EPILOGUE DU JOURNAL DU LECTEUR

Voyageurs

Un nouveau point de départ consisterait à entrer dans la peau d'hommes remarquables : les voyageurs de l’esprit, ceux des provinces du rêve et des terres inconnues. Demeurant à distance, je pourrais utiliser l'existence comme champ d'exploration ou comme miroir de toutes les autres existences. Mon état intérieur ne dépendrait plus de ma place dans le monde, de l'opinion ni de la reconnaissance d'autrui.

Guérison

Le rendu de mes lectures ne peut être qu'un discours littéraire qui s'efface en même temps qu’il s'inscrit sur la ligne, une causerie sans destinataire. Il y a loin de cela à l'accumulation laborieuse de bribes de savoir philosophique des dix années passées. Pendant cette période, j'ai fréquenté les idées pour trier celles que je pouvais faire miennes, afin de formuler une doctrine s'appliquant à l'existence, à mon existence. Ai-je réussi ? Oui, je le crois, mais lorsque j’essayais de donner une forme définitive à cette doctrine, la recherche de l’expression amorçait infailliblement le désir d’idées. Or j'étais bien arrivé au terme de ma mission. J’avais en particulier dénoncé les faux problèmes qui entravent la liberté de l'esprit, comme celui de l'être. La philosophie peut être vue comme une cure de l'esprit. Il me semble que c’est le but principal que Socrate lui avait assignée.

A présent je me retrouve disponible, peu soucieux de rassembler les scories, d'analyser rétrospectivement comment j'en suis arrivé là, de décomposer une matière non réductible à ses matériaux. La philosophie peut maintenant reprendre son autre fonction essentielle: celle de grammaire de l'intellect. Pour consacrer le passage de ce cap, je pourrais relire l'Histoire de la philosophie occidentale de J.F Revel, une critique des excès de la philosophie.

Revel et la philosophie

Lecture de l'introduction de J.F. Revel. Histoire de la philosophie occidentale. Edition Nil. Pocket.

« La science future, la philosophie future en Occident pourront être plus ou moins fidèles en pratique à ses règles de base définis par les Ioniens : sauf cas extrêmes elles ne les remettront pas sérieusement en question. Le souci de concilier ses règles avec tel ou telle forme de spiritualisme, telle ou telle conception de la volonté humaine, posera bien des problèmes, amènera parfois à des théories bien curieuses, mais jamais plus on en prendra trop ouvertement le contre-pied total. Quoi que la philosophie se soit souvent retournée contre elle-même et contre la science, elle n'a jamais complétement réussi à revenir en arrière, sauf peut-être au Moyen-âge et à notre époque. » [Chapitre premier. P.27]

Revel considère qu'il y a deux périodes de régression philosophique dans l'histoire : le Moyen-âge et l'époque contemporaine. Dans les deux cas, ce sont des époques pendant lesquelles, selon lui, la philosophie s'est affranchie des règles de base des Ioniens à savoir de privilégier les données de l'expérience et de se défier du spiritualisme et de la religion.

C'est prendre les choses à la lettre. La pensée, notamment la pensée collective, a spontanément recours au magique (ou à la religion) pour rendre compte de la nature et de ses phénomènes. Comme la pensée rationnelle, la pensée magico-religieuse invente des hypothèses pour construire notre intelligence du réel. Dieu, par exemple, est le raccourci passé dans le langage pour le principe unique, tel que l'Eau de Thales, l'Air d'Anaximène et l'Infini (encore mieux !) d’Anaxagore.

D'autre part, dans la citation plus haut, Revel nous dit que la référence indépassable c’est la philosophie des Ioniens car celle-ci essayait de se conformer aux données de l'expérience et préfigurait ainsi la science expérimentale. Son point de vue originel le prive donc, au seuil de son livre, d'une définition spécifique et accueillante de la philosophie.

« C'est pourquoi la cassure historique décisive dans la philosophie occidentale, si décisive qu'avant et après cette cassure on peut à peine la considérer comme étant la même discipline, se situe au moment où la science devient expérimentale et se détache de la philosophie puis, dans une large mesure, s'y oppose. La science cesse d'être alors l'une des tendances de la philosophie et la philosophie ne peut plus ni être tout à fait la science ni devenir tout à fait son ennemi. Au début, la philosophie naît en se séparant de la religion. Puis la science naît en se séparant de la philosophie et de la religion à la fois. Dès lors, la philosophie se rapproche tantôt de la science, tantôt de la religion. D'où le plan de ce livre, dans le tome premier traite de la philosophie depuis sa naissance jusqu'à celle de la science, c'est-à-dire va, en gros, du 7e siècle avant notre ère à la fin du Moyen-âge, et le second de la Renaissance à nos jours. » [Chapitre premier. P.29.]

Cette séparation en époques est des plus contestables. D'ailleurs Revel se garde bien de définir précisément les dates des prétendues cassures définissant les nouvelles époques. Pour moi la science, la philosophie, la religion et l'art, peuvent être envisagés comme des domaines commensaux aux limites et rapports fluctuants, dépendant les uns des autres au sein d'une culture donnée. Fluctuations, cycles, retours en arrière sur certains fronts, bonds en avant sur d'autres : c'est toute cette complexité qu'il conviendrait de décrire si c'était possible, loin de toute simplification trompeuse. Si je ne me trompe, cette conception organique de la culture est adoptée, par exemple, par R.G. Collingwood dans son Speculum mentis.

J'ai l’impression que Revel a pour unique critère de la connaissance le savoir scientifique. Qu'il a une idée a priori de la nature de la vérité, une idée absolue, et qu'il associe la science à cette idée. C'est le préjugé de quelqu’un qui n'ayant pas pratiqué la science lui-même, la surévalue. Les sciences, notamment les sciences expérimentales - qu'il semble privilégier en oubliant au passage les mathématiques - n'ont rien d'arrêté ni de définitif. La science en marche, comme tout domaine de la pensée en progrès, est avant tout un réservoir d'hypothèses, un grand cimetière d'idées, exactement comme la philosophie. L'imagination et l'erreur y tiennent une grande place et le produit fini, l'hypothèse qui fonctionne - à un certain moment et dans un certain contexte - est une exception. Le praticien de la philosophie s'apparente à celui de la science dans son souci anxieux d'interroger le monde avec méthode mais aussi avec une audace lui permettant de dépasser les lieux communs. L’imagination est l’un des moteurs de cette audace et ce que j'appelle ici la méthode est en vérité un nécessaire garde-fou. Cette méthode est essentielle mais elle n’a rien de figé ni de définitivement acquis. C'est d’ailleurs tout l'intérêt de la logique, de l'épistémologie, et de la linguistique qui forment le grand domaine partagé de la philosophie et de la science.

La disqualification liminaire par Revel des philosophies médiévales et contemporaines indiquerait, sous réserve de vérification, qu'il ne considère philosophique que ce qui se conforme à l'image du monde tel qu’il nous apparaît "objectivement", en particulier tel qu'il nous apparaît à un temps donné. Ce serait singulièrement restreindre le champ de la philosophie que de la définir en rapport avec ce référentiel extérieur … et tout éphémère. Ce serait tout aussi bien restreindre le champ de la science que de lui affecter ce même programme. La philosophie est une réflexion sur la pensée humaine comme moteur de nos connaissances et de nos croyances d'une manière générale. Et, plus que le contenu final de ces connaissances, leur adéquation à une conception plus ou moins idéalisée et artificielle du monde extérieur, il importe au philosophe de maîtriser l'outil de pensée. En ceci il ressemble au scientifique, là réside leur communauté. Ils ont tous les deux le souci de faire la jonction entre l'objet et le sujet, même si le scientifique, le nez sur l’objet, finit par éluder le sujet et que le philosophe, perdu dans le maquis de ses hypothèses et perplexe quant à la façon de les exprimer, oublie qu'il cherche in fine à comprendre le monde.

Les courants historiques de la philosophie s’attachant aux outils de la pensée – par exemple la logique médiévale, la philosophie de l'esprit du XIXe, la linguistique et l'épistémologie du XXe – sont complémentaires des grands systèmes d'explication du monde extérieur, qui se sont succédé jusqu'au XIXe siècle. Les « cassures » invoquées par Revel dans son Histoire de la philosophie occidentale ont été provoquées par l’avancée des fronts de la science et l'envahissement par elle des terres jusqu’alors privées de la philosophie.

Il exclut aussi évidemment de la philosophie les spiritualités et les religions, ce qui revient à l'amputer de quelques-unes de ses plus belles productions, dans toutes les périodes, y compris contemporaines. Il feint d'oublier que la créativité de l'esprit qui cherche la vérité, une vérité applicable aux deux existences, a besoin d'une source vive de lumière qui accuse les formes et les reliefs, qui suggère des significations, qui aiguise l'esprit critique, qui enrichisse le dialogue. L'utilité des philosophies religieuses, des théologies même – en excluant les dogmes et les superstitions - est de pénétrer des domaines de l'esprit négligés par la raison classique et de lier la recherche intellectuelle à un besoin existentiel, c'est-à-dire proprement vital.

Il faut reconnaître que ce point de vue restrictif de Revel rend compte du reflux progressif des cosmologies naturelles et des explications systématiques du monde qui précèdent la vraie science, à commencer par celles des Ioniens. Cependant le dévoilement graduel du monde par la méthode scientifique fait le tri entre science et métaphysique – regroupées en « physique » dans les philosophies antiques et médiévales – et non pas entre science et philosophie au sens large. Personnellement c'est ce dernier sens, plus accueillant, qui m'a toujours intéressé, c'est le jeu des idées, et peut-être, plus que le jeu lui-même, les règles de ce jeu. Cela va jusqu’à la critique et l'esthétique – il y a d'ailleurs une philosophie de l'esthétique dans les bons manuels - où le droit de regard de la science est quand même assez limité.

Dans son introduction Revel exclut délibérément du champ de la philosophie d’une part ce qui concerne le langage, les règles et les méthodes - ce qui explique son mépris pour les périodes médiévales et contemporaines - ; d’autre part ce qui ne serait pas compatible avec les données de la science du moment, donc, de tout temps, les croyances et les religions. J’ai trop peu de sympathie pour son projet pour aller plus loin dans la lecture de son Histoire de la philosophie européenne.

Fragments

S’effacer, abdiquer toute prétention intellectuelle, abandonner l’écriture personnelle, prévenir le prurit. Est-ce possible ? Pour y parvenir, les bonnes lectures seraient à choisir parmi celles qui n'engageraient pas sur la durée, qui ne systématiseraient pas la vision de l'existence, qui respecteraient les rythmes vitaux et qui seraient tout au plus capables de prendre leur place dans le kaléidoscope de la conscience. Littérature des fragments, par exemple, inépuisable, suscitant juste des éclairs de la conscience, le fragment engendrant le fragment, dans un mouvement sans limite aboutissant à la négation de toute forme achevée, donc à l’effacement tant souhaité. En ce moment, je pense à Pessoa, écrivain qui a franchement assumé la fragmentation et la volatilité de son être ainsi que son inconséquence idéologique sans pour autant renoncer à lui donner une forme. Un mystique sans croyance ni illusion.

Madelen

Le très beau dialogue de Camille et Perdican près de la fontaine (A. de Musset, On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène 5). Je suis très sensible à la beauté du théâtre de Musset, notamment dans l'expression de la désillusion, ici désillusion amoureuse. Dialogue cru et dépourvu des clichés romantiques habituels. C'est en profondeur qu'il intègre le marivaudage, lui ôtant la gratuité qu'il a trop souvent chez Marivaux. Grâce à Madelen et à l'INA je vais pouvoir repasser tout le répertoire du théâtre classique jusqu'aux grands auteurs du XXe et je m'en ferai l'écho ici.

Tout l’bazar

Deux types d'action dans l'existence : celles qui empiètent sur l'avenir et celles qui nous font réintégrer le flux normal des choses. Aujourd'hui, je n'ai d’inclination que pour les secondes.

Le quiétisme (que je connais par le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire) vise précisément à abdiquer toute revendication du soi. C'est une forme peu courante du mysticisme, mais elle est naturelle, elle est juste. Il ne s’agit pas de faire activement le vide pour laisser la place prétendument désertée à qui de droit mais de se laisser envahir, sans opposer de résistance, par la plénitude. Notre soi est déjà un immense vide, nul besoin de s'exténuer à faire de la place. Il ne s’agit pas de vérifier si notre vacuité est bien proportionnée à l'absolu mais de laisser ce dernier advenir en nous. Je lie cette pensée à la précédente car l'avènement en nous de la plénitude est le signe de notre intégration au flux des choses.

Ce que nous accueillons ainsi en nous, ce n'est ni la création ni les créatures mais le principe de leur existence, principe non réductible à Dieu le Père ni à son avatar genré et barbu, le Christ.

Ma croyance est sans doute panthéiste, et le quiétisme que je lui associe idéalement ce matin est lui aussi entaché de panthéisme. La confiance ultime accordée au principe de toutes les choses dédramatise radicalement le conflit avec une hypothétique conscience supérieure. Pas de statut spécial attribué à l'homme, partant : pas de péché, de rédemption, de salut, de prédestination, de réincarnation … et tout l’bazar.

Je me suis plu un temps à croire au péché originel : cela m’apparaissait comme une évidence et m’avait rendu sensible à l'apologétique Pascalienne. Je me demande maintenant si ce n'était pas plutôt une forme d'affectation esthétique à la manière de Chateaubriand. Le péché originel n'est en effet rien d'autre que la conscience du mal acquise par l'espèce humaine au cours de l'évolution. Ce n'est pas une marque indélébile qui le disqualifierait hors du temps – tout en l’anoblissant.

Chaque chose est quelque chose et doit être respectée comme telle. Et l'individu que je suis en est une très particulière. Il a une conscience du monde qui va bien au-delà de son champ de perception, contrairement aux animaux (et aux humanoïdes !). Cela le tourmente car, plus que la rédemption pour sa petite personne, il aspire au contraire à se fondre dans la totalité, la personne étant juste un moyen pour y parvenir. Moi, comme chacun de mes semblables en humanité, ne puis me contenter de mourir sur place, de me momifier au creux de mon existence, d’assumer jusqu'au néant un moi qu'il ne me suffit pas d'être.

De même, je suis impuissant à adhérer à la notion chrétienne de vie éternelle, laquelle suppose la perpétuation de la monade identifiable du soi, via le véhicule d'une âme dissociable du corps. Même s'il était une entité permanente en cette vie, ce dont je doute, le soi ne serait pas exportable hors du présent immédiat. C'est l'indistinction, forme de présence au monde précédant le soi et lui succédant, qui est perpétuelle.

Telle est finalement la position du problème … et aussi sa résolution. On ne peut pas en dire beaucoup plus de ce qui relève du silence et de l’habitude, qui est ineffable mais qui se vit quelquefois intensément .

Indistinction

Intuition. Forme de conscience. Une des nombreuses formes que peut prendre l'indistinction originelle dans la conscience humaine. C'est ici que la fantasmagorie commence qui contribue au sentiment de plénitude. Certaines pensées se figent pendant quelques heures puis leur matière se réorganise pour se figer en d'autres pensées tout aussi fugaces. Il résulte de tout ce mouvement une signification qui nous échappe mais qui semble garantie par notre continuité physiologique. Je suis passé par cet état durant une microseconde, passerai par tel autre aussi fugitivement, ma vie intérieure est rythmée par des pulsations et par des cycles.

Dire que tout cela est pur « néant », c'est abuser du mot. Pour tous ces penseurs de génie qui le brandissent comme un étendard et un signe de reconnaissance, le mot néant c'est là où leur intelligence ne peut atteindre. C’est-à-dire à peu près partout.

Contrairement au néant, l'indistinction originelle est naturellement accessible à la conscience humaine. Elle n'interpose aucune solution de continuité entre le monde et nous. Elle nous autorise à patrouiller librement et sans relâche dans les terres inconnues. Elle est conforme à notre constitution, elle peut être un objet de méditation, se prêter à plusieurs langages philosophico-poétiques (par exemple: les écrits de Tchouang-Tseu, le Dieu de Hugo, le Livre de l'intranquillité de Pessoa).

Dao

Après une première vérification dans l'article "taoïsme" dans l'Encyclopedia Universalis, je m’autorise à remplacer l’expression encombrante de "principe d’indistinction originelle" par "Dao" (et non Tao selon les spécialistes). Disons que c'est la même chose pour moi.

C'est seulement de notre vivant que nous pouvons prendre conscience de l’infime parenthèse que constitue l’état de vivant. Survivre plus longtemps pourrait donc me permettre d’approfondir ma conscience de la solidarité au Dao. Pourtant cette conscience, aussi perfectible soit-elle, n’améliorera pas mon union personnelle avec le Dao au-delà de la mort. Cette réunion se fera sans moi. Donc méditer sur le Dao pendant la brève parenthèse de la vie ne prépare nullement à la mort, c’est uniquement raffiner l’exercice de ma conscience, un plaisir somme toute respectable.

Voir les choses ainsi c'est vivre le Dao en épicurien. C'est exactement cela, même dans les détails de la doctrine (épicurienne). Une doctrine personnelle ne doit jamais s’immobiliser, se tarir, se taire. C’est une source vive.

Euphorie

Il serait exagéré de nier le soi, comme j’ai eu tendance à le faire. Le soi peut être pris au sérieux comme projet euphorique. La présence en moi du Dao ainsi que mon sentiment du monde extérieur sont autant de manifestations de ma liaison avec le reste de l’univers.

Est-il bien sérieux de se contenter de nier, de réfuter ce que l’intellect et le langage sont impuissants l'un à concevoir et l'autre à exprimer ?

Dao symbolise ce tout qui n'est rien de ce qu'on pourrait en dire.

Apophatisme

Socrate, Épicure, Lao-Tseu, Eckhart, Fénelon, Pessoa, Kafka, Wittgenstein, procèdent largement de l'apophatisme, chacun à leur manière bien sûr. Voici la définition que donne Pierre Hadot de l'apophatisme (article « théologie négative » de l'Encyclopedia Universalis ) :

« Le terme d'apophatisme, au contraire [par rapport à l'expression de théologie négative], a l'avantage de ne désigner que le sens général d'une démarche de l'esprit visant une transcendance à travers des propositions négatives. Cette démarche apophatique, dont la théorie est déjà en germe chez Platon, a été systématisée dans la tradition platonicienne, puis dans la théologie chrétienne, dans la mesure où celle-ci est l'héritière du platonisme. Mais on en découvre l'existence dans d'autres courants de pensée, même dans le positivisme logique de Wittgenstein ou dans la philosophie de Jaspers. Cette extension de l'apophatisme peut s'expliquer par la condition propre au langage humain, qui se heurte à des limites insurmontables s'il veut exprimer par le langage ce qui s'exprime dans le langage : l'apophatisme est un signe, un chiffre, de l'indicible mystère de l'existence. »

Je retrouve la question des frontières telle que j'en avais eu l'intuition au tout début de ce blog, en 2014 ou 2015. L’idée que j'ai aujourd'hui des frontières est comme évacuée. Il ne s'agit plus en tout cas d'avoir l'idée de les franchir. Il s'agit même de se refuser à le faire tout en préservant la conscience du monde en creux qu'elles définissent à mon intention. Ce monde en creux est l’empreinte de mon intellect. Presque rien mais pas rien.

Spinoza : « determinatio negatio est »

L'aporie c'est l'impasse à laquelle conduit le langage humain quand il s’enivre de transcendance positive (ou de dialectique), quand il en use en dehors des règles proposées par Socrate. Le réel est une place secrète dont le logos humain s’approche sans jamais pouvoir y accéder en propriétaire. C'est même un espace impénétrable. La dialectique socratique me semble bien s'apparenter à une démarche de transcendance négative, même si on ne retient en général de Socrate que l’ironie et le terrible malentendu sur le Connais-toi toi-même. Loin de nous abandonner au seuil de l’aporie, Socrate nous fait progresser.

L'abstraction (aphairesis) est une autre forme de transcendance négative. C'est l'accession progressive à l'Idée, au moyen de la dématérialisation du concret qui la surcharge, sorte de dénudement, d’abandon, un à un, des voiles qui nous la cache. Cet effeuillage a-t-il une fin ? Oui, l’Un, le point, dans le temps, dans l'espace. On sait pourtant que ce point, auquel l'abstraction aboutit, en renferme une infinité d'autres. Nous échouons là où l'esprit ne peut accéder, en dépit de toute la science. C’est là que nous finissons par prendre pied : cette borne nous définit et le fameux "Connais-toi toi-même" se réfère à nos frontières mentales et non pas au soi égotique où Montaigne semble se complaire.

Janvier 2023 - gilleschristophepaterne@gmail.com