progress de 1920 que l'histoire est individuelle, fortuite, contingente et donc inconnaissable, inassimilable aux sciences de la nature, et, partant, pas une science du tout. Il était donc retombé dans le positivisme.

Michael Oaskshott (1901-1990), dans Expérience and its modes (1933), transcende l'impasse de Bradley qui voyait une solution de continuité entre la connaissance et le « connu ». Pour Bradley seul le « connu » [known mais je crois qu'on pourrait dire aussi ce qui sera connu, donc le connaissable] nous est accessible. Pour Oakshott la distinction est légitime mais il n’y a pas pour autant d’opposition irréductible entre les deux notions. Il y a bien une connaissance historique liée intimement, organiquement, à ce qui est connaissable, à ce qui est connu.

Celui qui pense vit une forme d’expérience et selon que cette expérience s'exerce dans tel ou tel domaine, alors elle se vit sur un mode spécifique. Ainsi, celui qui pense historiquement conçoit le monde subspecie praeteritorum; celui qui pense scientifiquement le conçoit subspecie quantitatis; celui qui pense philosophiquement n'a pas de mode pour le faire: la pensée s’identifie alors à l'expérience elle-même.

[Il serait proprement aveugle de ne concevoir la connaissance que selon un mode scientifique. Il suffit de considérer toutes les strates de connaissances qui se sédimentent et se recouvrent dans l'expérience philosophique. L'idée maîtresse de Oakshott peut nous apparaître maintenant comme un lieu commun et pour tout dire, pas très audacieuse. Elle a la mérite de révéler l'effort qu'il a fallu déployer pour se déprendre du positivisme.]

La notion d'expérience est centrale ici. Elle replace le matériau dont est fait l'histoire au niveau de celui qui la fait et la pense, contrairement à la science qui pourrait l'en détacher du moins pour l'essentiel des recherches. En replaçant la matière historique au cœur de l’expérience, dans celui qui la travaille, elle lie indissociablement « un passé » à « un présent ». Il y a  ici revendication de l'autonomie de la pensée historique.

Collingwood objecte toutefois que le « mode historique » de Oakshott risque d’apparaître comme un bras mort (backwater) de l'expérience pleine et entière. Pour lui le mode historique n'est pas une laisse, une province éloignée, mais bien une composante vivante de l'expérience, un « tout » comme le pense aussi Oakshott, mais un tout indissociable du flux et de l'immédiateté, de l’appréhension de ce flux et de cette immédiateté. Le manque d’audace de la pensée de Oakshott pour Collingwood est probablement dû au fait qu'il n’a pas vu que l'expérience historique consiste à attirer le passé dans le présent. C'est tout le sens de la ré-effectuation au sens de Collingwood (re-enactment) et aussi parce qu'il a négligé le fait que la perception, immédiate par définition, n'empêche pas la mise à distance comme condition de la connaissance.

[On perçoit que Bradley et Oakshott sont deux philosophes de référence complémentaires pour Collingwood : le premier apporte la dimension de l'esprit roulé dans la vague du temps; le second celle de l'histoire comme expérience humaine, deux points qu'il reprend plus loin dans sa propre doctrine de l'histoire (voir Epilegomena).]

Arnold Toynbee (1889-1975) et son ouvrage en douze volumes intitulé A study of history, ouvrage extrêmement érudit basé sur le concept de catégorisation des sociétés au plan universel et de classification en fonction des apparentements, des affiliations et des dépendances, puis enfin sur une comparaison de ces sociétés. Son traitement des sociétés est entièrement calqué sur l'histoire naturelle. Il implique que chaque entité initiale soit délimitée et quasi-autonome, comme les individus d'un arbre de classification botanique ou zoologique:  tout est fondé sur les relations externes entre les groupes.

Pour Collingwood, il s'agit d'un exemple caricatural de positivisme dans le traitement de l'histoire. Une histoire « trou de pigeons » (pigeon-holes) où le passé est disséqué, démembré jusqu’à la mort, sans liaison avec le présent, sans possibilité d’être réeffectué (re-enacted) par l'historien. Par rapport au temps, elle est basée sur l’idée que l’histoire est une série temporelle et non pas un procès: l'historien reste un pur spectateur des faits; il se contente de les regarder de l'extérieur.

Allemagne

L'idéalisme post-kantien et post-hégélien se caractérise par un respect de la distinction entre nature et histoire mais pour Collingwood cette question n'a jamais été approfondie par les philosophes autrement que sous la forme de formules assez creuses. Exemples:

Windelbland

Dans son adresse de recteur de l'université de Strasbourg en 1894 Windelbland (1848-1915) approfondit la distinction entre les sciences de la nature qu'il qualifie de nomothétiques, c'est à dire visant à la formulation de lois générales, et les sciences idiopathiques consistant au contraire à approcher l'identité individuelle. Pour Collingwood cette distinction est relativement artificielle car les sciences de la nature comme l'histoire utilisent les deux registres : pour l'histoire c'est même un va-et-vient permanent entre les deux.

En outre, de cette science de l'individuel que serait l'histoire, Windelbland ne retient que le jugement de valeur apporté par l’historien, avec le risque d’apparenter l'histoire à l’éthique, voire à l'esthétique.

Rickert

Rickert (1863-1936) constate que Windelbland fait en réalité deux distinctions et non une seule dans sa classification des sciences : (1) entre généralisation et individualisation et (2) entre valeur et non-valeur. D'où sa proposition d'un nouveau système de classification des sciences avec cette fois quatre catégories, l’histoire pure devenant la catégorie "individualisation + valeur" On pourrait conclure que Rickert, ce faisant, va à l'encontre du positivisme. En réalité il en garde l'essentiel: la réalité comme spectacle à regarder de l'extérieur avec ses faits séparés et figés comme matériaux de base.

Simmel

Dans un ouvrage publié en 1892 Simmel (1858-1918) se penche sur le travail que l'historien opère sur des faits révolus donc sans trace a priori dans son esprit. Il constate qu'il parvient néanmoins à reconstruire une réalité objective à partir d'un procès mental (mental process) purement subjectif. Mais il ne parvient pas à établir la nature du procès en question. Pour Collingwood l'historien est l'héritier du passé car, encore une fois, le passé est contenu dans le présent. Simmel est entravé dans sa pensée sur l’histoire par son positivisme latent et sa difficulté à se libérer du modèle des sciences de la nature.

Dilthey

En 1883, dans Introduction aux sciences de l’espritDilthey approfondit, mieux que les précédents, ce procès qui permet à l'écrivain de reconstruire cette réalité du passé d'une manière assez objective pour qu'on puisse dire qu'il le donne à connaître comme le fait une science. Pour lui là préhension historique (historical prehension) est de même nature que l’auto-analyse psychologique que l'on exerce sur soi. C'est en fait une projection dans le passé d'un schéma d'un certain état d'esprit permanent, la disposition psychologique. Mais, là encore, Collingwood pense que Dilthey passe à côté de la notion, qui lui tient si à cœur qu’il le répète comme une litanie, du « passé au cœur du présent ».

Synthèse sur les quatre derniers auteurs (Windelbland, Rickert, Simmel, Dilthey)

Ils ont en commun d'avoir voulu distinguer l'histoire, d'une part, des sciences de la nature, d'autre part, en se démarquant du positivisme. Toutefois aucun d'entre eux n'a pu véritablement s'en émanciper alors qu'ils ont tous admis que l'histoire est un développement de nature mentale (ou de l'intellect). Ils n'ont pas vu qu'un tel principe implique l'auto-connaissance c'est à dire de se comprendre, de se critiquer, de se juger. Ils ont au contraire pris la position d'observateur extérieur comme pour les sciences de la nature.

[Je trouve Collingwood est assez injuste dans sa critique dans la mesure où lui-même n'a pas encore expliqué dans les détails sa propre théorie. On sent qu'elle est sous-jacente mais il n'en laisse paraître que des simplifications sommaires ne permettant pas de faire une critique pertinente]

Meyer

Eduard Meyer (1855-1930), historien égyptologue et assyriologue, est un exemple des historiens de la fin du 19è qui abordent l'histoire comme une science de la nature. Il distingue deux phases dans le processus historique : la phase de recueil des informations et celle de l'interprétation, le quoi puis le pourquoi, l'empirique puis le philosophique. Meyer est un bon exemple d'historien conscient des défauts de la méthode positiviste mais qui ne parviennent pas pour autant à s'en affranchir

Dans son ouvrage la Théorie et la méthodologie de l’histoire de 1900-1920, Meyer critique tout particulièrement la tendance de l'histoire à rechercher des lois générales. Ce faisant elle gomme ce qui relève de l'individuel et du contingent et tend à la sociologie, avec le risque de formuler des lois indémontrables selon l'empirisme scientifique. Quand il s’interroge sur la nature des événements du passé qui doivent retenir l'attention de l'historien il répond qu'il s'agit de ceux qui, connaissables en eux-mêmes (knowable), ont des connexions avec d'autres événements qui leur succèdent. Pour Collingwood, cette définition de la notion d'importance historique n’est pas convaincante puisque les événements secondaires du passé connectés aux événements initiaux peuvent eux-mêmes ne conduire à rien de signifiant. On voit ici que Collingwood a en tête que l’intérêt, l’importance, d’un évènement du passé réside essentiellement dans son retentissement dans le présent. Le défaut pour lui de la vision de l'histoire de Meyer est encore une fois qu'elle ne donne pas à l'historien la part intégrale qui leur revient, à savoir de n’être pas seulement le spectateur mais la conscience-même de ce qu'il étudie.

Spengler

Oswald Spengler (1880-1926) dans le Déclin de l'Occident en 2 volumes (1918-1922). Pour Collingwood cet ouvrage est fondamentalement malsain alors qu’il a eu un énorme retentissement. Spengler y envisage l’histoire universelle comme celle de sociétés identifiables et closes sur elles-mêmes, comme autant d'organismes vivants avec chacun leur cycle de vie, commençant par la barbarie passant au classicisme puis se terminant par le déclin, tout ceci suivant une échelle de temps prévisible. Cette loi s'applique aux sociétés contemporaines dont on peut dès lors prévoir l'avenir.

Pour Collingwood, Spengler a tort de bout en bout. Le parti-pris théorique de sciences naturelles entraîne l'auteur à tordre les faits, voire même à prendre des libertés avec la vérité historique. On perçoit la parenté de ce traitement de l'histoire avec celui de Toynbee mais Spengler n'a même pas le souci de mettre ses mondes en relation les uns avec les autres.

France

Malgré la forte influence du positivisme en France au 19è (Comte, Taine), c'est aussi là que la réaction contre lui fut la plus forte et la plus consistante. Le courant philosophique spiritualiste français n'a pas abordé frontalement la réflexion sur l'histoire comme les Allemands. Il l’a fait latéralement en se concentrant sur le caractère de procès spirituel (spiritual process) sous-jacent à l'histoire. Collingwood qualifie ce mouvement de « singulièrement riche ».  Il contient une critique du positivisme lorsque celui-ci prétend s'appliquer de manière indiscriminée à tous les champs de la connaissance. Ce qui caractérise l'esprit ici c'est une énergie créatrice libre où là causalité ne fait pas loi et où la contingence reprend ses droits. Deux exemples: le spiritualisme de Ravaisson et l'idéalisme de Lachelier.

Ravaisson (1813-1900), en particulier dans Rapport sur la philosophie en France au 19è siècle publié en 1867, pose l'existence du principe spirituel dans la nature comme principe holiste, téléologique qui fonctionnerait à l'échelle cosmologique comme fonctionne, à son niveau propre, l'esprit humain : un principe de vie qui s'appliquerait à toute la nature. Cette conception sera reprise par Bergson.

Lachelier (1832-1918) a une vue plus claire et plus décisive selon Collingwood. Il considère que l'esprit (il s'agit bien ici du mot spirit et non de mind) est la force vive et libre qui en l'homme permet de connaître. Cette liberté spontanée est source de connaissance. En conséquence la nature telle que l'homme peut l'appréhender, en usant de tous ses moyens mentaux et spirituels, vient se placer derrière l'esprit et non devant. La psychologie qui prétend étudier l'esprit (mind) avec les méthodes scientifiques ne peut y accéder.

L'évolutionnisme de Bergson

La vie de l'esprit telle que Bergson la définit est liée au temps puisque le passé est toujours représenté dans le présent, qu'il y est mêlé de telle façon qu'on ne peut l'en dissocier (comme le font les sciences psychologiques). Mais Bergson s'en est tenu à la notion de flux de conscience pour rendre compte de cet enroulement permanent du passé dans le présent. Le flux de conscience est pour lui une pure sensation, quasi-involontaire et sans rôle dans la connaissance historique.

Historiographie française moderne

Elle suit le programme proposé par Bergson. L'historien essaie d'entrer en sympathie avec son sujet et entraîne son lecteur dans un mouvement qui peut être appréhendé dans son ensemble, ceci au prix de raccourcis quelquefois trompeurs. Il cite ici Camille Jullian et Élie Halevy. Au contraire les historiens allemands, comme on l'a vu, ont tendance à privilégier l’érudition et à trop isoler les faits, négligeant de les réinsérer dans le mouvement du temps qui les conduit jusqu'à nous.

Italie

La littérature sur le sujet est moins abondante qu’en allemand et en français mais elle aborde directement le sujet et a des racines profondes dans la culture de la Péninsule (Machiavel, Pétrarque, puis Vico). Y domine la grande figure de Benedetto Croce (1866-1952).

1893:  La storia ridotta sotto il concetto générale dell’arte. Comparable à l’essai mentionné plus haut de Windelbland, mais supérieur en intelligence selon Collingwood. L'histoire y est apparentée à un art:  l'art n'est pas un moyen de donner et de recevoir du plaisir, ni une représentation de la réalité (nature), ni la construction d'un système de relations formelles (les trois théories les plus en faveur) mais la vision intuitive de l'individualité. C’est donc une véritable activité cognitive, conduisant à la connaissance de l'individuel. L’art diffère de la science qui vise au contraire au général. Dans ce cadre, l’art est en relation avec le possible, tandis que l’histoire l’est avec la vérité, qui n’est d’ailleurs qu’un sous-ensemble du possible. La distinction que l'historien doit faire entre le possible et la vérité requiert le jugement, que l'art, qui est pure intuition, ne suppose pas, n'exige pas. Contrairement aux allemands (Windelbland, Simmel, Dilthey) Croce ne considère donc pas l'histoire comme une science mais bien comme un art. Il la soustrait donc complètement au naturalisme scientifique.

1909:  la Logique. Croce approfondit la distinction entre le réel et le non-réel, entre le vrai et le possible. Il conteste d'abord la séparation traditionnelle (de Leibniz par exemple) entre les jugements individuels et les jugements universels et il affirme que dans le processus de la pensée il n'y a pas de dichotomie entre eux. Un jugement universel est indissociable des instances dans lequel il s'applique, et en retour un jugement individuel sur un fait particulier suppose un concept général sous-jacent. Le jugement est ici philosophique et non scientifique: il réside dans l'utilisation des prédicats qui ont une portée universelle tout en s'appliquant aux faits ou aux individus.

Tout jugement personnel doit être vu comme une approche de la vérité. A ce titre l’histoire a rapport, autant qu'à l'art, à la philosophie, même si elle n’est ni l’une ni l’autre. Quant à la pensée scientifique, elle n’est qu’un sous-domaine de la pensée (thought). Bien qu’elle ait fini par tout envahir, elle ne peut en aucune manière prétendre à l’exclusivité de la connaissance.

La pensée impliquée dans la philosophie comme dans l'histoire se pense elle-même par le jugement et s’approche ainsi au plus près de la vérité. Au contraire la pensée scientifique, une fois définis ses principes de départ, n'a plus besoin de les remettre en question. Pour Croce ces principes de base sont des fictions conceptuelles, des pseudo-concepts décrétés suffisants pour manipuler la réalité. On retrouve ici Bergson, à la réserve près que Bergson considère la réalité comme une expérience intérieure immédiate alors que Croce la qualifie d’emblée comme histoire: la réalité est historique, nécessairement historique, d’emblée historique. Alors que la science réduit la réalité à un système de lois générales entièrement détachables du temps et de la mémoire.

Dans cette conception de l'histoire, pas de distinction a priori entre les faits humains et les faits de nature. La distinction réside dans la manière dont on aborde les faits: soit, avec l'histoire, de l'intérieur et avec l'hypothèse d'un lien mental à découvrir et à restituer; soit, avec les sciences de la nature, de l’extérieur, comme un spectacle.

Epilegomena

[Mes commentaires personnels en rouge]

Nature humaine et histoire humaine - Champ de la pensée historique - L'histoire comme connaissance de l'esprit - L'imagination historique - L'évidence historique - L'histoire comme ré-effectuation d'une expérience passée - Sujet de l'histoire - Histoire et Liberté - Progrès par la pensée historique.

Nature humaine, nature de l'histoire

Collingwood place son essai sous le thème de la connaissance de l'esprit humain (human mind) : nous désirons percer le fonctionnement de notre esprit, dans le double sens d’entendement et de faculté de connaître.

Il rappelle les objectifs de la philosophie du 18è: connaître la nature de l'esprit humain, l'expliquer comme s’il s’agissait d’un thème de sciences naturelles puis appliquer les connaissances qu'on pourrait obtenir de telles recherches à la bonne conduite des affaires humaines, ceci tant au plan individuel, par l'éthique, qu’au niveau collectif, par la politique (Locke, Hume, Kant). Il pense que cette entreprise, calquée sur la physique et l’histoire naturelle, a échoué et que seule l’histoire critique, née au 19è peut remplir ce rôle.

[Il semble que lorsqu'il a rédigé cette partie C. ait été inspiré par la lecture d'une collection d'essais regroupés dans un ouvrage édité en 1936 par Ernst Cassirer : Philosophy and history.]

Le champ de la pensée historique

Depuis le 18è il a été tentant d'assimiler l'histoire à une science de la nature. Cette tendance s’est accentuée de pair avec la doctrine de l'évolution qui assimile le vivant à une organisation soumise en permanence au changement, comme c’est le cas pour les institutions humaines, les cultures, les civilisations.

Hegel a objecté que les changements de la nature suivaient une loi cyclique qui relevait de la logique (dialectique) et non de l'histoire; mais beaucoup de penseurs et de philosophes assimilent quand même les phénomènes naturels à des phénomènes historiques. La similarité entre des domaines « frontières » comme l'archéologie, du côté de l'histoire, et la paléontologie, du côté des sciences de la terre, pourrait leur donner raison. Collingwood reprend ici la position des historiens traditionnels soutenant que l'histoire concerne exclusivement les affaires humaines tout en posant la question suivante:  s'agit-il uniquement d'une définition de principe et y a-t-il quelque chose de bien défini à l'intérieur de ce périmètre ? Il analyse alors les différences entre l'histoire et les sciences de la nature, ce qui lui permet de reprendre dans un même ensemble tous les éléments mentionnés dans la partie rétrospective qui précède :

1. Les faits des sciences de la nature sont observés de l'extérieur, tels des spectacles. Ce sont des de purs phénomènes, qu’on individualise afin de les mettre en relation, puis de convertir ces relations en lois, lois qui permettent d'anticiper des situations futures.

2. Les faits de l'histoire sont observés de l'intérieur par l'historien qui essaie de les réeffectuer (re-enact) sans viser à les réduire en lois. Ce qu'il essaie de faire c'est de suivre les actes de pensée (thought) sous-jacents aux faits; d'une pensée postulée dont la connaissance permet de comprendre le ressort des événements. Dans cette réeffectuation, l’historien utilise sa propre pensée critique et sa culture personnelle, ce qui fait de son travail un exercice de « pensée à pensée » (ou de « penser à penser »).

L’histoire comme connaissance de l'esprit (mind)

[On notera ici que « mind » (esprit) a été substitué à « thought » (pensée), ce qui témoigne peut-être d’une volonté d’élargir le champ et la finalité de la connaissance historique. Le mot esprit (mind) doit toutefois s’entendre ici dans son acception restreinte en français d’intellect humain]

Si l’histoire est la réeffectuation au présent d'une pensée passée, alors elle s’applique à nos proches et à notre vie-même: tout essai de connaissance (ou de re-connaissance, voire d'auto-connaissance) de l’esprit est historique par nature s’il travaille sur la mémoire comme source des faits de pensée.

Collingwood nie le caractère universel de la science de l'esprit, dans le sens d'une science qui permettrait une forme d'anticipation. Il ne veut pas faire de distinction non plus entre science de l'esprit et étude des actions humaines: l'esprit est fondé sur ses propres actes. Il ne rejette pas a priori l'existence de récurrences, d’analogies, de types généraux mais pas au point de pouvoir justifier le statut de science établissant de manière certaine des lois. Il s'agirait ici d'ailleurs d'une science de l'esprit au sens où entendait le philosophe des Lumières: l'homme a été créé de toute éternité avec le même esprit, le sien en somme. Ou encore d’une science incorporant le concept d'évolution, comme si l'esprit humain d'une certaine époque finissait par disparaître pour faire place à un autre esprit ! Pour Collingwood il y a dans l’esprit quelque chose d'essentiel qui survit jusque dans le présent, qui y est maintenu vivant par la pensée historique.

La pensée historique (historical thought) s’impose au premier plan du procès historique (historical process) dont elle fait partie intégrante. Le procès historique doit être envisagé comme une force collective à l'œuvre en permanence. Lorsque la pensée historique prend conscience d'elle-même elle devient auto-connaissance (self knowledge) :

La rationalité est une notion quantitative dans le monde animal; elle n'est pas seulement attribuable à l'homme. De même la pensée historique est variable dans les sociétés. Elle suppose que les membres de la société aient conscience de cette pensée collective.

[Quelques passages obscurs que j’ai renoncé à comprendre. Dans cette exposition liminaire de ses conceptions personnelles sur l’histoire, Collingwood me semble dogmatique. Il se fonde sur une conception unifiée et a priori de l’histoire, la connaissance de l'esprit, avec le risque de réduire à l’excès tant son champ que sa finalité (voir plus loin). Il est souvent nébuleux dans le développement des concepts, les manie de façon circulaire et répétitive, comme pour se persuader lui-même. Ma plus grande frustration est dans l'impuissance évidente de Collingwood à s'élever au concept de pensée collective. C'est selon moi quand la pensée individuelle de l'historien rejoint celle du citoyen éveillé.]

L'imagination historique

Plaidoyer pour une réflexion approfondie sur la pensée et la connaissance historiques, comme nouvelle branche de la philosophie, ainsi qu'a été (et reste) la réflexion sur la pensée scientifique depuis le 18è siècle ou sur la théologie au Moyen Âge.

L'histoire est incontestablement une connaissance partagée, basée sur la raison et sur l’observation. Mais elle diffère des sciences reconnues comme telles car elle traite des faits du passé qui ne se reproduisent pas et ne se reproduiront jamais, de faits individuels absolument indissociables du moment et du lieu où ils se sont produits alors que les faits de science, après la première phase d'observation, peuvent être détachés de leur contexte spatio-temporel pour être formulé réduit en lois.

En histoire cette première phase d’observation de faits est présente et il y a bien aussi un raisonnement par inférence déductive, une forme d'abstraction de la pensée, mais il est évident que ça ne suffit pas. Alors: en quoi consiste cette autre forme de connaissance qu'on appelle l'histoire ?

Le bon sens suggère que l'histoire est basée sur la mémoire et sur ce qu’on appelle les sources ou les « autorités », lesquelles entretiennent et perpétuent en quelque sorte la tradition et qu'il est de bon aloi de ne pas remettre en cause. Le bon sens n'admet pas spontanément en effet la remise en question des autorités et l'existence d'une pensée historique critique autonome. Ne serait-ce que dans la sélection de « ses propres autorités » l'historien de base effectue un acte autonome, comme le peintre de paysage lorsqu'il veut reproduire la nature.

Il en est de même pour la reconstruction historique elle-même: tout en respectant ses autorités l’historien doit remplir des vides, des lacunes et dans cet acte, ou ensemble d’actes, il fait preuve de son propre pouvoir d'historien, de son aspiration à devenir lui-même une autorité pour ceux qui le suivront. Que dire alors de la critique des autorités, de la démonstration de leurs contradictions et de leurs insuffisances ! C'est dans la critique que se manifeste le plus nettement l'autonomie de la pensée historique.

Donc vis-à-vis de la notion d'autorité l’unique le recours au bon sens est insuffisant. Seul un historien débutant, sans connaissance et sans expérience, peut à la rigueur l'adopter, mais alors très temporairement.

Quid de la mémoire ? Toujours invoquée par le bon sens, elle ne signifie rien car un fait totalement ignoré jusqu'alors, donc résolument extérieur à la mémoire, pourra être découvert dès demain et changer la donne du tout au tout. D'ailleurs n'est-ce pas ce que l'historien peut attendre de mieux dans son travail ?

Quel est le critère de la vérité historique ?

C. revient sur Bradley (voir plus haut) et le critère empirique de plausibilité, critère qui vaut aussi pour la fiction historique. Il ne s'accorde pas bien au principe de critique historique et convient mieux aux sciences de la nature lorsqu’elles formulent les hypothèses sur les lois gouvernant les phénomènes naturels. Pourtant, lorsque l'historien « reconstruit », qu’il cherche à remplir les interstices du déroulement historique, il le fait en imaginant ce qui est le plus plausible, non pas dans le sens d'une vraisemblance naturelle suggérée par sa connaissance empirique du monde mais au nom de ce que Collingwood appelle l'imagination a priori (a priori imagination). Cette imagination est structurante (structural). Il s’agit de cette forme d’imagination qui, comme Kant l'a montré, nous permet aussi de reconstruire le monde physique autour de nous. Pas un raisonnement inductif basé sur notre connaissance empirique du monde ou sur la perception elle-même ; tout simplement un outil de pensée spécifique et autonome, dont nous sommes dotés et que nous mobilisons en de nombreuses circonstances de la vie pour connaître le monde qui nous environne.

On peut donc assimiler cette imagination a priori à une imagination constructrice. Cependant la construction est fragile si les autorités sur lesquelles elle établit son fondement ne sont pas envisagées d'un point de vue critique. L'historien a en effet la responsabilité d'un ensemble complexe formé par les nœuds d'une toile (les autorités qu’il se choisit) et les fils qu'il tisse entre ces nœuds (grâce à son imagination a priori). Tout se complique lorsqu’on considère que ces nœuds, quand on les regarde de plus près, sont eux-mêmes des toiles formées de nœuds.

On pourrait penser que l'imagination a priori fonctionne à l’identique chez l'historien et chez le romancier. Toutefois chez l'historien elle doit respecter trois règles rigoureuses : (1) le lieu et le temps sont déterminés; (2) la cohérence interne est indiscutable; (3) l’évidence est le produit d’une démonstration convaincante. Cette évidence [qu’il développe dans la section suivante], est une notion à la fois intégralement historique et intégralement "présente". L'évidence est en quelque sorte la trace vivante, le sédiment, que le passé laisse dans le présent, ce sédiment étant lui-même l'objet de l'histoire. Le présent étant éphémère, la trace se modifie en permanence: il y a donc une histoire de l'histoire. Si l'évidence historique n'est jamais définitive, l'idée d'histoire (The Idea of History, titre de l'ouvrage) est partie intégrante de l'équipement de la pensée et l'imagination historique, affiliée à l’imagination a priori, est une faculté autonome.

L’évidence historique

Si le mot science (épistémè) désigne un corps organisé de connaissances, alors l'histoire est incontestablement une science. Même s'il n'y a pas de généralisation dans l'histoire, l'inférence est au cœur du processus, inférence prenant sa source dans les faits.

[Collingwood semble nier l'existence d'hypothèses dans dans le travail de l'historien, ce qui me semble absurde dans la mesure ou une simple question est une forme d'hypothèse mis à la forme interrogative.]

L'inférence n'est pas une notion universelle et homogène pour toutes les sciences. Ainsi l'inférence historique a-t-elle des modalités spécifiques. L'inférence n'est pas un processus abstrait dont la validité serait purement interne comme la logique de type aristotélicien. Déjà on distingue sur ce plan les sciences déductives, comme les mathématiques, des sciences inductives comme les sciences de la nature. La logique de la preuve est clairement différente dans les deux cas: c'est une obligation (compulsion) dans le raisonnement déductif, une permission seulement dans l’induction. L'inférence historique est encore différente même si elle emprunte aux deux.

[Ici on peut rester sur sa faim: Collingwood n'explicite pas les spécificités de l'inférence dans le discours de l'histoire, notamment dans ses rapports avec la logique moderne des propositions et, plus généralement, avec les théories de la vérité. Mais la logique de l'enquête historique par étapes (sous forme de questions et réponses successives) développée plus bas fournit le socle d'une réponse.]

Ce qui explique pourquoi on ne considère généralement pas l'histoire comme une science c’est la surabondance, dans la production historique, du copier-coller (« scissors and paste » history) consistant à compiler des fragments de sources et d’autorités en se dispensant de conduire une vraie enquête et en faisant l’économie des inférences. Ce type d'histoire a été améliorée à l'époque moderne par deux progrès  : 

(1) Les autorités deviennent peu à peu des sources dont on examine la fiabilité : c'est la naissance de l'histoire critique, qui peut toujours toutefois être du copier-coller. Le vrai progrès date du moment où on ne s’est plus contenté pas de rejeter comme nulles et non avenues ces sources non fiables et qu'on s'est interrogé sur les raisons de leur existence. C’est Vico qui a une inauguré cette nouvelle ère de l'histoire.
(2) L'émergence de l’histoire archéologique utilisant notamment les inscriptions les médailles la monnaie etc. Lorsqu’elle ne reste pas simplement objet de collectionneurs, ce type d’histoire ne peut à l'évidence relever du copier-coller, d'autant que les témoignages sont ici hautement suspects d'être des pièces de propagande.

Dans l'histoire copier-coller, si une source est jugée non fiable on rejette définitivement l'élément de témoignage qu'elle contient; si elle est retenue cet élément de témoignage n'est pas obligatoirement vrai (compulsive), il l’est sous réserve (permissive).

Les derniers avatars de l'histoire copier-coller s'observent jusqu'à la fin du 19è siècle sous la forme trous-de-pigeons, le trou étant en général une période, comme dans les conceptions trans-historiques ou épi-historiques de l’histoire universelle (exemples de Vico, Kant, Marx, Hegel). On remarquera que ces derniers sont influencés par la méthode des sciences de la nature: on part des faits, on rassemble les matériaux dans une construction théorique (pattern) puis on généralise jusqu'à englober l'histoire universelle. Collingwood dénie tout caractère scientifique à cette histoire trous-de-pigeons qui par son élaboration intellectuelle théorique prétendait s'émanciper de ses sources et donner à l'historien son autonomie.

L’enquête historique a beaucoup de ressemblances avec l’enquête policière, avec cette réserve qu'elle prend son temps pour fournir les pièces concourant à l’évidence, alors que la justice doit conduire rapidement à un verdict. Comme dans l’enquête policière, et ainsi que l'avait prescrit Bacon dans l'étude de la nature, l'historien doit « mettre les faits à la torture ». Il ne doit pas se contenter de les enregistrer ; il doit aussi par ses questions orienter l’investigation, lui conférer son sens et sa signification. La question c'est une façon de poser une certaine hypothèse donc de suggérer un certain dispositif pour obtenir une réponse.

Cette logique du « questionnement par étapes » est au cœur de la philosophie de Descartes, de celles de Socrate et de Bacon. Elle a peu à voir avec la logique abstraite. L'acquisition du statut scientifique et du statut d'autonomie de l'historien est conditionnée à la mise en œuvre de cette méthode. L'historien y acquiert sa propre autorité. Dans cette méthode, un témoignage, un écrit, une déclaration etc. ne sont pas des éléments prêts-à-l'emploi (ready made) mais autant de points de départ d'une interrogation sur la raison-même de leur existence.  

La multiplication et l’accessibilité croissante des sources ont nourri un certain scepticisme quant à la pertinence de l'histoire pratiquée selon le mode copier-coller. La tendance a été alors de limiter les sujets d'étude à des proportions très réduites de manière à maîtriser la quantité de sources à traiter. Ce problème pratique perd de son acuité dans l'histoire scientifique puisque le document est recherché comme contenant une réponse possible à la question préalable de l'historien, lequel conduit son enquête de manière à la fois active et autonome, en ne s’en tenant pas au rôle d'observateur accueillant de manière indiscriminée tout ce qui vient à sa connaissance. En ce sens on reste bien dans le domaine scientifique propre aux sciences de la nature (sciences expérimentales) puisque chaque thème de recherche doit être défini en termes de question à laquelle une réponse peut être apportée. On ne pose pas de question à laquelle on sait d'avance qu'on ne pourra pas répondre.

Si on essaie de résumer:  revendication d'une science de nature quasi-expérimentale en ce sens que, à partir de faits initiaux on conduit une enquête par une séquence de questions suivie de réponses par inférence et que, à partir de l'évidence fournie par ces réponses, on tire une conclusion censée être la vérité la plus probable. On aboutit ainsi à un corps de connaissances organisé, mais sans aucun moyen de répéter les faits donc d'utiliser l'induction généralisatrice, d’en dériver des lois, de les dissocier du temps et du lieu dans lesquels ils se sont produits.

Quelle est exactement la nature de la conclusion de l'enquête historique si tant est que des questions pertinentes aient été posées ? Il est certain que ce n'est pas, comme dans les sciences expérimentales s’appliquant aux phénomènes naturels, la révélation d'une loi entre les faits. Qu'est-ce que c'est donc alors ?

L’histoire comme ré-effectuation d'une expérience passée

L'histoire ne se construit pas sur la seule observation des faits. Il existe une forte médiation entre les faits et elle. Elle ne peut pas non plus se contenter de témoignages, auquel cas elle serait basée sur l'opinion et non pas sur une véritable connaissance. Elle se fonde sur la ré-effectuation du passé dans la pensée présente de l’historien (mind). La médiation c’est donc l'esprit de l'historien et ré-effectuer c'est repenser une expérience, un acte ou une pensée (laquelle est aussi un acte, on le rappelle) en se mettant dans la situation de l'acteur du passé, individuel ou collectif.

Collingwood entreprend alors la démonstration que la pensée (thought) est une faculté autonome par rapport au temps, contrairement à la conscience qui est indissociable de son propre flux et, bien entendu, contrairement aux sensations et perceptions, encore plus fugaces. Il le démontre d'abord pour la pensée quotidienne propre au soi (self) en prenant soin préalablement de distinguer l'acte de la pensée de l’objet de la pensée. C'est bien l'acte de pensée qui nous intéresse ici, encore une fois, et non son objet. Puis il généralise du soi (self) à autrui en tentant de démontrer de manière logique que la pensée d’autrui, même très éloignée dans le passé, peut être connue de nous grâce à la ré-effectuation en actes. Ce processus aboutit à une véritable connaissance (ou auto-connaissance) et non pas simplement à l'incorporation en nous d'une copie de l'acte en question. Cette conception du transfert des pensées en acte implique que la pensée est un processus non strictement lié à l'identité personnelle.

[Je simplifie sans doute à l’excès le raisonnement foisonnant de Collingwood dont le propos est quelquefois obscur. Les défauts de clarté chez un auteur généralement soucieux de se faire comprendre des profanes seraient selon moi attribuables à l’éditeur, puisqu’il s’agit d’une œuvre posthume. Cet essai de psychologie individuelle, visant à expliciter ce que pourrait être une pensée historique autonome, semble à première vue éloigné de la fabrique de l'histoire elle-même. On perçoit qu’il a une portée beaucoup plus étendue s’appliquant en particulier à ce qu’on appelle tantôt la mémoire, tantôt le souvenir. Avec mes propres mots et au risque de faire un contre-sens ici: la mémoire ne se limite pas à la faculté de présenter à la conscience (présente par définition) les faits du passé, pensées en acte, mais elle leur fait subir un certain traitement apparenté à une nouvelle vie. Ce traitement est selon le cas: l’évocation subjective quand il s’agit du soi (à l’œuvre dans l’autobiographie par exemple); ou l’histoire, dont la visée est objective, quand il s’agit d’autrui. Je brûle ici de réviser mon Bergson et d’étendre mes lectures à P. Ricoeur : Soi-même comme un autre et Temps et récit.

[J'ajoute cette autre réflexion personnelle: l'auto-connaissance à l'œuvre dans le travail historique me semble apparenté à la connaissance spontanée de la nature dans l'épistémologie romantique, fortement empreinte de panthéisme (Rousseau). Dans les deux cas, il me semble s'agir d'une co-naissance, c'est-à-dire d'une empathie originelle avec ce qui n'est pas soi, le soi étant temporairement aboli.]

Une pensée, notamment une pensée passée et datée, n'est pas un élément unique dans une collection, un élément détachable à la rencontre duquel l'historien doit aller. Ce n'est pas non plus un acte immédiat noyé dans un contexte complexe dont elle est indissociable. Non, c'est un acte durable,  organiquement lié à sa source mais se prolongeant loin de l'intention initiale qui l'a fait naître, donc reconnaissable par qui la recherche au delà du temps.

Le sujet (subject matter) de l'histoire

Quels sont les sujets qui peuvent donner lieu à une véritable connaissance historique ? Collingwood résume en répétant, encore et encore, que c'est tout acte en pensée qui peut faire l'objet d'une ré-effectuation dans l'esprit de l'historien. C'est la condition sine qua non. La ré-effectuation suppose une expérience initiale: celle précisément qu’on tente de reproduire. Pour la reproduire, il ne faut pas surtout pas la considérer comme un "objet" de connaissance, comme le fait le psychologue. Il faut appréhender, par la pensée actuelle, ce qu'a de durable et d'universelle cette autre pensée, - cette pensée de l'autre, - et transcender ce qu'elle n'aurait que d’immédiat et d’individuel. Cela suppose de la part de l'historien une disposition particulière, à un moment précis de sa vie, à entrer en résonance avec la pensée à l'œuvre dans le passé. Cette disposition n'est pas une prédisposition mais un état d'accueil intérieur sans lequel la pensée de chair et de sang ne serait convertie qu’en « un tas d'os desséchés » (sic).

Selon cette définition, ne peut pas être histoire: la nature (sauf à admettre qu'elle est le produit d'une pensée), et la biographie, quand elle est purement phénoménologique ou anecdotique, qu'elle raconte les événements liés au corps, aux sensations et expériences immédiates, voire aux pensées fugitives emportées dans le flux de conscience des protagonistes.

Mais qu'est-ce alors exactement que cette expérience d'une pensée à revivre ? La véritable expérience de pensée suppose qu’au-delà du flux de conscience et de la succession des sensations individuelles, il existe un soi (self) doté de continuité. Mais en quoi cette continuité consiste-t-elle ? En quoi ce que je ressens est-il différent de ce qui est ressenti en moi ? En quoi des expériences apparemment disparates sont-elles apparentées ? La pensée historique serait donc une forme de réflexion, une pensée sur la pensée.

[On sent ici là confusion délibérée entre la pensée historique et une pensée actuelle sur le soi. Voulant aborder la matière de l'histoire, Collingwood est freiné dans cet objectif par son impuissance relative à définir correctement le nature de l'acte de pensée de l'historien. Dans cette section il revient à cette interrogation qui n'a pas encore donné de réponse satisfaisante dans les sections précédentes. C'est assez troublant car ce qu'il en dit cela s'appliquerait aussi bien à l'autobiographie de la pensée qu'à l'histoire. On pourrait aussi avancer que Collingwood n'a pas achevé son ouvrage et que ce qui nous est livré ici par ses éditeurs est une pensée en progrès, intéressante pour la raison-même qu'elle n'a pas encore trouvé sa forme définitive.]

Collingwood recentre enfin son propos en affirmant que peut être sujet d’histoire ce qui a donné lieu dans le passé à une pensée réflexive, de bout en bout consciente d'elle-même. L’historien ne peut rendre compte adéquatement d’un acte ou une expérience passés par la perception immédiate qu’il peut en avoir. Ce qu’il doit saisir pour faire de l’histoire c’est la pensée réflexive qui les sous-tend et qu’il assimile à une intention (purpose, intention).

[Ce qui réduit considérablement, il faut le souligner, le champ de l'histoire ! Collingwood prend en effet le parti de définir l'histoire par un critère unique plutôt que de partitionner le domaine élargi de l'histoire, telle qu’elle est produite, telle qu'elle se présente à nous sous ses multiples formes. Seule l'intéresse, comme matière de l’histoire, cette pensée réflexive passée (reflective thought) capable de se prolonger dans le présent de l’historien. Je ne le critiquerai certes pas car cette idée de l'histoire (Idea of History) est hardie, stimulante, originale. Le défaut de conception se situerait plutôt pour moi dans l'élision totale par Collingwood du stade consécutif à la pensée réflexive et qui la suit nécessairement: celui de l'habitude. L'habitude (au sens de Ravaisson repris par Bergson) contient en effet tout ce qui, de la pensée réflexive, passe inconsciemment et durablement dans l'expérience individuelle ou collective et qui est à l'évidence une part fondamentale de la matière historique. Il me semble qu'il fait aussi l’impasse sur l'influence des facteurs externes, influences qui ne passent pas forcément par la conscience réflexive. Je ne comprends pas ces oublis qui me font décidément penser que cet ouvrage posthume n’était pas entièrement élaboré.]

Selon ce critère, rentrent donc explicitement dans le champ de l’histoire les matières suivantes:  la politique, la guerre, l’économie, la morale. Les deux stades, notés plus haut, de l’intention puis de la réalisation d’une pensée réflexive s’y retrouvent. Mais Collington souligne que  le stade de "réalisation" concerne aussi les activités théoriques de l'esprit, lesquelles ne débouchent pas sur des résultats tels que l'art, la religion, la philosophie etc. Le cas de l'histoire de l'art pose d'ailleurs un problème particulier car en art la question initiale de l'intention (purpose) n'est résolue qu’une fois l'œuvre jugée achevée par l'artiste.

[Cette pensée qui se cherche en agissant et qui ne trouve sa véritable intention qu'une fois l'expérience achevée s'applique à beaucoup d’activités humaines, dans tous les domaines et pas seulement dans ceux qu’il souligne. Dans tout ceci, il est étonnant que Collingwood ne distingue pas l'individuel et le collectif, avec dans chaque cas, une pensée agissante qui va vers un but qui ne se précise véritablement qu’une fois atteint son terme. Pourquoi dénier l'historicité aux nombreux essais de rationalisation a posteriori, par lesquels les historiens reconstituent la logique présumée des évènements sans jamais connaître les pensées agissantes des protagonistes ? Plus encore: s’en tenir à la description des évènements, à leur enchainement, et en rester à l’idée d’une pure contingence quand aucune autre explication n’est plausible, n’est-on pas là encore dans la matière historique ?]

Histoire et liberté

L'histoire nous apprend que l'action humaine est bien libre alors que la réflexion philosophique échoue généralement à nous en persuader. Pour l’historien, il ne s’agit pas ici de la liberté de satisfaire les besoins animaux (faim, sommeil, etc.) mais de la capacité de la pensée humaine, non pas simplement à affronter, mais à redéfinir le réel. Pour contourner les conflits avec le réel, ou le détourner à son profit, la raison humaine créé la situation. Cela revient à dire que la pensée est indissociable de la situation, donc du réel, et que l'histoire est une pensée intelligible donc transmissible.

L'historien atteint sa pleine maturité quand il comprend que la liberté de l'homme et son activité rationnelle, base de cette liberté, sont l’objet même de la pensée historique. Rien à voir donc avec l'histoire naturelle. L’autonomie de l'histoire est incontestable comme discipline scientifique car l'activité rationnelle ne relève pas des lois naturelles.

[L'activité rationnelle à contre-courant des lois de la nature selon Collingwood. Ce ne me semble pas une grande révélation, la rationalité de la nature n’étant qu’un produit de la pensée humaine. Nous n’avons pas d’autre choix en effet que de lui conférer notre propre rationalité ! Je ne conteste pas que l’homme se distingue radicalement des autres êtres de la nature du fait de sa pensée libre et créatrice, et qu’en conséquence il faille pour l’étudier des méthodes spécifiques, les sciences qu'on dit "humaines". En revanche, je vois la rationalité à l’œuvre partout, nature, non-nature... et plus encore,  puisque dans tous les deux cas, c'est le produit de la pensée humaine. Je m’y retrouverais mieux si on me disait que l’histoire est le récit multiforme et jamais épuisé de la pensée humaine en action, de la pensée humaine résistant aux lois de la nature. La liberté de Prométhée. Finalement, Collingwood emprisonne l’histoire dans trop de carcans, il lui affecte trop de normes. L’histoire, c’est l’homme réel dans le temps et dans l’espace réels. C'est l'homme individuel et l'homme collectif, lequel est encore humain, tout humain, rien qu'humain, en pensée et en acte, seul ou ensemble. C’est ce que les historiens en font, en font librement. De pensée à pensée. De liberté à liberté.]

Le progrès créé par la pensée historique

Une conception en cours [au moment où Colligwood écrit] et qui est propre au 19e siècle est que l'homme est le terme de l'évolution, qu'il est l'expression d'une valeur absolue projetée par le créateur et qu’il est lui-même le siège d'un progrès vers le meilleur. Cette conception est inspirée par la théorie de l'Évolution, contaminée par elle. Mais s'applique-t-elle à l'histoire humaine si l’histoire est radicalement différente de l’étude de la nature ? Peut-on parler de progrès spécifiquement historique par opposition à l’évolution naturelle ?

Oui, selon Collingwood, et la science en est l’exemple le plus achevé. Il s’agit bien d’un progrès historique (et non pas naturel) qui peut être apprécié selon un point de vue d’historien, le point de vue, nécessairement historique, du savant au travail. L’objectif du scientifique est en effet de dépasser un stade de la connaissance sur un point scientifique donné. Pour y parvenir il faut pénétrer la pensée scientifique du stade antérieur et la tirer vers le présent afin qu'elle soit capable de se transcender, c’est-à-dire d’étendre son domaine de référence et son champ d’application. L’extension de la validité des théories scientifiques est le critère de leur progrès. La science n’est cependant qu’un domaine de l’activité humaine et l’idée de progrès historique s’y applique au cas par cas, disciplines par disciplines, points par points.

En dehors de la science, il faut le plus souvent se contenter de la notion de développement, séries, cycles avec leurs phases, etc., la qualité de progrès nécessitant un critère de valeur qui manque le plus souvent. Ici Collingwood développe à sa manière tous les lieux communs qui s’attachent à la notion de valeur, sans oublier de rappeler que pour Kant le seul critère interne de valeur s’appliquant spécifiquement à l’homme est le bien moral. Tous les autres critères, notamment économiques et technologiques, ont rapport avec l'animal en l'homme (subsistance, sécurité, concurrence et survie, jeu, etc...).

Ponctuellement, et dans toutes sortes de situations humaines, seul une attitude historienne avec sa faculté de ré-effectuer dans le présent les pensées passées, nous permet d’apprécier si un développement peut être qualifié de progrès… du point de vue humain.

FIN DU RÉSUMÉ COMMENTÉ